Le pensionnat Saint Georges se présentait sous l’aspect d’un lieu austère. Les murs de pierre avaient dû être blancs à une autre époque mais ils revêtaient maintenant une couleur grise peu flatteuse. Il fallait d’abord passer une porte imposante et traverser un premier corps de bâtiment par ce qui était sans doute un ancien passage cocher. À gauche comme à droite, des portes, vitrées dans leur partie supérieure,laissaient imaginer que cette aile était réservée aux bureaux de l’administration. Je me contentai de suivre les élèves et les parents qui se dirigeaient vers la cour d’honneur du bâtiment. Un chemin en gravier la traversait en son centre, agrémenté de part et d’autre par des pelouses bien entretenues et de jolis massifs de rosiers. Quelques marches à grimper et je me retrouvai dans un hall bondé. Il y avait une concentration massive d’uniformes au blazer bleu marine et pantalon beige. Au moins, je savais que j’étais dans le bon lycée, au cas où j’aurais encore eu un doute.
Mais plus que la foule, ce fut le grand escalier de pierre qui m’interpella. Ou plutôt les escaliers, puisque deux volées de marches identiques se faisaient face. Elles décrivaient des courbes qui s’opposaient pour ensuite se rejoindre sur un même palier. La rampe en fer forgé noire et luisante semblait être d’un seul tenant, partant d’un escalier pour rejoindre l’autre, passant par le promontoire où se rejoignaient les deux constructions. Un bref coup d’œil m’apprit qu’ils se poursuivaient en un seul escalier droit à l’étage supérieur, sur quelques dizaines de marches, puis se divisaient à nouveau.
Ce n’est qu’ensuite que m’apparut la double porte qui était encadrée par ces deux escaliers, sous le palier de demi-niveau. Au delà se trouvait une salle où s’alignaient parfaitement des chaises, ainsi que les élèves et parents assis dessus. La réunion de rentrée devait visiblement se tenir dans cette pièce. Dans le hall, un attroupement d’élèves faisait face à de grands panneaux de bois posés là pour cette journée. De loin, je distinguai au dessus des têtes des colonnes imprimées. Ce devait être la liste des élèves pour la répartition des classes. Il y avait trop de monde pour moi,je les consulterais plus tard.
C’est le moment que choisit Nestor pour apparaître à mes côtés. Il m’attrapa légèrement par le coude pour m’obliger à avancer avec lui. Nous entrâmes dans cette grande salle pleine de parents et de ce qui me parut être des professeurs. Pas assez bien habillés pour être des parents d’élèves de St Georges, ils étaient assis en rang d’oignon sur l’estrade qui s’élevait au fond de la salle. Un pupitre avec micro y était également installé. Il y aurait donc un discours. Je n’aimais pas ce genre de préambule solennel, mais visiblement je n’avais pas le choix.
Je pris place au bout d’une rangée où il n’y avait encore personne. Au milieu de la salle, je me noyais dans la masse. Nestor s’installa près de moi par dépit après avoir lorgné un moment les sièges vides au premier rang. J’avais envie de lui demander ce qu’il faisait encore là, puisqu’il n’était pas un parent d’élève, mais je me retins. Il avait déjà supporté mon humeur depuis hier, pas la peine d’ajouter une remarque acerbe.
Puis nous eûmes droit à environ vingt minutes d’un discours ennuyeux et prévisible, servi par notre proviseur, Monsieur Wilmet. Suivit la présentation de chacun des enseignants, toutes aussi fades et rébarbatives. Nestor m’avait privé de mes écouteurs et du petit appareil mp3 qui y était relié, et cela avant même que je ne sorte un pied de la voiture. « Vous n’aurez pas besoin de ça … »m’avait-il déclaré. Ils m’auraient pourtant bien servi en ce moment ! Malgré tout, je n’écoutais pas vraiment les différents intervenants, seules des bribes de leurs discours me parvenaient. Mon esprit n’était pourtant pas parti ailleurs, non.J’essayais de m’imaginer mon année dans ce pensionnat. Il y aurait un moment où ces professeurs, mal à l’aise sur leur estrade, ne me seraient plus inconnus. Je tentai de me représenter la routine de mes journées entre ces murs qui me semblaient particulièrement lugubres en cet instant. Viendrait-il un jour où cet endroit ne m’apparaîtrait plus comme une prison, certes très distinguée,mais qui me privait de ma liberté et de mon foyer ? Mon foyer… il se trouvait bien loin d’ici ! Autant ne plus y penser, ce n’était absolument pas le moment de devenir nostalgique.
