Aujourd’hui je décide de créer un exercice de groupe, que les élèves pourront faire en binôme comme ils sont un nombre pairs. L’objectif est de réfléchir ensemble à un projet de construction, leur maison idéale par exemple, et d’en faire un plan, avec des mesures réalistes, en choisissant de les exprimer dans une seule unité. C’est donc un travail de conversion, de créativité et du travail d’équipe. Je les laisse choisir leurs équipes, mais m’autorise à en casser quelques unes si je sais que les élèves ne travailleront pas sérieusement ensemble. Sarah fait équipe avec Célia. Depuis que j’ai répondu à un de ses textes, elle fait des efforts de sociabilisation et je crois qu’elles sont devenues amies. Parfois, il m’arrive même de voir la jeune fille sourire. Dans ces moments là, tout son visage change. Il devient radieux. On y voit apparaitre des fossettes sur ces joues, ses yeux s’éclairent aussi. Pour quelques instants, son regard sombre, sérieux et lasse disparait et fait place à un regard frivole et joyeux, presque naïf. Ses exercices d’écriture quotidiens restent souvent dans le thème de la confidence, mais je n’y répond pas. Je pense que cela lui fait du bien de se sentir lue, cela lui donne de l’importance en quelque sorte. Quant à moi je reste à ma place d’institutrice et je ne m’immisce plus dans sa vie personnelle. De temps en temps, elle se livre à un travail d’imagination, qui est souvent plutôt réussi. Un matin, le texte choisi pour la lecture quotidienne fut celui de Sarah, la classe l’a énormément apprécié et pour la première fois j’ai lu de la fierté dans ses yeux.
Ma vie sociale ne s’est pas beaucoup développée. Cela fait plusieurs mois maintenant que je suis arrivée à Bordeaux et mis à part Coralie, qui a sa vie de famille et donc n’est pas disponible très souvent, je ne me suis pas réellement fait d’amis. Il m’arrive de sortir au bar après le travail pour me me sentir moins seule en discuter avec ces personnes que je ne connais pas, et que je ne reverrais probablement jamais. Mais cela ne va pas plus loin. Ma mère insiste pour que je trouve un homme avec qui partager ma vie. Elle m’a même proposé de me créer un compte sur un site de rencontre ! Selon elle, il sera bientôt trop tard. Pour moi, je n’ai que 29 ans, je ne suis pas pressée, et encore moins désespérée au point de me jeter dans les bras du premier venu. Même si l’envie de pouponner mon propre enfant me vient de temps en temps. Quand je croise une jeune maman dans la rue, je me surprend à la regarder avec un désir brulant d’être à sa place. Quand je vois des parents dépassés par leurs enfants, au point qu’ils ne semblent plus heureux de partager du temps avec eux, je me demande comment je pourrais éviter d’en arriver là quand j’aurais mes propres enfants. Malgré cette envie, celle de construire une relation de couple n’est pas présente, du moins plus maintenant. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je devais quitter ma région. Non seulement l’école dans laquelle je travaillais fermait ses portes, mais il m’était aussi impossible de rester là où j’ai tant de souvenirs, où en dépit de tout le bonheur que j’y ai trouvé, j’ai du laisser une partie de moi.
Alors, quand Sarah me fait part, dans son exercice d’écriture quotidien, d’une invitation à sa fête d’anniversaire j’hésite. Ce n’est pas ma place, en tant qu’institutrice, d’aller à la fête d’anniversaire d’une élève. D’un autre côté, je sortirai un peu de chez moi et rencontrerai de nouvelles personnes. Elle indique dans son invitation qu’il y aura plein d’adultes et que son père veut me rencontrer et me remercier. J’ignore pourquoi, à part le mot glissé dans la correction de Sarah vers le mois de décembre, je n’ai rien fait pour elle, encore moins pour eux. Je prend la décision de ne pas répondre tout de suite. La fête n’aura lieu que dans 10 jours, le 23 avril.
Après avoir préparé ma journée de demain, je sors faire une balade sur les quais. Il est presque 22h mais l’air est encore doux, et étrangement c’est plutôt calme. Bien sur, il y a toujours les jeunes qui s’entrainent au skate park et quelques promeneurs, mais très peu de circulation. Je n’ai pas pris d’écouteurs et profite de ce silence. Ce silence qui fini par me rappeler ma solitude et me peser.
Deux jours plus tard, c’est à mon tour de rester pour la sortie de l’école, de m’assurer que chaque enfant repartait bien accompagné par leur famille ou nourrice. D’habitude Sarah repart toujours dans les premiers, mais aujourd’hui son père semble en retard et elle s’inquiète, je le vois dans ses yeux, et à sa façon de se mordre la lèvre. Quand il ne reste qu’un petit groupe de quatre élèves, je m’approche de Sarah et lui dit de ne pas s’inquiéter, qu’il a du avoir un imprévu au travail mais qu’il ne l’a certainement pas oublié. Je lui demande alors ce qu’il fait comme travail.
