Réflexion

11 mins

     Cette séance de vol, bien que rapide et d’un rayon d’action très limité, m’avait revigoré ! Je
m’étais morigéné intérieurement d’avoir passé tant de temps sans pratiquer cette activité. J’étais un dragon, que diable ! Ma place était dans les airs. Pas étonnant que j’ai sombré dans un abîme de réflexions tortueuses quand le remède était de m’élever.
     Préparant avec enthousiasme notre deuxième séance qui, je l’espérais, serait moins hésitante que ne le fut la première, j’avais trouvé un solution au problème que posait ma hauteur quand il s’agissait pour mon humain de gagner mon dos. En fait, elle s’était imposée d’elle-même lorsque je repensais à la manière dont il avait fallu que je m’incline pour satisfaire ce petit homme en terme de salutations. J’avais alors envisagé qu’il empruntât mon coude fléchi, il parviendrait alors à se hisser sur mon échine, directement à l’arrière de ma tête.
     Le lendemain, j’attendais donc cet étrange écho intérieur qui m’indiquerait qu’il était dans les environs. J’avais laissé filer la matinée en chassant quelques proies faciles aux abords de mon antre. L’enseignement théorique qui était dispensé à cet humain ignorant était indispensable, mais j’espérais malgré tout qu’il ne me ferait pas trop attendre. Je commençai à regretter de n’avoir instauré un horaire de rendez-vous, quand le froissement des feuilles du sous-bois m’indiqua la présence d’un pas humain. N’ayant pas ressentis – ou pressentis, le phénomène était encore nouveau pour moi – la présence du garçon, je tournai la tête et humai l’air. Pas de doute, il s’agissait bien d’un Calligan, mais du père et non du fils. Deux visites de cette homme sous la même lune, cela allait devenir une habitude !
     Il s’arrêta à une distance respectueuse et me salua, comme lors de notre première rencontre. L’espace d’un instant, j’hésitais moi aussi à m’incliner – comme m’avait demandé de le faire mon humain – pour signifier mon respect pour ce chef de clan, mais il me délivra aussitôt son message :
     – Je suis venu vous informer qu’Alexander ne pourra vous rendre visite durant les deux
semaines à venir. Il s’est blessé lors de votre dernière rencontre et doit garder sa cheville au repos.
     Comment s’était-il blessé ? Que s’était-il passé ? Souffrait-t-il ? Je ne pouvais exprimer
oralement toutes ces interrogations. Il dû le percevoir car il ajouta :
     – Apparemment, il se serait tordu une cheville, entraînant une foulure. Ça se serait produit
lorsqu’il aurait mis pied à terre après votre vol.
     J’essayai de me remémorer les événements mais je ne l’avais pas vu redescendre. J’avais
seulement senti qu’il glissait maladroitement le long de mon flanc avant d’atterrir au sol, peut-être un peu précipitamment… Que les humains étaient fragiles !
     – A la suite de sa convalescence, il devra reprendre les cours à Saint Georges. Il aura donc
moins de… disponibilités pour venir vous voir, mais je ne doute pas que vous trouverez un
arrangement.
     Après une courte pose, il prit congé et s’éloigna. Me voilà donc avec un chevalier-dragon
inutilisable, et cela n’allait pas s’arranger quand il se retrouverait derrière le mur d’enceinte de son école. Ne pouvait-il pas faire un peu plus attention ? Était-il si peu dégourdi que mettre un pied devant l’autre représentait pour lui un défit ? Si c’était le cas, comment allait-il survivre à son initiation ?

 
     Les jours passèrent et personne ne se préoccupa de me donner des nouvelles de mon
humain. Bien que je sache que je n’avais aucune part dans cet accident et qu’il était entièrement imputable à sa maladresse, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter pour la suite. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais réalisé – plutôt je ne m’étais jamais inquiété de savoir – à quel point les humains sont fragiles. Il y avait tant de dangers pour eux dans ce monde, sans avoir à y ajouter une majestueuse créature ailée capable de cracher des flammes. J’allais devoir être vigilant à chaque instant que je passerai en sa présence pour compenser son étourderie, car lorsqu’il sera devenu mon chevalier-dragon, lorsque nous serons liés par les serments, comment pourrais-je supporter qu’il lui arrive quelque chose ? Si je ne me maîtrisais pas, si j’étais la cause d’un accident, je deviendrais l’instrument de mon propre malheur.

