Le Jour J

7 mins

 Une brise légère et rafraîchissante souffle sur la côte normande dans le début de soirée d’un jour d’été. Elle soulève et gonfle le voile translucide que Lisbeth porte autour de ses épaules, et fait chanter les graminées littorales sous sa caresse. La plage, à cette heure, est déserte de toute autre vie humaine ; seuls animent la vaste étendue, qui arbore sous les camaïeux de rouges, de rose et de bleu du ciel crépusculaire une robe d’or scintillante, quelques mouettes en quête de souper dans les amas d’algues encore échouées que vient lécher l’écume à intervalles réguliers. Les falaises dressées de chaque côté sont des bras décharnés ouverts à la mer sombre, calme, que le soleil couchant vient une dernière fois embrasser avant d’achever sa course quotidienne, faisant briller ses vaguelettes frémissantes d’une lueur d’argent. Les effluves salines emplissent la tête et les poumons de Lisbeth lorsqu’elle inspire, les yeux plissés vers le lointain, les mains serrant tout contre sa poitrine les deux extrémités de l’étole vaporeuse qui flotte autour d’elle. Un peu en retrait, John la regarde, elle. Il n’était pour lui de si douce vision, pas même ce ciel incandescent accueillant la nuit et avec elle les premières étoiles, ni le reflet de l’astre sur les flots marins, que celle de la femme qu’il contemplait.

 Ils étaient beaux, les deux amants. Leurs cœurs brûlaient de cet amour que le temps n’érode pas comme le calcaire des falaises, et qui se suffit à lui-même. Ils étaient de ces personnes qui, d’aussi loin qu’elles se souvenaient, s’étaient toujours aimé, sans envisager jamais d’en aimer une autre. Fidélité ne rime pas nécessairement avec monotonie pour celui qui se découvre un peu plus chaque jour à travers les yeux et dans le cœur de son âme sœur. En témoignait leur idylle qui durait depuis qu’ils s’étaient rencontrés l’année de leurs quinze ans ; ils en avaient vingt-trois aujourd’hui.

 On n’entendait que le bruit de la mousse qui, allant et venant sur le sable, abandonnait au passage une algue brune, et faisait rouler quelques galets striés de blanc en se retirant. Ni Lisbeth ni John ne prononçait mot. Ils se connaissaient par cœur et n’avaient besoin, pour se faire comprendre l’un de l’autre, que d’échanger un regard. De toute manière, aucun des deux ne savait quoi dire à cet instant. Ce voyage en Normandie était symbolique et représentait beaucoup, pour le jeune homme en particulier ; c’était une commémoration, c’était un recueillement. C’était le souvenir encore frais d’un cauchemar dont on se réveille tout juste et qui nous laisse haletant, en transe, perdu. Tandis qu’il fixait la ligne d’horizon aux côtés de sa femme en cette soirée de l’été 1948, une toute autre scène se matérialisa autour de lui, tout droit sortie des parcelles les plus obscures de son passé.

 Il ne faisait plus aussi sombre, le jour se levait grisonnant, mais on n’y voyait pas à plus de quelques mètres à cause d’un brouillard épais, moite, qui enveloppait la carcasse de fer du navire à bord duquel John se tenait, solide sur ses pieds malgré le roulis des vagues sous la coque qui tentait de le déséquilibrer. L’eau éclatant au même rythme sur les flancs fendait l’air de claquements aigus et de gouttelettes salées. Devant lui, un homme dans la quarantaine, plus grand que les autres, beuglait des ordres que John avait déjà entendus trois fois plus tôt ce jour-là. A droite, l’eau verdâtre et les formes massives, indistinctes d’autres bateaux. A gauche, un autre homme, maigre et nerveux, de peu son cadet, qui tenait dans une main par son canon un fusil et, dans l’autre, tremblante, une petite croix en or qu’il portait successivement à ses lèvres bleuies par le froid, puis à sa poitrine, chuchotant une prière. D’autres l’imitaient, un peu partout sur le pont. Ils étaient serrés les uns aux autres, mais n’en tiraient aucune chaleur corporelle. Les giclements de l’eau de mer, le vent et la bruine qui se levaient, fouettant leurs visages et dissipant la brume, ainsi que la peur grandissante leur glaçaient la peau, les os et le cœur. Certains, comme paralysés, fixaient avec de grands yeux vitreux l’officier qui répétait en boucle les mêmes indications, comme un disque rayé, d’une voix rauque et sèche, tandis que d’autres se tenaient au garde à vous, le torse bombé et le menton relevé, le regard fier mais teinté d’une sorte de résignation fataliste. Quant à John, toutes ses pensées n’allaient qu’à une seule personne : Lisbeth. Il se remémorait la lettre qu’il lui avait écrite deux jours auparavant.

