Révélations

13 mins

     Un dragon … un dragon ! Je m’adossai à la façade de la grange le temps de reprendre mes
esprits et mon souffle, car j’avais inconsciemment cessé de respirer tant cette découverte m’avait choqué. Je me concentrai sur les battements de mon cœur qui semblait, lui-aussi, s’être arrêté. Mais rapidement, la curiosité reprit le dessus et je jetai à nouveau un coup d’œil pour vérifier que je n’avais pas rêvé. La créature était toujours là, couchée dans la paille, veillant sur l’œuf. Je ne pouvais m’empêcher de contempler ce spectacle… Soudain, les yeux du dragon se posèrent sur moi. J’étais repéré ! Il aurait pu faire un mouvement, donner l’alerte, ou même me griller sur place … mais il se contenta de me fixer avec intensité. Malgré l’obscurité de la grange, je discernai ses yeux aux iris jaunes et aux pupilles fendues. Ce regard n’était pas effrayant, j’avais plutôt le sentiment qu’il essayait de me sonder. Je perçus dans ces yeux une forme de questionnement, comme s’il s’interrogeait sur qui j’étais. Une chose était sûre : cette bête était intelligente, son regard expressif en était la preuve.
     Je ne saurais dire combien de temps dura cet échange, s’il fut bref ou long … j’étais comme
hypnotisé par ce regard reptilien – ou terrorisé, c’est au choix. Soudain, quelque chose s’abattit sur mon épaule. Mon cœur fit un bon dans ma poitrine et sembla retomber sur mon estomac. Lentement je me retournai, m’attendant à découvrir la griffe d’une créature effroyable sur mon épaule. Mais c’était une main humaine, et toute aussi humaine était la femme à qui elle appartenait. Ce qui me sauta d’abord aux yeux fut l’intense couleur rousse des ses cheveux. Un teint pâle et des tâches de rousseur venaient compléter un visage sans apprêt mais féminin. De premier abord, elle possédait un corps puissant et solide, taillé pour les travaux de la campagne. Elle aurait pu paraître sympathique si son regard interrogateur n’avait pas été aussi sévère.
     – Qui es-tu, toi ? Et que fais-tu ici ?
     – Je … je suis un pensionnaire de Saint Georges. Le camarade de chambre de Jess.
     Comme s’il avait été appelé, l’intéressé pointa son nez par l’entrebâillement des portes de la grange.
     – Toi ? s’étonna-t-il.
     – Jess ! s’exclama la femme rousse. Tu n’étais pas sensé remettre les pieds ici en semaine, je t’avais prévenu !
     – Maman, tu sais à quel point c’est important pour moi…
     Maman ? La ressemblance ne sautait pas aux yeux : autant Jess était brun et pas très grand pour son âge, autant sa mère était grande et rousse.
      – Et en plus maintenant, tu te permets d’amener ici des personnes qui ne font pas partie du clan ! ajouta-t-elle furieuse.
     – Jamais de la vie ! Je ne l’ai pas amené. Qu’est-ce que tu fais ici toi, d’abord ?
     Il ne me laissa pas le temps de répondre et ajouta à sa mère, en levant les mains en signe
d’innocence :
     – Il a dû me suivre, je n’y suis pour rien.
     – Te suivre ? C’est encore pire ! Tu sors si souvent de ton école en cachette que tu ne prends même plus garde à qui peut t’observer !
     Cette femme était tellement en colère que ses cheveux semblèrent s’enflammer. Un bruit, entre le reniflement et le mugissement, se fit entendre depuis l’intérieur de la grange. Il fit réagir la furie rousse dont la colère sembla s’apaiser.
     – Tu vois, plaida-t-il, ma belle me soutient.
     – Ne t’imagine pas que tu sais lire ses pensées, gronda sa mère. Et toi alors, qu’est-ce que tu fais là ? me demanda-t-elle à nouveau. Tu as suivi mon fils jusqu’ici ?
     – C’est exact.