                                                                                   ***

     Georges Calligan était désolé pour son fils : désolé de ne pouvoir passer toutes ses journées en sa compagnie, désolé qu’il ne puisse sortir de la maison, désolé que ses vacances aient été gâchées. Le fils, quant à lui, s’accommodait très bien de la situation ! Mes cours d’escrime avaient été suspendus, ce qui me permettais de me lever plus tard chaque matin. Quant à mettre le nez dehors, il suffisait d’observer le temps pour préférer rester bien au chaud et au sec. Les leçons avec Nestor se poursuivaient et j’en apprenais d’avantage sur les différents clans qui s’étaient créés au fil des siècles, et l’évolution de l’alliance entre les hommes et les dragons. J’eus même le droit à un cours sur l’évolution de la dénomination de « chevalier-dragon ». Le Bougon m’appelait toujours ainsi mais Jess, ou même mon père, employaient le terme de « dragoniste ».
     – Le nominatif de « chevalier » est devenu obsolète après l’âge de la chevalerie où il n’a plus représenté qu’un titre honorifique, spécifia un jour Nestor. Il y a alors eu une période de fluctuation dans la dénomination jusqu’à l’adoption du terme « dragoniste ». Le suffixe -iste est employé pour former le nom d’une personne exerçant un métier ou une activité, ou encore adepte d’une idéologie. Cette particule, accolée au nom « dragon », désigne donc tout à la fois une personne montant un dragon, qu’une personne ayant adhéré au code d’honneur de cet ordre. »

      Avec toutes ces explications, j’avais cru me retrouver dans le cours de Mme Hopkrick, mais cela avait le mérite d’être clair. Je voyais ces cours d’un œil nouveau, comme s’il fallait que j’engrange le plus de connaissances possible sur ces créatures pour savoir à qui j’avais à faire. Je me demandais toujours si le Bougon pouvait-être dangereux et questionnai un jour Nestor pour savoir si un dragon avait déjà tué ou blessé son dragoniste.
     – Certes, c’est arrivé, me répondit-il. Personne n’est à l’abri d’un accident. Mais une fois que les partis se sont engagés l’un envers l’autre, ils ne peuvent souhaiter de mal à l’autre, car cela reviendrait à se blesser soit-même.
     J’en étais donc venu à la conclusion que je serais en sécurité – mais un accident peut toujours arriver – une fois devenu dragoniste. Mais en attendant ?

