Conte 3 : Milclock et les cinq petits roquets – 2ème partie

6 mins

Mais en cette période de fêtes, il arrive parfois qu’une chose se passe, une seule petite et infime toute petite chose pour que tout s’en retrouve bouleversé. Certains appelleraient cela « miracle ». D’autres n’y verraient, eux, que la bonne providence du destin. Et les derniers, eux, s’en foutraient royalement.

Ce jour-là, comme chaque jour, le Roi Pietro Milinckov surnommé Milclock, non pas parce qu’il portait plusieurs montres au poignet mais parce que son visage était couvert de cloques, venait de donner ses ordres à Gunz, Milo, Bastide, Tika et Moustik, ses cinq petits roquets préférés.

Ils lui ramenaient, généralement, tout ce qu’ils pouvaient choper. Le Roi, en retour, leur offrait protection, pitance et logis. Et même parfois même quelques cadeaux. Et pour cette fois, leur salaire, leur récompense serait de participer à un magnifique souper dans l’un des plus somptueux restaurant de la grande ville, un magnifique restaurant aux arches dorées.

Cela mit alors ces cinq petits roquets en joie et, surtout, en appétit.

Comme à leur habitude, ils allèrent se tapir dans l’ombre de ces jolies rues illuminées de milliers d’ampoules scintillantes, décorées de sapin et de gros bonshommes rouges. Ils observèrent, guettèrent, épièrent la proie parfaite en parfait petits prédateurs. Leur patience semblait de pas avoir de limite. Leurs babines déversaient leur flot de salive gluante dès qu’ils pensaient à ce qu’ils ingurgiteraient ce soir. Et rien n’aurait pu les détourner des jolis bâtonnets de purée congelée et fris, de ces délicieux petits pains ronds qui n’avaient été fabriqués dans aucune boulangerie, de viandes tendrement hachées et mélangées entre elles somptueusement nappées d’une sauce dont même en la goutant pendant dix ans on ne pourrait en définir les ingrédients tellement ils étaient secrets…bref de tant et de tant de mets tellement bien nommés qu’ils auraient donné envie à n’importe quel pékin affamé. Et cela était loin d’être un hasard.

Alors ils restèrent là, des heures dans le froid et dans l’ombre, guettant tous ces gentils gens arpentant cette rue aux échoppes bien achalandées. Ils guettèrent leurs beaux paquets, leurs jolies petites bourses bien gonflées. Mais aucun ne satisferait jamais le Roi, leur Seigneur, leur Maître. Rien.

Au bout de longues heures d’attente, alors que leur attention baissait et que leur estomac hurlait à la pensée de ces arches dorées qui s’éloignaient, un jeune homme entra dans leur champ de vision. Il n’avait rien de particulier. Il n’était qu’un quidam lambda sans le moindre signe particulier, si ce n’était qu’il tenait un sac. Un beau sac de papier bleu sur lequel d’étranges symboles avaient été peints : une croix, un triangle, un rond, un carré tous marqués un grand « V » barré. Et ces symboles les firent de nouveau saliver car ils savaient ce que ce sac contenait. Milclock, lui-même, en aurait bavé assurément se disaient-ils en bons petits roquets.

Alors ils ne le lâchèrent plus des yeux. Rien n’aurait pu, maintenant, les arrêter. Ni le fait que ce jeune homme ait quelques années de plus qu’eux ou qu’il les dépassait tous d’au moins deux têtes, ni même le fait qu’il tienne fermement de son autre main une petite fille qui semblait tellement impatiente d’ouvrir ce sac qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y regarder. Qu’elle soit sa sœur, sa fille, sa cousine ou même son chien, ils n’en avaient rien à foutre. Il leur fallait ce que ceux-là avaient pour obtenir ce qu’eux voulaient.

Deux de ces roquets les suivirent pendant que deux autres surveillaient les alentours et que le plus vieux d’entre eux guettait le bon moment.

Gunz avait les yeux qui parcouraient cette rue, en long, en large et en travers, attendant, épiant le moindre moment où ils ne feraient pas attention, guettant le moindre moment où les gentils gens seraient les moins nombreux, jetant parfois un œil sur ses comparses.

Bastide et Milo, le plus calme et le plus fougueux, marchaient quelques pas derrière le jeune homme et la petite fille qui ne se rendaient pas compte qu’ils étaient désormais des proies. Il regarda ensuite du côté de Tika et Moustik qui faisaient semblant d’attendre au bout de cette rue, tels deux enfants s’amusant de la neige qui tombait de nouveau.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Et Gunz vit enfin le bon moment arriver. Le jeune homme et la petite fille allaient s’arrêter pour traverser cette rue à moitié déserte. Quelques gentils gens commencèrent à s’agglutiner autour d’eux attendant que le feu piéton passe au vert.

Enfin, le petit bonhomme changea de couleur. Les gentils gens, ce jeune homme et la petite fille s’apprêtaient à traverser la rue quand, d’un coup, il sentit quelque chose de tellement dur lui percuter le dos. Il en perdit l’équilibre. Il glissa sur la neige fondue qui s’était agglutinée dans le ruisseau. Sa tête frappa sèchement le sol. Dans sa chute, il entraîna la petite fille. Elle hurla de saisissement. Elle s’affala de tout son long dans la bougnasse neigeuse. Sa joue râpa l’asphalte. Elle se mit alors à pleurer comme, sans doute, jamais elle ne l’avait fait.

