Ce qu’en décida l’éternité (chap I – 1/3)

9 mins

Le Saint et le Loup

Allongé dans la neige depuis des heures, bercé par le silence et le souffle des flocons, il ne sait plus exactement quand il a fermé les yeux. Il sait juste que la neige n’est plus là, elle a disparu.

Soudainement. En une fraction de seconde. Elle s’est arrêtée de tomber.

Des milliers de flocons effleuraient encore ses joues quelques secondes auparavant. D’innombrables ailes de papillons,  des caresses givrées qui l’ensevelissaient petit a petit.  Il serait parti paisiblement pour ne laisser qu’un gisant de glace, main sur le cœur, refermée sur une petite croix d’argent.

« Et la clope au bec…. » se désole-t-il intérieurement.

L’image lui parait beaucoup moins romantique d’un coup.

De toute façon, ce rideau sombre apparu derrière ses paupières a tout gâché.

Sans compter la voix qui l’accompagne et qui résonne encore.

Lointaine à leur arrivée, Elle se rapproche. De plus en plus.

« Gaby ! Je te parle !! Tu vas rester longtemps comme ça ? »

Gabriel soupire ostensiblement.

Cette voix, il la connait. C’est celle de Hireki, son meilleur ami. Plus, s’il existait qualificatif plus fort pour décrire ce qui les lie depuis l’enfance.

Il ne sait pas trop ce qu’il ressent pour lui.

Il l’aime. C’est une certitude. Plus qu’un ami, plus qu’un frère mais sans pour autant en être amoureux. Il n’est pas amoureux de Hireki. C’est aussi une certitude. Il ne tombe pas amoureux.

Une chose est certaine, ces sentiments l’agacent. Parce qu’il connait d’ors et déjà la suite des événements. Il est incapable de résister à Hireki. Sans trop savoir pourquoi, il ne peut pas lutter. Il va donc encore se retrouver dans quelques minutes choyé comme la huitième merveille du monde. Sauvé des griffes acérées du grand méchant froid par la légère inclinaison de son meilleur ami au syndrome du sauveur.

Hireki croit dur comme fer que Gabriel lui a sauvé la vie. C’était, en fait, un simple reflexe. Depuis, il est « son ange ». Curieux pour quelqu’un qui ne croit pas en Dieu. Il le couve, le protège, vole à son secours. Un vrai chevalier blanc. Hireki lui vouerait un culte s’il pouvait. Et cette manière qu’il a de le regarder, ca l’horripile…

Quelle tête fait-il d’ailleurs? Il essaie de se l’imaginer. Penché au-dessus de lui.

D’abord ses traits au naturel.

Eurasien, 29 ans, 173cm.  Les bases se posent sur une silhouette anonyme dont l’apparence se précise au fur et à mesure.

De son père, Hireki a hérité de traits européens assez discrets. La mâchoire marquée, un visage long, les cheveux fins, le nez droit. Aussi de la particularité familiale qui se transmet manifestement de père en fils : la fossette au menton. Lui, ayant même l’outrecuidance d’en arborer deux autres au moindre sourire.

« Plutôt beau gosse » admet Gabriel en pensée «  si on oublie sa coupe de châtaigne et ses grosses binocles de geek… » Roule-t-il des yeux derrière ses paupières closes quand ces détails s’ajoutent à l’image mentale qu’il est en train de construire de son meilleur ami.

« GABY !! » s’élève la voix impatiente.

« RAAAAAAAH ! Beau gosse mais sacrément casse couilles » peste-t-il en son for intérieur

Il ne bouge pas pour autant, gardant l’espoir fou qu’il partira peut-être.

« Ca suffit maintenant ! P’tit con !!»

Subitement, la neige craque à son oreille puis deux mains l’empoignent.

La secousse est douce mais la douleur du mouvement sur son corps gelé le rappelle à la réalité. Il est toujours vivant.

