Suspicion

12 mins

     Depuis quelques temps déjà mon humeur connaissait des hauts et des bas, et je savais que mes retrouvailles avec le garçon en étaient la cause. Ma vie était plus simple quand je me
désintéressais totalement des humains et de ce qui pouvait leur arriver. Aujourd’hui, mes
préoccupations tout comme l’organisation de mon temps, tournaient autour du garçon et de nos moments passés ensembles. Durant les quatre années qui s’étaient écoulées depuis la première rencontre qui nous lia, jamais je ne m’étais soucié de savoir à quoi ce jeune humain passait son temps, où s’il se portait bien. À présent, je ne pouvais faire taire une voix dans ma tête qui se demandait sans cesse si cette créature fragile et si jeune ne courait pas quelques périls. De plus, ma vie de solitude commençait à peser sur mes journées et je n’attendais que la prochaine occasion de converser avec ce petit bout d’homme. Pourtant, ces échanges s’avéraient bien souvent peu dignes d’intérêt et quelque peu frustrants. Alors, comment expliquer qu’en l’absence de sa présence, j’en vienne à regretter ces moments ?
     J’étais aussi de plus en plus tenté de côtoyer mes congénères qui fréquentaient le clan.
L’organisation de cette communauté hétérogène d’humains et de dragons, où chacun trouvait sa place et cohabitait harmonieusement, m’intriguait grandement. Poussé par cette curiosité, je passais plus de temps loin de mon antre, le plus souvent dans la plaine sur la côte, à quelques battements d’aile seulement du clan. Malgré les vents d’automne qui balayaient les falaises, je prenais un plaisir infini à m’envoler vers le large. Je savourais ces heures de vol où la conscience faisait place à des réflexes vieux comme le monde : l’inclinaison des ailes pour assurer la meilleure portée possible et le claquement des membranes quand l’air les parcourait, le souffle qui s’allongeait et se synchronisait avec les battements d’ailes, la vue qui s’accommodait au cache-cache du soleil derrière les nuages et nous permettait de discerner chaque miroitement des écailles d’un poisson affleurant sous l’eau… Dans ces moments-là, il n’existait plus que l’horizon, parfait, infini, qui m’attirait irrémédiablement. Il me fallait généralement un changement de courant d’air pour me
ramener à la raison, me ramener vers la côte. Quelques fois, lorsque le temps laissait percer
quelques rayons au travers du tissu gris des nuages, je me posais sur un îlot et laissait mon cuir froid se réchauffer au soleil. Si des humains naviguaient dans le périmètre, je les repérerais bien avant qu’ils ne m’aperçoivent. De surcroît, la couleur de mes écailles m’offrait un excellent camouflage en présence du lichen et des algues qui recouvraient ces rochers maritimes.
     Cependant, malgré ces délicieux moments dans une solitude que j’avais toujours
affectionnée, j’étais appelé à retourner vers les terres, vers le clan, vers mon humain.

 

