Conte 7 : le Retour de la Reine -3ème partie

6 mins

Plus tard, le temps que sa grande fille se calme, se douche et se change, Damian nettoya son barbecue et les quelques bons gros morceaux de patte d’ours à peine digérés qui en nappaient le charbon de bois. Ça tournait en boucle dans sa tête. Elle était là-bas, à moins de cinq bornes de lui, comment c’était possible ? Comment c’était possible qu’il ne soit jamais tombé dessus ? C’était pas possible !

Lorsqu’Amanda vint le rejoindre, ce ne fut que pour en parler et en parler encore. Elle voulait à tout prix aller la voir. Il le fallait pour elle. Lui, en revanche, en était moins sûr. Il n’était pas prêt à ça, à savoir qu’elle avait sans doute un mari, une famille peut-être, une vie sans lui, sans eux. Il n’était pas prêt à abandonner ce petit espoir qu’un jour peut-être il la rencontrerait comme ça au détour une rue, par hasard. Ils parleraient et qui sait peut-être…qu’entre eux tout recommencerait. C’était un petit espoir qui lui avait permis de faire comme s’il avait tiré un trait sur ce qu’il ressentait toujours pour Belinda. Mais…

Mais là, aller la voir, ça mettrait un terme à tout, à cet espoir, à eux. Et il n’était pas prêt pour ça. Il ne le serait jamais de toute façon.

– « Il faut qu’on sache. Papa, il faut qu’on aille la voir pour passer à autre chose. T’en as pas assez toi de te demander si un jour elle revenait ce qui arriverait, t’en as pas assez d’espérer. Moi je veux savoir pourquoi elle est partie... » lui dit Amanda « j’en ai besoin, Papa. Pas toi ? ».

l n’en était pas convaincu. Pas du tout. Mais Amanda, elle, en avait besoin. Elle le lui répéta un nombre incalculable de fois. Pour elle, il ferait ce sacrifice. Et peut-être, même, que cela lui ferait du bien à lui aussi. Mais en même temps comment faire ça ? Ils ne pouvaient pas débarquer la bouche en cœur en disant : « coucou c’est nous que v’là ! Tu te souviens ? Tu nous as largués comme deux pauvres merdes ! ». Elle n’avait peut-être jamais parlé d’eux à son mari si elle en avait un…ils ne pouvaient pas arriver comme ça de but en blanc et, qui sait, mettre le bordel dans sa vie d’aujourd’hui.

Amanda fit, alors, quelques recherches sur Internet, les réseaux sociaux, histoire de se renseigner. Mais il n’y avait pas la moindre trace d’elle ou de sa famille ou d’une seule personne qui portait le même nom qu’elle. La jeune fille élargit alors sa recherche aux exploitants agricoles de la région. Après un bon bout de temps, elle finit par tomber sur un site participatif qui listait les fermes de la région vendant directement leur production aux particuliers. Cette ferme y figurait pour ces fromages de chèvres, de brebis et sa production de légumes biologiques. Cela aurait pu leur fournir une raison…une raison comme une autre, un hasard comme un autre.

Damian n’en était pas convaincu. Pas du tout. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait oublié tout ça. Mais Amanda…

Quelques jours plus tard.

Le samedi suivant, histoire de faire genre « c’est le week-end et je me balade avec ma grande fille » et surtout le temps de digérer, se préparer psychologiquement, d’encaisser la bonne claque qu’il allait se prendre en pleine figure, Damian, pas vraiment folichon, si un jour il l’avait été, et Amanda, visiblement anxieuse, étaient en route vers cette ferme.

Dans la voiture, aucun mot ne fut échangé, seule la radio mettait un peu de vie dans l’habitacle. Et tandis que la radio laissait Mika beugler comme un chipmunks sous prozac, ils s’attendaient à tout et en même temps à rien. Ils voulaient la voir, savoir, comprendre peut-être. Juste la voir, la revoir. Lui dire au revoir, cette fois. Peut-être. Ils ne savaient pas vraiment. Ils ne savaient plus. Et plus la route défilait devant eux, plus l’un comme l’autre sentaient le stress monter.

Enfin, ils arrivèrent devant cette ferme où il y avait quelques voitures déjà stationnées. Damian coupa le contact, prit une grande respiration et souffla, plus vraiment sûr de vouloir être là.

– « Ça va ?  lui demanda Amanda.

– J’ai l’impression que je vais dégueuler, si tu veux savoir.

Sois poli. J’aime pas quand t’es grossier.

Et toi ?

J’ai l’impression que je vais dégueuler, si tu veux savoir ».

Ils sourirent.

– « Si tu veux tu peux rester…[il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle sortit de la voiture, son masque à la main]…pourquoi j’ai dit ça ! »

A son tour, il descendit de cette voiture. Ensemble, ils suivirent les flèches cartonnées jaune et orange fluo soigneusement découpées, l’odeur de fromage et du crottin de chèvres ignobles qui se mêlaient généreusement dans l’air. Ils se dirigèrent vers une vieille cellule frigorifique plantée au beau milieu d’un champ verdoyant.

Là, quelques personnes, quelques couples de touristes, faisaient la queue pour acheter quelques-uns de ces bons fromages de la bonne campagne et quelques bons légumes pleins de bonne terre. Et aucune d’entre elles, aucun, ne portait de masque et ne semblait même pas s’en soucier.

– « Bande de connards ! » se grogna Damian, regardant tous ces gens agglutinés les uns aux autres.

Et comme eux, ils firent la queue.