 
     Jess me rendait visite chaque après-midi. Mon père l’avait averti de mon immobilisation et
lui avait proposé de venir au manoir. Ce dernier ne s’était pas fait prier. Bien entendu, il avait voulu entendre en détails le récit de mon premier vol mais visiblement, celui-ci n’était pas satisfaisant. C’était loin de l’expérience dont il rêvait. De plus, il me gratifia de commentaires sur ma maladresse ridicule car je m’étais foulé la cheville en mettant pied à terre tandis que, le vrai danger lorsqu’on chevauchait un dragon, était de tomber en plein vol.
     Mon visiteur était admiratif, mais aussi très curieux, en découvrant le manoir Calligan. Il
m’avait demandé la permission de visiter la demeure et s’était lancé, en plein milieu des escaliers, dans un imitation délirante d’Indiana Jones, pour me divertir.
     En fin de journée, quand Jess rentrait chez lui, mon père prenait le relais. J’y voyais là une
technique de sa part pour que je ne m’ennuie pas. Il me racontait sa journée et me faisait part des potins du clan. Par son intermédiaire, j’appris à connaître les personnes qui composaient son quotidien. Rosemary Flinn était en quelque sorte son bras droit. Comme les Calligan, elle
descendait d’une des plus vieilles familles de dragonistes du pays. Les Flinn vivaient au clan et elle pouvait prendre la relève du chef lorsqu’il était absent. J’avais demandé à mon père pourquoi il ne vivait pas avec les autres, au village, puisqu’il y passait déjà toutes ses journées. Il m’avait alors expliqué que, pour son bien-être mental et physique, il avait besoin de mettre de la distance avec ses obligations, sinon il serait happé par ses fonctions.
     – De plus, ce manoir est dans la famille depuis des générations. Je pense donc ne pas avoir
été le seul à avoir eu besoin d’intimité.
     L’intimité ! Visiblement, c’était une chose rare au clan ! Je le compris grâce aux récits que
Jess et mon père faisaient de la vie là-bas. Joshua, le garçon à la brouette que j’avais croisé lors d’un de mes passages au village, était apparemment un bourreau des coeurs. J’appris très vite que les dragonistes célibataires étaient très convoités. Je me disais qu’effectivement, il était difficile de faire plus impressionnant, mais mon père m’expliqua les choses sous un autre angle :
     – Pour la survie du clan, il est indispensable d’avoir des dragonistes. Pendant longtemps, les familles qui engendraient des chevaliers-dragons se sont mariées entre elles. Ça a finit par poser problème. Ce sont des pratiques que nous n’encourageons plus et les membres du clan sont libres de se marier avec qui ils souhaitent, même avec les profane – c’est le nom que l’on donne entre nous à ceux qui ne sont pas dans le secret.
     – Maman était une profane ?
     – Oui, en effet.
     Le ton qu’il avait employé soulevait un problème. Il fallait que j’en sache plus.
     – C’est pour cela que vous avez divorcé ? Parce qu’elle ne faisait pas parti du clan?
     – Non ! Enfin préserver le secret n’a pas aidé notre couple…
     Visiblement, les choses étaient compliquées car son visage prit une expression plus sombre.
     – J’ai toujours voulu savoir. J’aimerais que tu m’expliques… Je sais qu’il s’agit de problèmes
qui ne regardent que vous deux, maman et toi, mais si je marche sur tes traces, si je deviens
dragoniste et chef de clan, j’ai besoin de comprendre les erreurs à ne pas commettre.
      Il poussa un profond soupir puis se mit à parler.
     – Ta mère et moi nous sommes rencontrés ici, sur les terres de notre famille, commença-t-il
d’une voix emprunte de nostalgie.
     – Maman m’a déjà raconté votre rencontre, le coupai-je avant de me reprendre. Excuse-moi, je te laisse raconter.
     Il eu un faible sourire et reprit.
     – Tu connais l’histoire de son point de vue à elle, mais laisse moi te raconter ma version.
Donc nous nous sommes rencontrés dans la lande, près de l’endroit où tu as découvert ton dragon. C’était le début de l’été et ta mère était très douée pour sortir des sentiers battus, et même franchir les limites des propriétés privées… Elle m’avait dit « Je veux des paysages ! Je veux découvrir les pays tels qu’ils sont vraiment et pas me contenter des attrapes touristes. Et je veux des rencontres avec des gens authentiques ». Comme elle avait jugé que j’étais un autochtone authentique – mais je crois en vérité que je lui plaisais – elle m’a demandé de lui faire visiter la région. Il ne faut pas grand chose pour tomber sous le charme de ta mère… chaque fois qu’elle me souriait, j’avais l’impression que le monde était plus beau. Comme tu le sais, nous nous sommes mariés rapidement…
     – Tu penses que vous vous êtes mariés trop vite, trop jeunes ?
     – Non, je ne pense pas que ça tienne à ça. Et je n’ai jamais regretté la façon dont ça s’est
passé. Cependant, mon père était contre ce mariage. Je t’ai dit que nous encouragions les mariages avec des familles qui ne comptent pas de dragonistes, et même avec les profanes. Et bien, ton grand-père, n’était pas de cet avis en ce qui me concernait. Il ne voulait pas voir s’éteindre la lignée des Calligan avec un mariage d’où il risquait de naître un enfant qui ne deviendrait pas dragoniste.