Au bout d’un temps qui me parut trop long et à la fois trop court,toutes les personnes présentes dans la salle se levèrent, comme si un signal avait été lancé. Je serais bien resté ici plutôt que de plonger dans cette marée humaine, mais c’était sans compter sur ce cher Nestor. Patiemment, il nous fraya un passage à travers parents et élèves et nous ramena dans le hall. Je le suivais de près, comme m’accrochant à une bouée. Il s’arrêta soudainement et se retourna. Toujours aussi professionnel, il m’annonça :
‒Votre dortoir se trouve dans l’aile ouest. Vous avez la chambre numéro 17. Vous pouvez maintenant vous-y rendre. Voici votre emploi du temps.
Il me tendit un papier
‒Heu … hésitai-je, et pour ma musique ….
‒Bien entendu, le matériel dont je vous ai privé avant la cérémonie se trouve déjà dans votre chambre, ainsi que vos bagages.
Je m’en voulais d’avoir fait ma mauvaise tête depuis que j’avais posé un pied ici. Nestor n’y était pour rien. À sa manière, je pensais même qu’il éprouvait un peu d’affection pour moi.
‒Je vous remercie de vos services.
‒Me remercier ? répéta-t-il l’air surpris.
‒Oui, pourquoi ? Il ne faut jamais dire merci à un majordome ?
Il eut un léger sourire et se détendit. Un peu.
‒Si, bien sûr monsieur. Mais ce terme peut-être mal interprété,dans certaines situations.
Voyant que je ne comprenais pas, il accepta de me dispenser une dernière leçon de savoir-vivre avant de s’en aller :
‒Remercier un employé de maison pour ses services est un synonyme convenable pour « renvoyer ».
Je comprenais mieux le malaise. Bien sûr, je n’avais aucun droit de renvoyer le personnel de mon père, et cela ne me serait jamais venu à l’esprit. Avait-il une si mauvaise opinion de moi qu’il s’était imaginé que je le renverrais en guise de remerciement ? Cette situation m’avait mis mal à l’aise. Je hochai la tête et prononçai un rapide « au revoir » avant de tourner les talons.
Je le regrettai immédiatement car j’ignorais comment trouver l’aile ouest. Les deux extrémités du hall semblaient se prolonger par de longs couloirs. Cependant il n’y avait pas grand monde par là. Mais plusieurs élèves, qui avaient déjà fait leurs adieux,empruntaient les escaliers. Une flèche gravée dans le mur,surmontant un écriteau, indiquait que l’accès aux dortoirs se faisait par l’étage. J’empruntai l’escalier le plus proche et poursuivis par le couloir de gauche, conformément aux indications,tandis que celui de droite menait au dortoir est.
Le couloir qui desservait mon dortoir était orné de tapisseries aux motifs sombres. Je poussai la porte de ce qui serait à l’avenir ma chambre et entrai. La première chose que je remarquai fut la large fenêtre qui occupait la majeure partie du mur qui me faisait face.Sous cette fenêtre étaient placés deux bureaux, et de part et d’autre, deux lits simples. Tout était en double dans cette chambre : placards, commodes, étagères. Tout pour moi et …mon camarade de chambre. Lequel était absent. Mes bagages avaient été déposés au centre de la pièce, où se trouvaient également celles d’un certain Jess Flinn, à en juger par l’étiquette accrochée à sa valise.
D’après ce que j’avais compris durant la réunion, un déjeuner nous serait servi au réfectoire puis l’après-midi de cours commencerait. Il me restait une bonne heure avant de redescendre. Mon coloc n’étant pas là, je m’octroyai le coté droit de la chambre. Je vidai rapidement le contenu de ma valise dans la commode et le placard que je me réservais. Je me demandais quand Jess arriverait. Nous pourrions aller au réfectoire ensemble, ainsi je n’aurais pas à déambuler seul dans les couloirs. Le bâtiment avait l’air vaste…
Je passais le temps en écoutant de la musique et en étudiant mon emploi du temps, mais finis par sortir de ma chambre dix minutes avant midi. J’avais entendu des bruits de pas et en avait profité pour suivre d’autres élèves qui se rendaient vraisemblablement au réfectoire. Trois garçons se trouvaient devant moi et je je me tenais à une distance respectable pour ne pas « m’immiscer ». Je passais devant une autre chambre quand un élève glissa brusquement la tête par l’entrebâillement de sa porte.
‒Tu vas au réfectoire ? me questionna-t-il.
Comme j’acquiesçai, il sortit, referma la porte et me suivit.
‒Je m’appelle Stan, se présenta-t-il.
‒Alex, répondis-je avec autant d’amabilité que possible.
J’essayai d’être sympathique, mais je n’étais pas habitué à cet exercice.Stan avait l’air d’un gars sympa, sérieux et studieux. C’était sans doute les lunettes qui donnaient cette impression … Je n’avais pas l’habitude de fréquenter ce genre d’élève : doué en toutes les matières, adoré par les profs … Ce ne serait pas mal de le compter parmi mes fréquentations. Avoir sous la main quelqu’un qui prend sérieusement ses notes, c’est un atout !