                                                                                ***

    Dès le lundi, la vie au lycée avait repris avec la monotonie qui m’était devenue familière. Je
me retrouvais à nouveau dans ce cocon douillet, bien qu’oppressant, qui m’amenait à considérer mes escapades du week-end comme une bouffée d’air. Seul changement au tableau : Jess avait à présent intégré le cercle restreint que nous formions avec Stan. Ce dernier avait accepté la chose avec diplomatie, cependant je savais qu’il voyait d’un mauvais œil cette fréquentation et, visiblement, cette aversion était réciproque, mais chacun prenait sur lui, pour l’instant. Cette cordialité, aussi froide que le Pôle, n’était mise à l’épreuve qu’au moment des repas, car chacun reprenait sa place à l’heure des cours : Stan et moi au premier rang – ce qui me pesait de plus en plus – et Jess au fond de la salle, le plus souvent près d’une fenêtre. Moi qui étais si content d’avoir lié connaissance dès le jour de la rentrée, je me retrouvais à présent embourbé dans cette camaraderie peu sincère. Cependant, je me voyais mal délaisser l’un au profit de l’autre sous prétexte que j’avais plus de points communs avec Jess, et je continuais de penser que compter Stan dans mes fréquentations était un avantage pour ma scolarité. À cette motivation peu glorieuse s’en ajoutait une autre, qui me rachetait partiellement : je ne voulais pas qu’il se retrouve seul, lui qui semblait avoir encore plus de
mal que moi à se faire des amis.
     Du moins c’est ce que je croyais, jusqu’à ce qu’un soir, sans prévenir, Stan délaisse notre
compagnie pour aller s’installer à une autre table où il engagea rapidement la conversation avec ceux qui s’y trouvaient. Je ne me serais pas senti offusqué si je n’avais pas dépensé autant d’énergie pour le supporter depuis l’annonce des examens de fin de trimestre. Affranchi de cette contrainte, je m’autorisai à modifier moi aussi mes habitudes et choisis dès le lendemain une place au fond de la salle pour le cours de Monsieur Silas. Je ne vérifiai pas comment notre premier de la classe prenait la chose, mais cette décision parut plaire à Jess et marqua le début d’une véritable amitié entre nous.
     De ce fait, les jours filèrent et les occasions de m’adresser à Stan se firent de plus en plus
rares, ce qu’il ne semblait pas regretter puisqu’il passait à présent tout son temps avec les élèves du club d’astronomie, les mêmes avec lesquels il s’asseyait au réfectoire. À présent, quand nos chemins se croisaient, dans le couloir des dortoirs de l’aile ouest ou devant une salle de classe, il portait sur moi un regard nouveau : celui qu’il réservait jusqu’alors à Jess, mais teinté d’une pointe de déception.

 
     Un soir, je sortais de ma chambre pour me rendre au réfectoire où Jess devait déjà m’attendre, quand je tombais sur Stan. Il profita de cette entrevue seul à seul pour me dire ce qu’il pensait de la situation :
     – Tu passes beaucoup de temps avec Jess Flinn, Calligan.
     S’il prenait ce ton pour m’intimider, c’était raté. Il était ridicule.
     – C’est moi qui passe plus de temps avec lui, ou toi qui en passes moins avec nous ? On ne te voit plus beaucoup, au déjeuner.
     – Je n’ai pas aimé que tu nous imposes sa présence à l’heure des repas.
     – J’en suis désolé, mais il n’a rien fait pour mériter ta réprobation.
     – Si ce n’est pas encore le cas, ça ne saurait tarder. Et méfie-toi, Alex, il pourrait t’entraîner
dans sa chute. Ton avenir à Saint Georges est compromis depuis que tu le fréquentes.
     – Sur ces aimables paroles, je descends dîner ! J’ai faim ! déclarai-je pour couper court à la
conversation.
     Sans attendre de réponse de sa part, je quittai les lieux. Je retrouvai Jess au réfectoire, déjà
attablé devant une montagne de purée. Bien qu’il se plaigne régulièrement des plats qu’on nous servait ici et que la cuisine de sa mère lui manquait, il avait toujours dans son assiette des portions gargantuesques.
     – Tu en as mis du temps pour descendre, t’es venu jusqu’ici sur les mains ou quoi ?
     – J’ai croisé Stan, lâchai-je d’un ton qui exprimait toute la joie que m’avait procurée cette
rencontre.
     – Qu’est-ce qu’il te voulait, le binoclard ?
     – Oh rien, juste me rappeler que tu es le mal en personne et que je vais sombrer dans le
déshonneur si je continue à partager une table avec toi au réfectoire.
     – Oh, si ce n’est que ça …
     Puis il enfourna une autre énorme fourchette.