     Pour une fois qu’on me laissait en placer une, ma réponse avait fusé mais je le regrettai
aussitôt. J’aurais pu être plus diplomate.
     – Il s’appelle Alexander, on partage la même chambre, expliqua Jess.
     Décidément, je n’avais pas beaucoup le droit à la parole ici !
     – Et pourquoi es-tu venu jusqu’ici en faisant le mur ?
     Une fois de plus, je n’eus pas le temps de répondre : un vieil homme à la barbe fournie sortit d’une maison voisine et vint à notre rencontre, sûrement alerté par tous ces cris.
     – Rosemary, ça va ? C’est quoi ce remue ménage ? Tiens, t’es qui toi ? s’exclama-t-il surpris, en m’apercevant.
     – C’est un camarade de classe de Jess, répondit la dénommée Rosemary.
     – Bonsoir monsieur, je m’appelle Alexander Calligan. Je suis désolé d’être venu, je sais bien
que je ne devrais pas être là…
     Je suspendis ma phrase à la vue de leur regards interloqués : six paires d’yeux ronds comme des billes me fixaient. Jess et sa mère avaient la même expression, la bouche légèrement entre-ouverte. Était-ce mes excuses qui les laissaient pantois ?
     – Tu as dit Calligan ? me demanda le vieil homme.
    Mon nom de famille était-il sacrilège sur ces terres ? J’osai à peine bredouiller un oui.
    – Comment un Calligan pourrait-il être malvenu ici ? me répondit-il en partant d’un grand rire d’ours, me gratifiant au passage d’une tape amicale dans le dos qui manqua de me faire trébucher. Je suis ravi de rencontrer le fils de Georges, après tout ce temps!
     – Tu es un Calligan ? me demanda Jess qui ne semblait pas en croire se oreilles. Tu ne me
l’avais pas dit !
     – Je ne savais pas qu’il fallait se présenter avec son nom complet dans ce pays ! Et d’abord, toi non plus tu ne m’as jamais donné ton nom de famille, répondis-je froidement alors que je le connaissais avant même de l’avoir rencontré.
     – Si tu es le fils de Georges, il n’y a pas de problèmes à ce que tu sois ici, me dit la mère de Jess d’un ton pas vraiment convaincu. Mais pour ce soir, je pense que tu devrais rentrer à Saint Georges. Il est vrai que je ne connais pas l’avis de ton père sur les sorties nocturnes du pensionnat … peut-être voudrais-tu que je lui demande ?
     – Non, non merci. Ce ne sera pas la peine, m’empressais-je de répondre.
     – Quand à toi, reprit-elle en pointant l’index sous le nez de son fils, tu rentres fissa, sinon tu
auras à faire à moi. Et montre le chemin à ton ami, il ne doit pas être accoutumé aux environs et il pourrait se perdre. Je n’ai pas envie d’organiser une battue pour le retrouver…
     Elle poussa son fils vers moi, l’écartant du passage, et entra dans la grange. Sur le pas de la porte, elle se retourna et nous dit : « Allez, fichez le camp ! » d’une voix qui se voulait plus rude qu’elle ne l’était en réalité, et nous referma au nez les lourdes portes coulissantes du bâtiment.
     Jess se mit en marche sans presser le pas, en direction de la forêt. Il semblait à la fois songeur et en colère, un mélange d’humeur assez surprenant à voir.
     – Alors comme ça, il y plus d’un mois que je partage ma chambre avec un Calligan. Ça
alors ! Et moi qui croyais que tu étais un lèche-botte !
     – Sympa, merci ! Moi aussi je t’apprécie beaucoup Jess… répondis-je, glacial.
     – Mais tu traînes toujours avec ce binoclard … un lèche-botte de première celui-là … c’est quoi déjà son nom ?
     – Stan ?
     Effectivement, le terme lui allait bien. Mais je n’appréciais pas vraiment d’être perçu ainsi.
     – Ouais, c’est ça. Comme tu étais tout le temps avec lui j’ai pensé que vous vous ressembliez.