Il grimace en ouvrant les yeux.

« Fait chier ! » Râle-t-il en levant un regard assassin.

Hireki se tient là, accroupie devant lui. Ses cheveux noirs, humides, forment d’épaisses mèches qui ondulent  légèrement devant ses yeux effilés.

Ce détail frappe Gabriel.

Ces yeux effilés. Ces deux billes noires où se confondent iris et pupilles.

Hireki a aussi et surtout hérité des pommettes, des cheveux de jais, du teint légèrement halé et des yeux noirs en amandes fortement marqués de sa mère. Tout, en somme, pour balayer à grand coup les origines paternelles.

Hireki a tout d’un asiatique.

« C’est pour ca qu’il utilise son deuxième prénom au lieu du premier : Axel » se rappelle Gabriel.

Quoiqu’il en soit, plus besoin de l’imaginer. La pointe de colère dans ce regard d’obsidienne le transperce réellement.

« Ou la pitié » songe Gabriel avant de se plaindre faiblement « Tu as fait disparaitre la neige… »

Hireki n’y porte pas attention.

«  Tes lèvres sont déjà bleues !! Inconscient ! » Il sent un long  manteau d’hiver l’envelopper et une écharpe s’enrouler délicatement autour de son cou. Mais bien plus que le poids du vêtement ou le parfum réconfortant du métis sur  la laine, sa seule présence le réchauffe immédiatement comme il l’avait prévu et ce malgré la douceur et les reproches qui claquent conjointement

« Je commence à en avoir marre de te courir après tout le temps ! »

Les braises de la culpabilité se raniment à leur tour.

Gabriel desserre à peine les lèvres

« Garde tes forces pour te réchauffer !» le coupe Hireki, exaspéré, avant de le soulever précautionneusement.

Leurs visages sont à quelques centimètres.

L’asiatique évite son regard. La mâchoire tendue. Il est fermé, triste, inquiet, ou peut-être en colère ?

Peu importe en réalité.

Depuis combien de temps Gabriel ne l’a-t-il pas vu sourire tout en dents, éclater de rire ou  poser un regard taquin et complice sur lui.

Depuis combien de temps n’a-t-il pas profité de ses deux fossettes « bonus »? Celles que la moindre infime amorce de sourire fait apparaitre ?

Hireki a fait disparaitre la neige. Lui a fait disparaitre sa joie de vivre.

« Ce n’est pas équitable » se chagrine-t-il

Le métis le conduit, le bras dans le dos, prévenant. Lui se laisse mener comme un pantin malgré la douleur.

Même si la neige a paralysé ses membres, que ses pieds ne sont plus que deux blocs de glace ou que ses doigts tirent dangereusement sur le pourpre, sa volonté, elle, est anesthésiée depuis bien longtemps. Il est une poupée sans vie capable d’ignorer n’importe quelle douleur. Il n’a plus envie de lutter.

Il avance.

C’est Hireki après tout. Ce n’est jamais pareil quand c’est lui.

« Tu as perdu mon petit Gaby… Ce n’était juste pas ton heure» pense-t-il

Ainsi et comme toujours, il s’abandonne à son meilleur ami et laisse le feu de la culpabilité le ronger encore un peu plus.

Il s’efface.

***

« Laisser mourir la rose »

Ils  n’ont fait que quelques pas quand Gabriel prononce ces mots qu’il n’a pas pu saisir.

Sans doute l’a-t-il remercié.

Gabriel a beau être un bougon invétéré qui préfère s’arracher la langue à vif plutôt que de demander de l’aide, il n’en reste pas moins qu’il a le sens de la reconnaissance.

Apres tout, Hireki l’a enroulé de son manteau et lui a donne son écharpe par ce temps glacial pour ne rester qu’en col roulé et jeans. C’était forcement ca.

Lui, est un enfant du printemps. Son père lui dit souvent qu’il tient ça de sa mère.