Stan me suivait, je suivais le groupe devant nous, bref, nous arrivâmes tous au réfectoire. C’était une longue salle, dont le plafond cathédrale aux poutres enchâssées culminait à plusieurs mètres au dessus du sol. Les murs, sobrement peints en blanc, contrastaient avec le bois sombre. Une croix était apposée sur le mur du fond, ce qui me rappela la nature de cet établissement. La sobriété de la salle faisait penser au réfectoire d’un monastère. Le principal de son mobilier se résumait en de longues tables, dans un bois foncé similaire à celui présent au plafond, et aux bancs qui les accompagnaient.
Stan et moi nous assîmes au hasard d’une table après avoir prélevé quelques aliments sur le comptoir réservé à cet effet. Pour les vingt-cinq minutes que durèrent notre déjeuner, j’appris que Stan avait deux frères aînés qui avaient brillamment réussis et qu’il suivait leur voie en étant le meilleur élève de son collège. Ses matières préférées étaient les maths et la physique et il rêvait de devenir astrophysicien ou quelque chose du genre. Je l’avais laissé faire la conversation car je n’avais pas, moi-même, envie de parler. Encore moins de livrer ma vie à la première personne rencontrée. Quant à la nourriture, elle ne valait pas la peine d’épiloguer. Elle était … nourrissante, ce qui était déjà bien. Sur l’emploi du temps que m’avait remis Nestor, il était indiqué que notre classe aurait cours de math au rez-de-chaussée de l’aile nord, dans ce qu’ils appelaient le « couloir des sciences ». Nous aurions la salle numéro un. Elle était facile à trouver, il nous suffisait d’un petit détour par les dortoirs pour prendre nos livres et nos affaires de cours avant de redescendre.
Tandis que nous attendions devant la salle et que le couloir, de plus en plus bruyant, se remplissait d’élèves, l’inquiétude de Stan croissait. Il avait peur de ne pas être au niveau de l’école en ce début d’année et je me disais intérieurement que s’il avait été sélectionné après les tests et l’entretien obligatoire, c’est que son niveau était suffisant. Quoique, j’avais tout de même de gros doutes sur leurs critères de sélection. Moi même, je n’avais pas cherché plus loin que le bout de mon nez pour répondre à leurs tests et n’avais montré aucun intérêt ni aucune motivation lors de l’entretien. J’avais d’ailleurs eu l’impression que leur décision était arrêtée avant même que j’ouvre la bouche. Si étudier dans cette école était une bonne chose pour moi sur le plan scolaire, je ne souhaitais pas venir ici. Je m’étais donc appliqué à ne mettre aucune chance de mon côté, sans pour autant rendre trop évidente mon intention d’échouer aux examens d’entrée. Pourtant …
Quand il fut treize heures trente, la porte devant laquelle nous attendions s’ouvrit brusquement. Un homme passa alors la tête et lança à la cantonade dans le couloir :
‒Pourquoi n’êtes vous pas en classe ? Je vous attends ! Ne perdons pas de temps !
Notre professeur de mathématiques était monsieur Silas, comme le tableau nous l’indiquait. Il semblait de prime abord … impatient. Le genre d’homme qui ne supporte pas la lenteur. Il nous énonça des théorèmes comme s’il nous récitait de la poésie. On voyait bien que ses centres d’intérêts se limitaient à sa matière : il vivait pour les mathématiques. À la fin de notre premier cours, je me dis qu’il réussirait peut-être à me rendre cette matière plus sympathique, mais que cela ne suffirait pas pour me permettre d’avoir de bonnes notes.
Nous enchaînâmes directement sur une heure et demie de physique. Je me souviendrai que le lundi après-midi regroupait toutes les matières que je détestais le plus ! Stan, lui, était aux anges. Le seul avantage dans cet arrangement de l’emploi du temps est qu’il nous suffisait de traverser le couloir pour atteindre la salle réservée aux cours magistraux de physique. Cette fois-ci, la porte était ouverte et nous prîmes place. Ce cours-ci ressembla d’avantage à un premier cours, dédié à la présentation du contenu de notre programme du trimestre qui s’organiserait en cours magistraux et de pratique. À ce que je pus en juger, le laboratoire se trouvait dans la pièce adjacente où on apercevait les paillasses. Mademoiselle Stewart nous avait expliqué que, pour des questions de confort ainsi que de sécurité, les cours magistraux auraient lieu dans cette salle de classe. Elle nous avait alors raconté que deux de ses élèves avaient accidentellement mis le feu à leurs vêtements en jouant avec les becs bunsen, tandis qu’elle donnait un cours. La morale de son anecdote était qu’il était dangereux de ne pas écouter son professeur et de s’amuser avec le matériel plutôt que de prendre des notes. Elle nous informa également qu’il était nécessaire que nous ayons notre équipement‒ blouse, gants,lunettes ‒ à chacun de nos travaux pratiques.