      Je me suis dit que j’avais la poisse de partager ma chambre avec un « monsieur premier de la classe ». Tu m’avais pourtant eu l’air sympa la première fois que je t’avais rencontré. Un peu endormi, mais sympa.
     Je comprenais mieux, maintenant, son attitude envers moi.
     – Mais si tu es un Calligan, tu ne peux pas être ce genre de gars.
     J’étais sidéré de l’entendre dire ce que j’étais ou ne pouvais être en fonction de mon nom de famille. Si à Londres j’étais anonyme, ici, Calligan devait être un nom connu. Après tout, mon père possédait un manoir et des terres, il ne devait pas passer inaperçu dans la région.
     – Et donc, comment sont les Calligan ? demandai-je alors que je ne savais pas moi-même à quoi m’attendre en parlant de ma famille.
     – Hé bien tu sais, ton père, le clan … tout ça quoi.
     – Ça fait deux fois que je vous entends parler de « clan ». C’est ce village que vous appelez
votre clan ?
     – Tu n’es pas au courant pour le clan ?
     – Non, pourquoi ? C’est un truc régional à ne pas manquer ?
     – Le dernier descendant des Calligan qui n’est pas au courant pour son propre clan ! C’est
quand même fort ! s’exclama-t-il en partant d’un grand rire.
     – J’ai … un clan ? demandai-je complètement perdu.
     – Pas toi, ton père … enfin toi aussi, en quelque sorte, puisque tu es son fils. Enfin, plus
tard…
     – Attends, l’interrompis-je en étendant mon bras devant lui pour lui barrer le chemin.
     Nous venions d’atteindre la lisière des bois et la nuit était tombée. J’allais avoir besoin de
toute ma concentration pour ne pas me prendre les pieds dans les racines des arbres et éviter les branches basses ; or mon esprit était déjà mobilisé à comprendre les révélations qu’il était en train de me faire.
     – Hé, quoi ? demanda Jess en réponse à mon geste.
     – Tu dis que mon père est chef de clan ?
     – Tu ne le savais vraiment pas ?
     – J’ai vécu avec ma mère, à Londres. Je ne voyais mon père que quelques semaines par an.
On ne peut pas appeler ça une relation père-fils très proche !
    – Il ne t’a jamais parlé du clan ? Il ne t’a jamais dit quelles étaient ses fonctions ? Tu n’as
jamais vu son tatouage ?
    – Un tatouage ?
    – Ce motif là, dit il en relevant sa manche, mais sur le bras.
     Il me montra le bracelet en cuir que j’avais déjà remarqué puis sortit de son jean une petite
lampe de poche rectangulaire avec laquelle il éclaira son poignet. La lumière fit briller le métal au centre du lien de cuir. La pièce de cuivre était circulaire et un dessin en ressortait par les espaces découpés dans le métal. Je mis un instant avant de comprendre la forme qui s’en détachait. C’était une créature vue de profil et dont les ailes occupaient tout un côté du médaillon. On pouvait distinguer une tête, une gueule imposante et des pattes avant. Maintenant je comprenais : sur le bracelet de Jess était représenté un dragon.
     – C’est le symbole de notre clan, dit-il sur le ton de la confidence. Moi j’ai ce bracelet, mais
les initiés ont cet emblème tatoué. Comme ton père.
     – Et que faut-il pour être initié ?
     – Il faut se lier avec un dragon.
     – Se lier ? Avec un dragon ! repris-je, sceptique.
    – C’est dingue que tu ne connaisse rien de notre monde ! s’exclama-t-il en se tapant le front avec le plat de la main pour souligner son propos.
     Il exagérait, je connaissais ma géographie … Mais pour moi les dragons avaient toujours
appartenu aux contes, à la mythologie, au même titre que les sphinx ou les sirènes. Existait-il aussi des sirènes ?
     – Si je t’emmenais à Londres, dis-je pour reprendre contenance, tu serais tout aussi perdu.