– Il travaille avec beaucoup de gens. Des fois le soir, quand il croit que je dors, je l’entends parler de choses que je ne comprends pas, et donner des ordres aussi.
– Je travaille en tant qu’ingénieur qualité, dans la conception de batteries, si c’était la question.
Les yeux de Sarah s’illuminent d’une lueur presque imperceptible, mais son visage reste impassible. Elle ne semble pas vouloir montrer à son père son soulagement, sa crainte qu’il l’ait oublié. Mais pourquoi ? Avait-elle peur de son père ?
Il était apparu dans le coin de la porte avec un grand sourire, s’agenouillant pour embrasser sa fille. Il avait les mêmes yeux bleus qu’elle, mais son regard était moins sombre, même si on sentait qu’ils souffraient tout les deux des mêmes blessures. Lorsque Sarah s’éloigna de lui pour s’habiller et prendre ses affaires, il la regarda avec tellement de bienveillance que ma méfiance à son égard n’avait plus lieu d’être. Il aimait sa fille et voulait son bonheur. Alors pourquoi Sarah ne voulait pas lui montrer ses sentiments ?
– Désolé pour le retard, un de mes collègues a eu un contre temps, ce qui a décalé ma dernière réunion. J’ai laissé un message sur la boite vocale de l’école pour prévenir, j’espère qu’on a pu vous transmettre l’information ?
– Non, je n’ai pas eu l’information. Mais ne vous inquiétez pas, j’étais justement en train de lui expliqué qu’il peut arriver d’avoir des imprévus.
– Vous comptez beaucoup pour elle vous savez ?
– J’ai cru comprendre lorsque j’ai reçu l’invitation pour sa fête d’anniversaire oui, même si à vrai je ne comprend pas tellement pourquoi.
– Vous avez reçu l’invitation ?
Mince, j’aurais peut-être pas du en parler. Quelle idiote, qu’est ce que je croyais, pourquoi m’inviterai-t-il ?
– Je veux dire, je ne les ai pas encore imprimé, d’où ma surprise.
– Je lui ai dit dans mon exercice d’écriture ! Dit Sarah, avec un grand sourire, ce qui dissipe la gène.
– Je t’avais demandé d’attendre d’avoir le carton ma puce, dit-il avec un regard mi réprobateur, mi amusé. En se tournant vers moi, il ajoute : Bien évidement, vous êtes la bienvenue. Sarah en sera très contente et moi aussi. Vous avez remis de la vie dans notre foyer, nous vous devons bien ça. Qu’en dites vous ?
Prise au dépourvu, j’accepta. Je m’attendait à tout sauf à ça. Son regard intense et son sourire timide m’ont complètement désorientée. Avec les travaux de Sarah, je me faisais une image totalement différente de son père. Celle d’un homme assombri par la tristesse, comme dépossédé de son corps, vivant par automatisme. Alors que ce soir, il était bien vivant, et même si j’ai senti une légère tristesse lorsqu’il avait le regard dans le vide, dès qu’il regarde sa fille, il déborde d’amour et de bienveillance.
Le lundi matin, Sarah arrive à l’école rayonnante. Elle tient les cartons d’invitation pour sa fête d’anniversaire dans la main. Elle dit à peine au revoir à son père avant de disparaitre dans la cour d’école distribuer ses invitations à ses camarades. Du coin de l’œil, j’observe son père qui vient vers moi. Un sentiment étrange m’envahi, comme de l’appréhension.
– J’ai oublié de me présenter vendredi soir. Je m’appelle Arthur.
– Alice, enchanté, dis-je en lui serrant la main, un sourire bien plus large que je ne l’aurai souhaité.
– Je vous ai apporté le carton d’invitation pour l’anniversaire, vous y trouverez notre adresse. Nous vous attendons pour 14h, cela vous convient ?
– C’est parfait, merci beaucoup.
– A samedi alors !
Malgré le regard désapprobateur de la directrice à mon égard, je me sens étrangement apaisée, comme si rien ne pourrait gâcher cette belle journée. Pourtant, le soir je suis convoquée dans le bureau de la directrice. Comme les élèves, j’ai une boule au ventre avant de m’y rendre, j’ai peur de me faire disputer. Voyons Alice, ressaisit toi. Je prend mon courage à deux mains et toque à la porte. La directrice, froide et sévère comme à son habitude me fait signe de m’assoir sans dire un mot. Elle me demande si j’ai quelque chose à reporter vis à vis de l’élève Sarah Bouvier. Son inquiétude est née ce matin, après m’avoir vu discuter avec son père ce matin, ce qui est assez inhabituel pour être souligné selon elle. A ma réponse négative, elle me rappelle que l’interdiction de fricoter avec les parents d’élève n’est pas seulement une règle religieuse, mais qu’elle est aussi inscrite dans le règlement de l’établissement. Je lui assure qu’il n’en est rien, mais me sens coupable. Cependant, en quittant son bureau, je comprend que j’ai vraiment envie d’aller à cette fête.