Et si retourner en enfance était en fait un retour au tout début…

    Emmoh, maintenant qu’il avait des arrières petits-enfants et qu’il voyait sa vielle mère dépérir, commençait à se poser des questions. On ne savait pas quel âge elle avait. Mais son corps était complétement ratatiné. Ratatinées ses jambes qui ne la portaient plus. Ratinées ses mains qui ne parvenaient plus à rien attraper sans le lâcher. Ratatinée sa figure qui était déformée par la perte de toutes ses dents et de presque tous ses cheveux. On aurait dit un singe ou une momie. Une momie, c’est ce qu’elle serait bientôt de toute façon car sa vie ne tenait plus qu’à un fil et qu’il n’était pas question de brûler son corps comme on le fait pour les gens du peuple. Non, il serait préparé et placé dans le tombeau de sa dynastie.

    Elle ne parlait plus de sa mort prochaine car, en fait, elle ne parlait plus du tout. Mais on voyait bien qu’elle était toujours là, comme on dit. Ses yeux parlaient pour elle. Et, incroyable vu son âge, ce que l’on y comprenait, c’était en premier de la curiosité. Pas une vague curiosité, non. Une curiosité avide, tendue, empreinte d’une fiévreuse réflexion. Elle observait intensément tout ce qui se passait. On comprenait même qu’elle anticipait certains évènements qui avaient lieu autour d’elle. Ensuite on y voyait une joie, voire carrément un rire. On se demandait même si elle ne se moquait pas de nous, parfois. Qu’est-ce-qui pouvait bien lui donner cette jubilation ? Elle n’était plus capable de faire quoi que ce soit, et elle savait qu’elle allait mourir… Peut-être qu’à force d’attendre en vain cette échéance, elle l’avait oubliée et vivait dans l’insouciance…Était-ce de l’eccéité ? Non, car on avait déjà vu d’autres très très vieilles personnes avoir la même attitude. Mais alors, que penser de cette façon de vieillir ?

    Emmoh, un jour où il resta un long moment les yeux dans les yeux avec sa mère, comprit en fait ce qui se passait. Ce fut comme une fulgurance. Alors il prit quelques jours pour mûrir son idée et convoqua l’assemblée des sages. Cela lui était facile puisque, hâbleur parmi les hâbleurs, il en était le chef. Et dans un grand moment solennel, il leur fit part de la révélation reçue lors de ce long regard avec sa vielle mère. Après avoir laissé le silence inaugural s’installer, il leva les bras et dit :

    « Mes frères, nobles sages de ce pays, je veux cette fois-ci, sans circonvolution, car la révélation que je vais vous faire ne vient pas de moi mais des dieux, vous faire part de la véritable histoire du monde. Souvent nous nous sommes raconté et reraconté les aventures de nos héros légendaires que nous embellissons un peu plus chaque fois. Aujourd’hui, il ne sera question que de la vie vraie que nous vivons. Et surtout que nous vivrons. Et ceci est grave. En vérité, je vous le dis, ce n’est pas nous qui le vivrons mais nos arrières, arrières arrières petits-enfants après des dizaines de générations. Voilà, j’y viens : ma mère, notre doyenne, qui est proche des dieux et des ancêtres puisqu’elle va bientôt les rejoindre, m’a parlé avec ses yeux. Et voici ce qu’elle m’a dit : l’homme meurt comme il nait. Vieillir, c’est en fait comme un retour en enfance. Pas dans la naïveté et les jeux de l’enfance. Non, mais bien avant, dans l’état physique du nourrisson qui ne marche pas, ne parle pas, ne sait rien faire avec ses mains, n’a ni dent, ni cheveux. Et surtout, ce qu’elle m’a dit avec ses yeux, c’est que les hommes, à la fin des temps, finiront eux aussi comme ils étaient au début de leur histoire. Nous sommes le fruit des évolutions de nos cousins les singes que nous avons dépassés en marchant plus vite, en utilisant mieux nos mains et en parlant. Mais les hommes, dans très très très longtemps redeviendront comme eux. Quand on est au bout de sa vie, on redevient aussi incapable qu’un bébé. Et quand l’homme sera au bout de ses transformations, il redeviendra aussi peu capable qu’un singe. Mes frères, voilà ce que m’a mère, du fait qu’elle le vit elle-même, a compris et m’a annoncé. Je ne pouvais pas le garder pour moi. Mais je vous demande de le garder pour vous. Cette révélation est tragique pour l’histoire de notre peuple et de tous nos frères présents et à venir. Alors je vous propose qu’en raison du fait que notre réunion de ce jour fut dans sa manière et dans ce qui s’y est dit, tout à fait extraordinaire, on fasse comme si rien ne s’était parlé aujourd’hui et que cela ne sorte pas de notre assemblée de sages. Car, surtout, surtout, il faut que cela soit oublié pour toujours et à jamais. Voilà. » Puis il se tut et lentement, baissa les bras.

    Le silence qui avait précédé la prise de parole du chef figea de nouveau l’assemblée. Un des membres du groupe voulut intervenir mais les autres le firent taire. Ensuite, un par un, les sages quittèrent la case commune et, d’une démarche lourde et triste, retournèrent à leurs occupations.

    Ils firent ce que Emmoh avait demandé : ils n’en parlèrent à personne, et cela fut effacé de la mémoire des hommes qui, après des centaines et des milliers de générations, n’ont toujours pas compris ce qui les attendait, à savoir que le retour en enfance de la fin de la vie préfigure, pour l’humanité, son involution vers l’époque où elle n’existait pas encore, où elle ne faisait que se préparer chez les grands singes. Alors, sans en avoir conscience, chaque homme avance vers sa mort et tous les hommes vers leur fin. Ainsi va le monde….