     – Sans doute, mais moi je connais mon héritage familial.
     Il marquait un point. Tandis que nous nous enfoncions parmi les arbres, je lui demandai de m’en raconter davantage.
     – Hé bien, il y a beaucoup à dire ! On nous donne carrément des cours sur le sujet.
     – Sérieux !
     – Oui, je te jure. C’est parce qu’il n’y a pas tellement de livres pour léguer ce savoir. La transmission est essentiellement orale. C’est aussi plus sûr, car notre clan et les dragons que nous protégeons doivent rester secrets.
     – Parce que c’est à vous de protéger les dragons ? C’est drôle, d’un point de vue extérieur c’est plutôt eux qui semblent être une menace, et vous qui avez besoin d’être protégés.
     J’essayais d’être sarcastique mais ma remarque tomba à plat.
     – En fait, c’est un peu des deux. Auparavant les dragons pouvaient protéger les hommes, ils leur apportaient leur sagesse légendaire …  Aujourd’hui le monde est devenu trop dangereux pour eux. Les homme possèdent des armes qui pourraient tous les annihiler.
Ce serait soit leur destruction, soit leur exploitation. Sans parler de la science qui les étudierait ou des braconniers qui les tueraient pour les vendre par morceaux.
     – Mais ils ont toujours beaucoup à nous apporter, reprit-il. Et nous devons les protéger, c’est le serment qu’a fait notre clan.
     Devant mon air intrigué, il continua.
     – Ça remonte à très loin, au temps de la chevalerie … Le premier de notre lignée à avoir fait
un pacte avec les dragons a été Georges de Lydda. Tu ne connais pas la légende de Saint Georges ? Notre école porte son nom.
     Je connaissais vaguement quelques saints : Saint Patrick, Saint Nicolas, mais Saint Georges ne m’évoquait rien.
     – La légende raconte qu’il aurait vaincu un dragon, protégeant ainsi un village de ses
attaques dévastatrices. Mais en réalité il fut le premier, pour autant qu’on sache, à se lier à un
dragon. Il est alors devenu le premier chevalier-dragon.
     – « Chevalier-dragon », ça signifie qu’à la place d’un cheval il monte un dragon ?
     L’image que j’avais en la tête – un homme en armure, une épée à la main et chevauchant un dragon – était plutôt cool.
     – Pas seulement. C’est plus profond que ça. C’est lorsqu’un homme, en l’occurrence à l’époque un chevalier, se lie avec un dragon.
     – Qu’est-ce que s’est que cette histoire de lien ?
     Nous venions de ressortir de la forêt et la lampe torche de Jess ne nous était plus utile dans le pâturage éclairé par la lune.
     – Le Lien, c’est ce dont je rêve, soupira Jess avec une pointe d’amertume. C’est une relation
indéfectible, que tu ne peux ni prévoir ni contrôler, et qui lie pour le reste de leur vie un être
humain et un dragon. Seuls ceux qui l’on vécu sont marqués par un tatouage.
    – Donc c’est arrivé à mon père.
    – Évidemment, c’est un Calligan ! Vous êtes liés aux dragons depuis des générations.
    – Et toi tu voudrais devenir chevalier-dragon, c’est ça ?
     Ma question eut le mérite de le faire rire et d’éclaircir son humeur.
     – On ne les appelle plus comme ça de nos jours. Tu en vois beaucoup, toi, des gars qui se
baladent avec une côte de mailles sur le dos ?
     – Ça dépend, vous avez l’air plutôt fêlé dans votre village, le taquinais-je.
     – Alors fêlé, tu l’es aussi, tout comme ton père. C’est dans les gênes.
    Nos relations semblaient sensiblement s’améliorer depuis qu’il ne m’associait plus à Stan mais aux Calligan.
     – Sérieusement, reprit-il, de nos jours on nous appelle « dragonistes ».
     – « Nous » ?