     Si, par la suite, je n’abordai plus le sujet avec Jess – inutile d’ajouter des arguments aux
reproches qu’il pouvait émettre à l’égard de Stan – je continuai d’y penser, mais le moins possible. J’avais suffisamment de choses qui m’accaparaient l’esprit et, si je ne voulais pas décrocher des cours et rater mon année, il fallait que je reste concentré. Pour l’instant, je ne m’en sortais pas trop mal et je parvenais même à maintenir ma moyenne en maths.
     J’avais compris de moi-même que cette école était liée au clan, et dans une certaine mesure à ma famille. Mon camarade de chambre prétendait qu’elle avait été nommée ainsi en référence au fameux Georges de Lydda, dont il y avait une représentation dans le hall de l’administration, mais je n’avais aucune preuve tangible de la véracité de cette hypothèse. Il allait jusqu’à affirmer que le prénom de mon père avait la même origine. De fait, c’est un prénom qui revenait étonnamment souvent dans la généalogie de ma famille : mon grand-père s’était aussi prénommé Georges. J’aurais aimé interroger mon père à ce sujet pourtant, une fois encore, ce fut Jess qui m’apprit que, dans notre clan, les hommes amenés à en prendre la tête étaient nommés ainsi. Cet honneur revenait généralement au premier fils. Dans l’histoire il y avait bien quelques Dougal ou Cormac, mais uniquement parce qu’ils avaient dû prendre la place du premier né après la mort de celui-ci. Étrangement, on ne comptait pas une seule femme à la tête du clan, alors qu’elles pouvaient devenir
dragonistes. Rosemary Flinn en était la preuve ! Mais d’après son fils, elle était loin de briguer le poste de chef. Apparemment, cette tâche était perçue comme un fardeau, bien qu’elle confère également un certain prestige. Je comprenais totalement ce point de vue : mieux valait avoir le choix de ce qu’on ferait dans la vie plutôt que d’hériter d’une telle charge. En y repensant, je compatissais volontiers avec la famille royale !
     Autour de moi, chacun avait des projets, des objectifs. Si je ne m’étais jamais trop demandé ce que je voulais faire de ma vie, je me disais aujourd’hui que j’aurais aimé avoir les mêmes choix que n’importe qui. Mais une autre partie de moi, une partie que je n’écoutais que très peu, était secrètement soulagée des perspectives qui s’offraient et les acceptait comme un pont tendu au dessus d’un précipice de possibilités incertaines concernant mon avenir. Quant à mon nouvel ami, il n’avait jamais abordé ces questions, son objectif premier étant de trouver son dragon. Mais il m’avait confié qu’au sein du clan, on rencontrait toutes sortes de professions. Il y avait celles directement liées au bon fonctionnement du village : éleveur, agriculteur, maréchal-ferrant, vétérinaire, mais aussi comptable ou électricien. Il y avait aussi certaines personnes issues du clan mais qui ne s’étaient jamais liées et avaient décidés de faire leur vie ailleurs. Certains pas si loin d’ici, d’après Jess, puisque des professeurs auraient suivi la voie de l’éducation des enfants du clan en choisissant de travailler à Saint Georges.
     – Quel professeur vient du clan ? avais-je demandé à Jess.
     – Je ne sais pas exactement, mais il y en a au moins un. Il vivait au village avant ma
naissance.
     – Comment peux-tu en être sûr ?
     – Parce que maman refuse de me dire qui c’est ! Elle pense que je vais manquer de discrétion si je suis au courant. Elle a vraiment peur que je dévoile notre secret aux profanes.
     – Ça, je l’avais remarqué le jour où je t’ai suivi ! Et elle avait raison de se méfier, je n’ai eu
aucun mal à découvrir où tu te rendais toutes les nuits.
     – Mais si c’est toi, ce n’est pas grave !
     – Ce n’est pas la question ! avais-je alors rétorqué.