Ce premier cours se passa bien pour moi, il ne nécessitait pas de compétences particulières et il fallait avouer que mademoiselle Stewart était très jolie. Elle devait avoir une petite trentaine d’années et gardait une apparence très naturelle. Avant aujourd’hui, je n’aurait pas imaginé qu’une blouse de chimie puisse être seyante. De plus, elle n’avait pas besoin de se montrer particulièrement autoritaire puisque tous, nous étions attentifs à chacun de ses mots ou de ses gestes. Je n’avais jamais vu une classe si concentrée !
Je pensais que cette longue journée était enfin terminée quand je me rappelai d’un détail de l’emploi du temps : tous les jours,exceptés le mercredi et les week-ends, nous avions une plage horaire réservée à l’étude.
‒Pourquoi nous enfermer dans une salle alors que nous pourrions faire nos devoirs dans notre chambre, m’exclamai-je.
‒Au contraire, tu peux en profiter pour aller à la bibliothèque et faire des recherches, répliqua Stan. La clé de la réussite, c’est de ne jamais céder à la procrastination.
‒Procra … qu’est-ce que c’est que ça ?
Stan eu un petit rire, mais je crus voir un éclair de suffisance transparaître dans son regard le temps d’un instant.
‒PROCRASTINATION. Cela signifie remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même.
Il m’expliquait cela comme si j’étais un élève d’école primaire. Après tout, si je trouvais avantageux d’avoir un ami brillant qui pourrait m’aider dans l’année quand je ne comprendrais plus rien au cours, je devais accepter qu’il m’utilise en retour. Fréquenter quelqu’un de moins cultivé que soi permet de se mettre en valeur.J’aurais dû me douter que je servirais un jour de faire-valoir. Il est vrai que j’avais toujours été un élève moyen. Celui qui n’attirait pas les foudres de ses professeurs, mais pas non plus leurs louanges.
La salle d’étude était une longue pièce aussi insipide que sa fonction. Pour notre première journée nous n’avions pas grand chose à faire en dehors de quelques exercices de maths que le professeur Silas nous avait imposés en ajoutant «Si vous voulez vous amuser,n’hésitez pas à faire les exercices de fin de chapitre, ils sont un peu plus corsés ». Comme je fus rapidement à court d’occupation et que Stan se concentrait sur sa copie comme s’il essayait de résoudre un problème digne des plus grands mathématiciens, je me contentais de relire mes leçons et de feuilleter mes manuels. Ils étaient particulièrement bien réalisés car on pouvait aisément intégrer les enseignements qui y étaient expliqués si on n’avait rien compris – ou rien écouté ‒en cours.
Contrairement à ce que je craignais, ce lycée ne mettait pas la barre trop haut d’entrée de jeu car les élèves, venant de collèges divers,avaient des niveaux disparates. Mais les exigences s’accroissaient rapidement, et les efforts demandés étaient constants au cours de l’année pour rester à niveau. C’était un peu « nage ou coule ».
Avant d’aller dîner, je fis un bref passage dans ma chambre pour déposer mes affaires et me débarrasser de ma cravate, que je ne supportais déjà plus après une seule journée. Il n’y avait toujours aucune trace du dénommé Jess Flinn.
Il y avait plus de monde dans le réfectoire que pour le déjeuner, et il semblait aussi plus chaleureux une fois les grands lustres allumés. Même si les cours étaient terminés pour aujourd’hui, je n’avais pas l’impression que ma journée était achevée. Je ne pouvais me détendre dans le même lieu où je prenais mes cours. Mon cerveau devait faire un blocage car je n’avais pas l’impression que ça posait autant de problèmes aux autres. Il allait sûrement me falloir plus de temps pour m’habituer.
Une fois notre dîner avalé ‒j’avais quand même essayé de converser un peu avec Stan en lui livrant mes premières impressions sur cette journée ‒nous remontâmes au dortoir ouest par le grand escalier. Il était trop tôt pour se coucher quand je retrouvai ma chambre. Toujours pas de coloc … J’essayais de tuer le temps en lisant un des bouquins que j’avais emmenés avec moi, mais le silence m’oppressait. Je mis mon casque et lançai la musique, mais elle me déconcentra et je ne parvenais plus à lire. C’était peine perdue ! Je laissai tout en plan et allumai l’ordinateur. Je me connectai à internet pour faire quelques recherches sur mes groupes préférés. Cela m’occupa plus que je m’y attendais car lorsque je relevais la tête, le réveil posé sur la table de chevet indiquait 23h27. J’allai me coucher et ma première journée à Saint Georges prit fin.