Le jeune homme sentit qu’on essayait de lui arracher ce sac qu’il tenait. Alors il résista. Mais c’était sans compter sur l’appétit d’ogre qui dévorait les entrailles des deux garçons qui tirèrent plus fort sur ce sac, comme des damnés. Et la petite fille hurlait toujours, et pleurait cette surprise devenue peur affreuse.

Le jeune homme s’y accrochait tellement fort que le sac commença à s’arracher. D’un coup, comprenant qu’il ne lâcherait pas, ne leur céderait rien, les jeunes roquets devinrent alors des loups sauvages, immondes, incontrôlables. Rejoints par les deux autres qui faisaient le guet au bout de cette rue, tous les quatre se mirent à le frapper.

Leurs baskets dégueulasses lui frappèrent le visage. Le jeune homme, alors, put sentir l’odeur de la merde qui en recouvrait les semelles, une fraction de seconde avant de sentir ses dents craquer les unes sur les autres, ses mâchoires s’entrechoquer. Il sentit le sang couler de son nez et envahir sa gorge, en exploser comme d’un geyser rougeoyant. Ils le frappèrent au ventre. Il sentit alors leurs pieds s’enfoncer en lui comme des pieux qui lui ouvraient, lui déchiquetaient les tripes. Ils le frappèrent dans la poitrine. Il sentit alors ses côtes se fissurer, une douleur tellement intense qu’il eut l’impression qu’elles lui transperçaient les poumons. Il sentit son estomac se contracter comme s’il allait dégueuler. Il sentit son cœur s’emballer comme s’il allait lui sauter hors de la poitrine.

Ils le frappèrent encore et encore. Le torse, la tête, dans le dos. Comme si des cancrelats invisibles lui parcouraient tout le corps et qu’ils essayaient de les écraser. Ils s’acharnèrent sur lui comme des démens drogués à l’avidité, comme s’ils n’étaient plus que des fous exécutant une danse macabre autour de ce qui ne devait plus être pour eux qu’un misérable tas de merde. Et la petite fille, elle, hurlait. Ses cris envahirent tout. Les têtes, les corps, les cœurs. Ses pleurs auraient pu briser n’importe lequel d’entre eux. Mais pas celui des gentils gens d’ici. Moins encore les leurs. D’un coup, l’un des quatre l’attrapa, par le col de son anorak, la souleva du sol.

– « FERMES TA PUTAIN DE GUEULE ! SALOPERIE ! » lui hurla-t-il en pleine figure en la secouant.

D’un coup, il l’envoya valdinguer comme si elle n’était rien.

Là, le jeune homme lâcha le sac. Et bien que tout son corps lui fasse mal, il réussit à bondir pour rattraper la petite fille, juste avant que le sol ne vienne la frapper.

Alors, les quatre roquets s’enfuirent sous l’œil attentif de Gunz en retrait. Il observait que personne ne les suive ou ne les filme ou que, peut-être, pris d’une sorte d’héroïsme mal placé, ne leur donne la chasse.

Mais tous les gentils gens de cette rue continuèrent leur chemin comme si rien ne se passait, comme des aveugles, des sourds à toute autre souffrance, à toute autre peine que la leur. Aveugles et sourds à tout ce qui ne les concernait pas ou qui pourrait mettre en péril leur petite vie bien tranquille d’hommes courageux et de femmes indomptables, Tous prêts à se dresser contre la moindre injustice, à combattre le mal sous toutes ses formes du moment que ce soient les autres qui s’impliquent, qui le fassent avant tout et surtout pour eux et pour elles.

Le jeune homme resta, là, un moment, allongé dans cette boue de neige noire et grise, le sang ruisselant sur son visage, la petite fille serrée contre lui. Elle hurlait toujours cette peur qui, d’un coup, l’avait surprise, envahie. Cette peur qui lui avait pris ce sourire, cette joie, cet enthousiasme qui était encore sien quelques secondes plus tôt. Et les gentils gens passaient à côté d’eux sans même leur jeter un coup d’œil, sans même leur tendre la main pour les aider à se relever ou ne serait-ce que leur demander comment ils allaient.

Le jeune homme regarda ces quatre roquets qui s’enfuyaient à toutes jambes hurlant et criant leur fierté et leur joie. Il se redressa de ce sol, demanda à la petite fille si elle allait bien, lui essuya la joue, le fin filet de sang qui y coulait et se releva. La neige boueuse et l’eau glacée mêlée à son sang ruisselèrent son visage, sur ses vêtements. Et alors qu’il tenait la petite fille sanglotant dans ses bras, il regarda de nouveau ces quatre petits roquets qui disparaissaient dans la brume neigeuse. Il commença alors à ressentir cette forme de rancœur que l’on ressent lorsque quelqu’un vous prend, vous enlève, vous prive de ce qui est à vous, de ce que vous avez, de ce que vous aimez. Très vite sa rancœur devint alors colère puis haine et rage. Une rage qui appela deux vieilles amies nommée Vengeance et Souffrance. La première murmura alors à l’oreille de l’autre qu’un jour, très prochainement, leurs destins se croiseraient de nouveau. Très bientôt. Mais pour le moment, il y avait plus important. Sans penser à sa propre douleur, il serra très fort la petite fille contre lui pour la consoler. Pour lui, il n’y avait qu’elle qui comptait.

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