4 juin 1944

 Ma très chère Lisbeth,

 J’ai quitté l’Irlande la semaine dernière, pour arriver en Angleterre, au Sud. Depuis, avec les autres gars du Ve corps, on attend. J’ai cru comprendre qu’on aurait dû embarquer ce matin pour Omaha Beach, mais le temps était trop mauvais et le commandement a repoussé l’assaut. J’ai donc voulu t’écrire, pour te dire que je pense à toi, que tu me manques. Cette lettre sonne sûrement comme un adieu ; c’en est peut-être un. J’aurais tant aimé te serrer une dernière fois dans mes bras… Il y a trop de choses que je voudrais te dire pour que cela tienne sur une lettre.

 Sache que mon cœur est tien pour toujours, quoi qu’il puisse arriver. Mais si je ne reviens pas, sois fière de moi car je serais mort pour que tu vives dans un monde meilleur, et sois heureuse.

 John, qui t’aime tendrement.

 Et John y était, à présent. Une heure plus tard, l’atmosphère avait radicalement changé. Il était six heures vingt et, le ciel s’étant découvert, on apercevait assez précisément les reliefs de la côte normande. C’était le jour J, heure H-10 minutes. L’officier qui, plus tôt, lançait ses ordres sur un ton autoritaire mais contrôlé, était maintenant en proie à la panique, et sa voix piquait les aigus à chaque sursaut du bateau secoué par la mer agitée. Les vrombissements des avions qui passaient au-dessus des hommes résonnaient en eux jusqu’à faire vibrer leurs corps tout entiers. La tension était palpable et montait crescendo au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient, interminables. Les cœurs s’emballaient, tambours battant un rythme effréné, et nul n’osait regarder l’autre dans les yeux, certain d’y trouver le reflet de son propre effroi. Soudain, l’officier se tût, et on n’entendit plus que les bruits mécaniques des manœuvres des navires. John perçut un son qui ne lui était pas familier. Il leva les yeux vers le ciel gris sans soleil, en direction de la plage ; aucun avion ne passait plus. Puis un bruit assourdissant à une cinquantaine de mètres sur sa droite retentit. L’embarcation qui se trouvait à cet endroit se fendit en deux dans une gerbe jaillissante d’eau, de sang et de métal. Le souffle de John se coupa net, et il n’entendait plus que les palpitations de ses propres veines, cognant contre ses tempes quand, traversé par l’onde de choc, il manqua de tomber à la renverse. D’autres explosions suivirent tout autour de lui, dont une qui toucha le navire voisin à la poupe. Avec elle des cris, des visages hideux que les flots engloutissaient, sanguinolents, déformés par la douleur, l’incompréhension et la peur. John sentit une éclaboussure tiède s’abattre sur son visage, dans ses narines et sur ses lèvres l’odeur et le goût ferreux du liquide écarlate. H-7 minutes. Jamais il n’aurait pensé que le temps puisse s’écouler aussi lentement.