     – Oui, c’est vrai, je n’en suis pas un. Du moins pas encore. Mais j’ai bon espoir avec le petit de ma belle.
     – Pourquoi tu appelles toujours ce dragon ta « belle », c’est un peu bizarre comme surnom.
     – Ce n’est pas ma belle mais Mabelle, en un mot, s’esclaffa-t-il. C’est le dragon de ma mère.
     – Ta mère est dragoniste ?
     – Oui, ils le sont tous dans ma famille, du côté de ma mère. Comme je te l’ai dit c’est dans les gènes. Seulement, du côté de mon père il n’y a aucun initié. Donc je pourrais ne pas l’être … C’est un phénomène qui se produit généralement à l’adolescence, pour les jeunes qui vivent au sein du clan. Un jour, tu rencontres un dragon et là, il devient ton dragon, et toi son dragoniste.
     – À cause du Lien ?
     – C’est ça. Ça ne s’explique pas. Je ne sais pas si c’est une question de chimie ou de moment, mais c’est très puissant. Du coup, je veille l’œuf de Mabelle. Je me dis que si je suis la première personne qui croise son regard à l’éclosion, j’ai toutes mes chances.
     – Ça marche comme ça ?
     – Non, pas vraiment en fait, me répondit-il dépité. C’est sans doute une tentative désespérée… C’est pour ça que ma mère est contre le fait que je vienne ici toutes le nuits. Elle dit que si je suis celui qui convient, le Lien se créera forcément, et que je n’ai pas besoin d’user ma santé en passant toutes mes nuits dans une grange.

     Nous venions d’arriver au mur d’enceinte de Saint Georges. Je n’avais pas vu passer le chemin du retour. J’imitai les gestes de Jess, mettant les pieds là où il avait posé les siens, et montai sur le contrefort. Une dernière pression sur les bras et j’étais juché à trois mètres du sol. J’avais bien deviné qu’il passait par l’arbre pour atteindre le mur. Une fois redescendu sur la terre ferme je retrouvai mes livres de cours là où je les avait laissés. Jess se changea pour reprendre son uniforme. Quant à moi, j’étais dans un piteux état.
     Nous sortîmes du couvert des arbres en direction du bâtiment principal. La lune était obscurcie par un épais nuage à cet instant, et avec l’obscurité qui régnait sur le parc on ne risquait pas de nous remarquer depuis une fenêtre.
    – Dis-moi, c’est physique comme sortie ! Et le village est plutôt loin. C’est pas trop dur de faire ça toutes les nuits ?
     – C’est vite devenu une habitude. Et puis ça me tape sur les nerfs de vivre enfermé dans ce pensionnat, à voir les même murs jour après jour ! Pas toi ?
     Oh que si ! Nous arrivâmes sous la fenêtre de notre chambre. Je vis Jess agripper la gouttière en fonte qui s’élevait le long du bâtiment, tout près de la fenêtre que nous visions. De ses pieds il prit appui sur les fixations transversales qui maintenaient le tube de fonte accroché au mur. Heureusement que ce n’était pas une de ces gouttières en métal léger et fragile, mais un modèle ancien et résistant. Elle aurait pu faire la joie d’un amateur d’antiquités car elle était cannelée à la manière des colonnes des temples grecs. Je mis bien plus de temps que mon camarade de chambre pour faire cette ascension et il dû me tendre le bras pour que j’accède au rebord de la fenêtre ouverte.
     – Heureusement qu’on ne verrouille jamais cette fenêtre, fis-je pour garder contenance face au vide qui se trouvait derrière moi.
     – C’est une vieille fenêtre, précisa-t-il. Même quand il n’est pas verrouillé, le battant ne
s’ouvre pas facilement. Je l’avais déverrouillé le premier jour, pour être sûr de pouvoir rentrer dans la nuit. Mais je te remercie de ne jamais l’avoir fermé, sinon je me serais retrouvé coincé dehors.