Amanda regardait partout autour d’elle. De plus en plus nerveuse, elle commença à faire les cent pas et s’éloigna. Lui fixait l’intérieur de cette vieille cellule réfrigérée où il n’y avait encore personne derrière le comptoir.

Plusieurs longues minutes s’écoulèrent. Enfin…elle arriva un plateau de dégustation dans les mains.

Damian, d’un coup, sentit son cœur se mettre à battre, se serrer. Il aurait voulu filer de là le plus vite possible et surtout le plus loin possible. Mais, tout à coup, il ne fut plus sûr. Ce n’était pas elle. Ce n’était pas possible. Il ne la reconnut pas tout de suite. Car même s’il faisait une chaleur caniculaire, elle portait une combinaison de travail verte à longue manche dans laquelle elle flottait largement, un bandana rouge lui couvrait les cheveux. Elle avait tellement changé. Elle avait les traits tirés, son teint était tellement pâle et elle était tellement maigre que, sur le coup, Damian se dit qu’elle s’était trompée. Amanda s’était trompée, ça ne pouvait pas être elle. Ce n’était pas possible. Mais lorsque ses yeux croisèrent les siens. Il sut. Il n’y avait aucun doute possible.

A ce moment-là, Belinda eut un moment de recul, le plateau qu’elle tenait se mit à trembler. Aussitôt, elle sentit son cœur se mettre à cogner dans sa poitrine. Une peur affreuse s’empara alors d’elle. Le revoir, là comme ça. Elle aurait voulu fuir le plus loin possible, aller se cacher dans la plus sombre des cavernes, aller se cacher là où il ne la verrait pas, où elle ne le verrait pas. Là où il ne verrait pas ce qu’elle était devenue. Cette chose affreuse.

Tandis qu’elle servait les gens devant elle, elle sentait son cœur battre tellement fort qu’elle avait l’impression qu’il allait exploser. Ce n’était pas possible se disait-elle ce n’était pas lui. Elle s’obligeait à ne pas le regarder. Mais parfois, un court instant, ses yeux ne lui obéissaient pas. Elle aurait tellement voulu aller se jeter dans ses bras et en même temps elle aurait tellement voulu qu’il ne la voit pas. Elle aurait tellement voulu qu’il ne lui parle pas. Elle aurait tellement voulu qu’il ne la regarde pas. Plus elle servait les gens, plus elle sentait en elle cette intense douleur l’envahir, une atroce souffrance. Une incroyable peur se saisissait d’elle un peu plus chaque fois qu’une personne, qu’un couple ou un autre s’en allait, chaque fois qu’il se rapprochait d’elle, chaque fois qu’il faisait un pas dans sa direction. De plus en plus, elle sentit cette peur lui dévorer les entrailles.

Enfin, son tour arriva. Elle se mit alors à trembler comme une feuille son teint déjà si pâle le devint encore plus. Elle avait l’impression qu’elle allait tourner de l’œil et jamais elle ne leva les yeux vers lui.

– « Bonjour Belinda, je suis content de te revoir…[il avait la voix enrayée comme si une main invisible s’était emparée de son manche à virilité et, d’un coup, avait fait remonter ses deux boules dans sa gorge. Il n’y avait aucune agressivité dans sa voix, ni dans son regard. Elle leva les yeux vers lui, le regarda]…comment tu vas ? 

B…bonjour…et…toi ?  lui répondit-t-elle avec des trémolos dans la voix. Les tressautements de ses lèvres trahissaient son émotion.

Ça va. Ça irait mieux s’il faisait moins chaud.

C’est…c’est pas agréable ce temps-là, c’est…c’est vrai.

Je…alors…c’est toi qui fais ces fromages ? 

On les fait ici, oui…[lorsqu’il entendit ce « on », Damian sentit ce poignard déjà en lui depuis un moment s’enfoncer, d’un coup, encore plus profondément et se mettre à tourner sur lui-même pour que la plaie reste, cette fois, béante. Malgré la douleur, il ne laissa rien paraître]…avec le lait de mes chèvres et de mes brebis…on est en…tout est bio ici.

Ben si c’est bio c’est que c’est beau…bio…bion…bon alors ».

Là, un large sourire se dessina sur son visage. Un sourire comme elle n’en avait plus eu depuis très longtemps.

Tout à coup, son regard se figea quand une jeune femme blonde vint le rejoindre, le visage dissimulé sous un masque écossais et qu’elle lui prit la main. Belinda reçut alors un coup de poing à l’estomac. Son visage s’assombrit alors. Mais lorsque cette jeune femme enleva son masque, ce fut pire que tout ce qu’elle avait imaginé une seconde plus tôt. Elle sentit son cœur se faire broyer, écraser, déchiqueter, sa respiration se bloqua. Elle remarqua, alors, le pendentif autour de son cou. Elle sentit les larmes naître dans ses yeux. Elle n’avait qu’une envie descendre de cette remorque et se jeter dans ses bras, la prendre dans les siens. Mais à cet instant, un homme, un géant aussi corpulent que moustachu, au teint cuivré et mal rasé vint les rejoindre. Là, le visage de Belinda changea. Il se ferma totalement. Son regard devint vide comme si l’ombre de ce géant la faisait disparaître. Damian se présenta alors comme un vieil ami qui passait par-là en se promenant avec sa fille, Amanda.

– « Et moi je suis le mari : Rochdi Oudjiin, enchanté » lui dit cet homme au charmant sourire, au timbre et à la voix posée qui ne correspondaient pas à son physique.

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