 Était-ce par miracle, un signe divin de pitié face à la torture que subissaient ceux qui devaient essuyer les bombardements ennemis sans pouvoir rien y faire, que ces sept minutes finirent par passer ? Le navire de John fut épargné et, trente mètres plus, loin il pouvait distinguer l’endroit où l’eau sale, brune, teintée de sang, venait rougir le sable. « Sautez ! hurla l’officier, à peine assez fort pour se faire entendre dans le vacarme environnant, allez, on se bouge, sortez de ce putain de bateau et allez me buter ces enfoirés ! »

 Sauter. John s’appuya d’une main à la rambarde pour passer ses jambes par-dessus aussi vite que possible. L’adrénaline avait pris les commandes, et ses membres n’agissaient plus que par instinct de survie, ignorant la froideur de l’eau et le poids de son paquetage. Dans sa course pour rejoindre la terre ferme à la nage, il bouscula, fût bousculé, bût la tasse à plusieurs reprises, et ses poumons goûtèrent au sang de ses camarade. Mais il n’avait qu’une idée en tête. Survivre. Ses pieds touchèrent enfin du dur. Un râle de soulagement enroué s’échappa de la bouche de John, et se transforma en cri d’horreur quand il se rendit compte qu’il marchait sur et à travers des dizaines de cadavres. La mer, tout autour de lui, n’était qu’une interminable étendue bourbeuse de membres déchiquetés, d’uniformes flottants et de déchets métalliques. Survivre. Ce mot qui tournait en boucle dans son cerveau le poussa à avancer malgré l’effarement, et il atteignit, au prix d’un incommensurable effort physique et psychologique, le sable. Son fusil était chargé, il l’agrippait fermement, serrant si fort la crosse sous son aisselle que ça lui faisait mal. Il chargea, hurlant, l’arme pointée en avant, aveugle à tout ce qui l’entourait, sourd à tout autre son que celui de son cœur qui menaçait d’exploser dans sa poitrine. Tout à coup, une douleur fulgurante au niveau de son estomac le stoppa net dans son élan. Le temps ralentit, les images s’estompèrent, devinrent des formes floues, et s’évaporèrent en fines particules dans l’air.

 « John », appelait au loin une voix familière. Elle répétait son nom, inlassablement, devenant de plus en plus proche. C’était celle de Lisbeth, qui le sortait de sa torpeur. Il était de retour sur la plage dorée, qui n’avait plus rien à voir avec son souvenir. Devant lui, la mer était bleue et rien d’humain n’y flottait. « John ». Lisbeth étouffa un sanglot quand elle prononça son nom cette fois-ci. John voulut s’avancer pour la rejoindre et s’asseoir à côté d’elle, mais il restait figé sur place, ne pouvant faire autre chose que la regarder. « Qu’est-ce que tu as, Liz ? demanda-t-il. Ça ne va pas ?

― Oh John… pourquoi tu es parti ce jour-là ?

― Liz, je devais le faire, lui répondit-il doucement. Pour toi.

― J’aurais dû t’en empêcher, se lamentait-elle. J’aurais dû essayer…

― Lisbeth, voyons, tout va bien maintenant, je suis là, la rassura-t-il. Je suis… »

John ne put finir sa phrase. Il entendit une goutte tomber sur le sable, puis une seconde, et encore d’autres, à intervalle de plus en plus court. Il baissa les yeux pour découvrir une petite flaque rouge entre ses pieds, puis ramena doucement sa main droite contre son ventre. Elle rencontra un tissus épais, effilé, imbibé d’un liquide sombre. Survivre. Ce mot lui revint à l’esprit, et il se souvint. La douleur juste en-dessous de ses côtes, les cris, les pleurs, la colère, puis ses genoux qui s’enfoncèrent dans le sable humide, son crâne dans le sol mou. Et enfin le ciel, d’un parfait uniforme gris, que le soleil honteux persistait à déserter. Il se souvint de tout, là, dans la nuit qui tombait sur cette belle journée d’été.

Lisbeth n’avait pas bougé d’un cil, mais sur ses joues ruisselaient des larmes trop longtemps retenues ; les larmes silencieuses que l’on verse en se rappelant de ce qui ne sera plus et qui emportent avec elles nos bonheurs passés, nos rêves, nos espoirs. John, conscient de tout, la rejoignit et s’accroupit à côté d’elle. Il la suivait depuis ce jour funeste, ne pouvant se résoudre à l’abandonner. Ainsi va la vie de John dans l’au-delà ; une attente vaine de libération, une agonie à laquelle rien ne paraît pouvoir mettre un terme, des regrets, du sang, la guerre.

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