     Je me sentis assez mal, tout à coup, à la pensée que mon défunt grand-père, cet homme que j’avais idéalisé et même inventé de toute pièce, à défaut d’avoir eu des souvenirs de lui, avait désapprouvé ma naissance.
     – C’était un homme droit mais inflexible, ajouta mon père. Sa priorité avait toujours été le
clan, et il attendait qu’il en soit de même pour moi, puisque j’allais prendre sa succession. Il me destinait à la famille Flinn, il voulait que j’épouse Rosemary, qui avait toujours été ma meilleure amie, mais pour qui je n’avais aucune inclination. Cependant, j’étais encore jeune, rebelle, je voulais trouver ma propre voie. Bien sûr, depuis l’adolescence et mon initiation, j’étais attaché à ma dragonne, mais je ne pouvais me résoudre à suivre une voie qui avait été tracée pour moi dès ma naissance. Je voulais parcourir le monde mais, par chance, c’est ta mère qui est venue à moi, et elle est devenue mon monde…
     – Alors, c’est à cause de ton père que votre relation a mal tourné ?
     – Non plus. Bien sûr, j’aurais aimé me sentir soutenu par mon propre père, le seul parent qui me restait, mais je ne peux pas lui faire porter tous les torts. Et comme tu le sais, il est mort quelques mois après ta naissance. Cependant il t’a rencontré, il t’a tenu dans ses bras, et il t’a reconnu comme son petit-fils. Je n’ai jamais su d’où lui venait cette certitude, mais il te présageait un grand avenir. Pour lui, il ne faisait aucun doute que tu reprendrais le flambeau des Calligan.
     Il fit une pause et reprit :
     – Je pense que le vrai problème dans cette histoire, ça a été moi. Je suis resté trop longtemps indécis… Il faut que tu saches que, selon nos traditions, les profanes ne doivent pas être mis au secret avant la naissance de leur premier enfant. D’après les lois du clan, la seule chose qui unisse pour la vie un homme et une femme est de donner naissance, car c’est un acte irrévocable, tandis qu’un mariage peut être annulé. J’avais donc tu la vérité à ta mère sur ce qu’était véritablement ce petit village où je passais mes journées. Elle pensait qu’il s’agissait d’une communauté souhaitant vivre plus simplement, loin des villes. Je m’arrangeais pour mentir le moins possible, et je lui racontais tout ce que je pouvais sur mon travail. Si on fait exception des dragons, mes journées étaient plutôt normales. Puis ta mère est très vite tombée enceinte, et elle quittait moins souvent le manoir, me rendait moins fréquemment visite au village. Enfin tu es né et nous avons été comblés. Notre vie était parfaite, notre entente idyllique. Mais il était temps de tout lui révéler. Pourtant, les choses marchaient si bien ainsi que je ne pouvais me résoudre à bouleverser notre équilibre. Mon
père me pressait pour que je saute le pas, car tu devais être élevé dans les traditions du clan et, pour cela, tes deux parents devaient les perpétuer. Mais en t’observant grandir au fil des jours, j’imaginais un autre avenir pour toi, et pour les autres enfants que nous espérions avoir, avec ta mère. Je souhaitais que la nouvelle génération de Calligan ait le choix de ce qu’elle deviendrait, et je comptait sur la probabilité qu’un de mes enfants – nous en voulions cinq avec ta maman – choisirait la voie des dragonistes et prendrait la relève. Je me confortais dans l’idée que ma femme n’avait pas à savoir tout de suite, et que les choses pourraient durer ainsi encore un moment… C’est à cette période que je suis entré en désaccord avec Ella, ma dragonne. Elle estimait qu’Annie avait le droit de savoir, indépendamment du fait que nos enfants devaient être élevés dans la tradition. Je soutenais que je faisais cela pour la protéger et que moi-même, je n’étais défini ni par le clan, ni par mon père, ni par mon dragon. C’est bien des années après j’ai compris que tout cela était faux. Elle avait vu juste : je ne cherchais pas à protéger ta mère, j’étais lâche ! Évidemment, ma famille, mon clan et même le dragon auquel j’étais lié, avaient façonné celui que j’étais devenu.
     – Ensuite, ta dragonne est partie, dis-je avec douceur.
     – Oui, puis ta mère le jour qui a suivi. Mes disputes perpétuelles avec Ella me rendaient
irascible et se répercutaient sur notre couple. Elle m’a même accusé d’avoir une maîtresse !
J’essayais de lui expliquer que je ne supportais plus toute cette pression sur mes épaules, mais elle ne pouvais pas comprendre de quoi je parlais. Elle a dû croire qu’elle était la cause de mon mal-être. Un jour – cette situation avait déjà trop duré – elle m’a annoncé qu’elle partait, avec toi. Elle ne voulais pas s’enfuir avec notre enfant en ne me laissant qu’une lettre pour expliquer son geste, alors elle m’a demandé de la laisser partir. C’est ce que j’ai fait. La suite, tu la connais. Tu as vécu un temps avec tes grands-parents maternels, puis vous vous êtes installés à Londres.
    

     En remontant dans ma chambre, ce soir là, je songeais que j’avais eu sous les yeux un
homme qui avait tout perdu : ses parents, sa femme, son fils et même la créature à laquelle il était lié pour la vie, sa dragonne. Comment avais-je pu lui en vouloir, durant toutes ces années, alors qu’il avait été abandonné de tous. Je pris alors pleinement conscience de l’importance, pour lui comme pour moi, que je finisse mes études ici.
     Ces derniers jours, j’avais essayé de déterminer dans quelle mesure il était dangereux pour
moi de devenir dragoniste. Cependant si je choisissais cette voie, ma vie n’allait pas se résumer au seul aspect des dragons, c’est aussi mon quotidien, mon mode de vie, mon métier, ma vie amoureuse qui allaient dépendre de mon choix. Si aujourd’hui, penser à me marier et fonder une famille était comme imaginer la vie d’un autre que moi, il me faudrait cependant prendre ces critères en considération. Une chose était sûre, je ne voulais pas souffrir comme avait souffert mon père, et comme je le soupçonnais de souffrir encore, même si nos retrouvailles avaient quelque peu apaisé ses blessures.

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