  
     Par la suite, lorsque je m’ennuyais en cours, je cherchais des indices chez mon professeur qui pourraient me révéler si, oui ou non, il avait une relation avec le clan. J’avais émis quelques doutes sur le compte de Monsieur McCanaugh, notre professeur d’histoire. Peut-être quelque chose dans ses cheveux roux me rappelait ceux de Mme Flinn… Non, ils étaient plus cuivrés, il n’y avait sans doute aucun lien de parenté. En tous les cas, les membres du clan qui travaillaient dans cette école cachaient bien leur jeu car Jess lui-même, qui avait pourtant grandi dans cette communauté, était bien en peine de deviner qui ils étaient.
     J’eus de nouveaux « suspects » sur lesquels faire porter mes doutes lorsque je surpris une
conversation personnelle entre Monsieur Silas et Mademoiselle Stewart. J’étais retourné dans la classe de physique récupérer mon manuel – que j’avais charitablement prêté à un élève et qui, au lieu de me le rende à la fin du cours, l’avait laissé sur sa paillasse. La porte du laboratoire étant ouverte, je m’étais glissé dans la pièce et avait récupéré mon bien. Je n’avais pas pris de dispositions particulières pour être discret, considérant que j’avais parfaitement le droit de revenir dans la classe pour reprendre ce qui m’appartenait – et quelque peu agacé de devoir le faire alors que ce n’était pas moi qui avait oublié ce fichu manuel ! Je ne prêtai pas vraiment attention à la voix du professeur Silas, venant de la pièce attenante, à savoir la salle de cours de Mademoiselle Stewart. La porte communicante était restée ouverte et je pus entr’apercevoir Monsieur Silas, se tenant debout devant le bureau de notre professeur de physique. Il me semblait parfaitement normal que des collègues échangent entre eux en dehors des heures de cours. J’allais donc repasser la porte qui donnait sur le couloir, quand une phrase prononcée par le professeur Silas retint mon attention :
     – … Je peux comprendre que ne pas révéler qui nous sommes peut-être un fardeau lourd à
porter.
     – Ne t’inquiète pas pour moi, répliqua Mademoiselle Stewart peu amène, je vis très bien la
situation. J’ai eu trente-et-un ans pour m’y habituer.
     – Mais ici, les circonstances sont un peu …
     – Ce qui t’ennuie en réalité, c’est que je sois venue travailler dans cet établissement !
     – Amélia, ce n’est pas que j’ai dit !
     – Le sujet est clos, trancha-t-elle.
     – Très bien, je te laisse…
     Je me tenais toujours près de la sortie. J’entendis des pas résonner dans le couloir, une porte s’ouvrir puis se refermer : le professeur de mathématiques avait retrouvé sa salle de classe. Sur la pointe des pieds je regagnai le couloir et là encore tâchai de ne faire aucun bruit – maintenant que j’avais surpris cette conversation je me sentais en faute – mais j’étais aussi très content d’avoir découvert lesquels de nos professeurs étaient membres du clan. Je ne pus retenir un sourire satisfait lorsque je remontai au dortoir où Jess planchait sur ses devoirs.
     – Tu en as mis du temps pour récupérer un bouquin ! C’est quoi ce petit air réjoui sur ton
visage ? Tu as vu Mademoiselle Stewart sans sa blouse de chimie ?
     – Je ne suis pas si réjoui que ça, plaisantai-je. Non, sérieusement, ça la concerne… et aussi
le professeur Silas.
     – Stop, je ne veux pas en entendre d’avantage ! S’ils ont une relation tous les deux, je préfère éviter de m’imaginer les détails. Mademoiselle Stewart est la plus jolie prof de cette école, ne gâche pas mon unique fantasme.
     – Il ne s’agit pas de ça, mais j’ai surpris une conversation très intéressante entre eux.
Je lui répétais fidèlement les mots qu’ils s’étaient échangés et attendis sa réaction, mais rien
ne vint.
     – Alors ? C’est bien la preuve qu’ils font tous les deux partie du clan !
     – Oui… ou alors qu’ils ont une liaison.
     – Tu fais une fixation là dessus ?
     – Si c’est le cas, c’est de ta faute ! plaisanta-t-il. Mais pour être sérieux, les paroles que tu
m’as rapportées peuvent être comprises dans ce sens.
     – Non, ce n’est pas ça, j’en suis certain. Il n’y avait rien de… romantique entre eux, ça se
voyait. Peut-être que je me trompe dans mes soupçons, mais en tout cas ce n’est pas ce à quoi tu penses.
     – Je ne l’espère pas, mais ton hypothèse ne tient pas debout non plus. Tu imagines, toi, que
quelqu’un puisse préférer aux dragons les maths ? Qui irait choisir une vie remplie de trigonométrie quand il peut côtoyer tous les jours des créatures mythiques ?
     – À chacun ses goûts, éludais-je.
     Moi-même, je ne savais pas ce que j’aurais préféré, si je ne m’étais jamais lié à un dragon :
vivre ma vie en poursuivant ma passion ou la passer reclus dans une minuscule bourgade, sans avoir jamais l’occasion de monter une de ces créatures autour desquelles tournait toute la vie de la communauté ?