     L’idée m’avait tenté à l’époque – encore récente – où Jess me tapait sur les nerfs : je l’avais alors imaginé juché sur le rebord de la fenêtre, ne pouvant entrer, et obligé de gratter au carreau pour que je lui ouvre. Pour compléter ma vision, il pleuvait…
Une fois à l’intérieur, Jess se mit au lit aussitôt après avoir quitté son uniforme. Je me sentais
trop énervé pour dormir, après toutes les révélations surprenantes de ce soir. Je l’imitai tout de même – il n’y avait pas grand chose d’autre à faire que de se mettre au lit, à cette heure-là – et éteignis la lumière. J’avais des tas de questions à lui poser sur les dragons, sur son clan … mon clan. Je réfléchissais à ce que je voulais lui demander en premier mais déjà un ronflement retentit dans la pièce. Je devrais attendre le lendemain pour avoir des réponses à mes questions …

     À 7h30 le réveil sonna mais j’avais déjà les yeux grands ouverts. En fait, je les avais gardés ainsi toute la nuit. Tout d’abord, l’adrénaline de cette soirée m’avait maintenu éveillé : ce n’est pas tout les jours qu’on découvre qu’une créature de conte de fées existe réellement en écailles et en os. Plus improbable encore : apprendre que votre père côtoie ces créatures et mène une vie secrète que vous n’auriez jamais imaginée. Puis les idées sombres étaient arrivées. Pourquoi mon père ne m’avait-il rien dit au sujet des dragons si j’étais destiné moi même à devenir dragoniste ? Si ce phénomène se produisait à l’adolescence, comme le disait Jess, il était peut-être temps de m’en informer ! Il m’avait placé dans un pensionnat à seulement quelques kilomètres d’un village abritant des dragons et, comble de l’ironie, mon camarade de chambre appartenait à ce clan ! Était-ce mon père qui avait réuni autant de conditions pour que je découvre l’existence des dragons ou était-ce un hasard particulièrement facétieux ? Si j’arrivais à croiser Georges Calligan aux prochaines vacances, lorsque je rentrerai au manoir, que me dirait-il sur le sujet quand je le mettrais au pied du mur ? « Et bien oui, Alex, les dragons existent. Tes notes se sont-elles améliorées en mathématiques ? ». Je n’arrivais pas à croire qu’il ne m’ait pas mis au courant d’une chose si importante me concernant. Et ma mère, que savait-elle de toute cette histoire ? Était-ce pour cette raison qu’elle l’avait quitté et fui l’Écosse ? Une fois, elle m’avait raconté leur rencontre : elle venait de finir ses études et voulait faire le tour de l’Europe en sac à dos – je ne saisissais pas bien le concept, une valise à roulette n’était-elle pas plus pratique? – et avait commencé son voyage par le nord du pays. Elle avait alors rencontré mon père et n’était jamais repartie. Ça avait été le coup de foudre, et à la fin de l’été, ils s’étaient mariés. Quand je l’avais questionnée sur les causes de leur rupture, elle m’avait avoué que la vie à Londres lui manquait – ma mère était une citadine dans l’âme et j’avais bien du mal à
l’imaginer dans le manoir familial qu’occupait mon père. De plus, elle ne travaillait pas et regrettais que ses études ne lui servent à rien. J’en avais conclu qu’ils avaient divorcé pour incompatibilité de leur modes de vies. J’avais longtemps reproché à mon père de ne pas l’avoir suivie à Londres, mais je comprenais aujourd’hui qu’il soit pris par d’autres engagements … Ma mère était-elle au courant pour le clan ? Pour les dragons ? Elle ne m’aurait sans doute pas laissé venir ici si elle l’avait su. Alors comment Georges Calligan avait-il pu justifier à sa femme ses absences répétées pendant le temps qu’avait duré leur mariage? Que croyait-elle qu’il faisait de ses journées tandis qu’elle l’attendait dans cette immense demeure ?
     Je me demandais bien comment ma vie, auparavant si calme, pouvait en une seule nuit,
soulever tant de mystères et de questions.

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