     La semaine m’avait semblé terriblement longue, et la routine des cours monotone tant
j’attendais avec impatience l’arrivée du week-end. Il ne me restait qu’une étape à franchir avant d’être libéré des murs de Saint Georges : les devoirs du vendredi soir. Nous avions décidé, Jess et moi, de nous débarrasser le plus tôt possible des travaux à rendre pour la semaine suivante et, pour cette occasion, nous nous étions même plongés dans l’ambiance feutrée de la bibliothèque. Je ne m’étais rendu qu’une ou deux fois dans cette partie de l’école – pour y emprunter des ouvrages qui m’aideraient dans mes devoirs d’histoire – cependant je ne m’y étais jamais vraiment arrêté. C’était un lieu bien plus agréable pour travailler que la salle d’étude, avec ses grandes tables en bois sombre et la multitude de rayonnages remplis de livres qui étouffaient l’écho des pas. L’ensemble donnait une impression labyrinthique car les étagères étaient disposées de manière aléatoire, formant des allées qui vous entraînaient on ne savait trop où. Parfois, elles débouchaient sur une fenêtre devant laquelle était disposée une petite table et où vous pouviez profiter de la vue sur le lac tout en étudiant. Cependant, ce jour là, nous nous sommes abstenus d’un tel agrément car nous attendions
notre liberté avec tant d’impatience, que nous redoutions d’être déconcentrés par les grands espaces du dehors. Pour le coup, nous étions plus studieux encore que Stan. Même si tous les soirs, dans ma chambre, j’avais passé du temps à travailler, je devais avoir pris les choses un peu trop à la légère car la somme de devoirs en fin de semaine était considérable. J’avais notamment une dissertation en économie, qui nous avait été remise le matin même, et qui me paraissait bien nébuleuse. Il ne me restait plus qu’à y ajouter une conclusion, quand le bibliothécaire, un grand homme sec, vint nous demander très poliment de libérer les lieux.
     – Excusez-nous, dis-je en rassemblant les livres et les papiers éparpillés sur la table.
     L’homme était reparti aussi silencieusement qu’il était arrivé.
     – C’est étrange… dit soudain Jess.
     – Quoi, qu’est-ce qui est étrange ? lui demandai-je sans vraiment m’intéresser à ce qu’il
pouvait vouloir dire.
     Il n’avait pas rangé ses affaires et regardait fixement dans la direction où l’homme était
reparti.
     – Jess, bouge-toi ! Si on traîne trop, le réfectoire sera fermé.
     – Je n’ai pas aimé la façon dont cet homme t’a regardé…
     – Ma tête ne lui revient pas, et après ? dis-je en empilant ses affaires.
     – Non, ce n’est pas ça, ce serait plutôt l’inverse…
     – Peu importe ! J’ai faim, viens, on y vas !
     Je lui fourrai manuels et copies dans les bras, avant de l’entraîner vers la sortie.
S’il ne sembla pas totalement abandonner son idée, au moins n’en reparla-t-il pas au dîner.
Quant à moi, j’étais tout à notre évasion du lendemain et ne m’intéressais à rien d’autre. Nous
passâmes le reste de la soirée à échanger sur nos projets pour le week-end : j’irais retrouver le Bougon, tandis que Jess prendrait des nouvelles de Mabelle et du dragoneau. Nous nous
retrouverions dans la lande, si le temps le permettait, pour partager des sandwiches qu’il prendrait chez lui. Il faudrait rejoindre Saint Georges avant la tombée du jour car, en hiver, les portes donnant sur le parc fermaient plus tôt. Mais ce n’est qu’avant d’éteindre la lumière, alors que nous nous apprêtions à dormir, qu’il osa me demander, avec une timidité mal dissimulée:
     – Est-ce que je pourrais le rencontrer un jour, ton dragon ? Pas forcément ce week-end, mais une prochaine fois… enfin s’il est d’accord, bien entendu ! Il vaudrait mieux lui demander avant…
     Je ne pus m’empêcher de rire face à l’attitude de mon ami, si intimidé à l’idée de rencontrer
le Bougon alors qu’il avait grandi avec Mabelle, la dragonne de sa mère. Peut-être n’étais-je
finalement pas si empoté dans mes relations avec cette vieille tête de mule…

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