Haruko, « fleur du printemps » en japonais.

Il ne l’a pas connue. Une éclampsie. Elles sont mortes toutes les deux, sa mère et sa sœur avec qui il avait partagé neuf mois le giron maternel.

Une brise fraiche et doucereuse lui caresse le visage. Lui à l’impression qu’une gifle polaire vient de lui lacérer la face.

« Putain ! Je déteste le froid ! J’ai froid ! Je déteste l’hiver » grommelle-t-il entre les dents en se blottissant un peu plus contre Gabriel.

Il ne sait plus trop qui réchauffe l’autre. Gabriel à cette résistance étrange aux basses températures ce qui  n’est pas le cas de Hireki et son meilleur ami le sait très bien.

Finalement, il y a tout intérêt que ce fut des remerciements. Sa main se crispe sur l’épaule du jeune homme, un peu énervé. La reconnaissance n’a jamais été sa motivation première pour voler au secours de Gabriel mais il le mérite, point !

Ce « p’tit con » le fatigue à se mettre dans des situations infernales et lui est toujours là. Toujours ! Il ne sait plus quand tout a basculé, quand l’adorable bambin aux boucles folles est devenu ce jeune homme désenchanté et mélancolique aux pulsions autodestructrices de plus en plus prononcées mais il sera toujours là pour le relever.

C’est son meilleur ami, son frère, il l’aime, c’est viscérale. Par ailleurs et non des moindres : il lui doit la vie. Rien que ça.

Il ne peut pas l’oublier. Qui peut oublier ce genre de chose ?

Sans lui, sans cette vivacité miraculeuse lorsque cette cage à poule défectueuse s’est écroulé sous son poids, Hireki serait mort à 7ans.  Transpercé en plein cœur.

Au premier claquement de métal, Gabriel s’est précipité vers lui avant même qu’il ne réalise que quelque chose clochait. Il n’avait que 5 ans, il était si petit et pourtant il a attrapé sa main pour le tirer à lui et cette infime traction changea sa destinée.

Quelques centimètres pour des années de vie.

« Bon deal ! » sourit-il en lui-même

Certes, Hireki n’échappa ni a une blessure grave dont il garde encore une impressionnante cicatrice ni à un long et incertain coma mais aujourd’hui, il est toujours vivant.

De ce fait, la reconnaissance, c’est Hireki qui la lui doit. Une reconnaissance éternelle. Peu importe dans quoi Gabriel déciderait de se jeter demain, il sauterait à son tour pour l’en sortir

Hireki le sent bouger sous le manteau. Il murmure de nouveau. Une litanie monotone et obscure qu’il a bien du mal à cerner.

« Qu’est ce que tu baragouines encore ? » se place-t-il face au jeune homme.

C’est là, qu’une scène d’une beauté surréaliste le cueille.

Le temps s’arrête. Il ne peut que reculer lentement, sidéré par ce qui s’offre a lui.

Ce n’est pas tant les larmes de Gabriel qui le troublent mais le fait qu’en s’échappant de ses yeux verts étincelants elles lui paraissent un court instant se cristalliser le long de son visage. Celles qui parviennent aux commissures des lèvres, elles, restent là tel des cristaux, qui accrochent les reflets du soleil sur la neige.

Deux émeraudes qui pleurent des diamants purs. C’est irréel.

« Gabriel ? » bégaie-t-il.

Gabriel porte les mains à son visage. Hireki  est incapable de dire quand il y a enroulé un chapelet, mais son meilleur ami revêt instantanément des airs d’idole.

Les yeux dans le vague, les lèvres frôlant le chapelet, sa voix éraillée perce le silence et suspend un peu plus le temps.

« Dès lors l’âme de Jonathan fut attachée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme. Ce même jour Saül retint David, et ne le laissa pas retourner dans la maison de son père. Jonathan fit alliance avec David, parce qu’il l’aimait comme son âme »

Hireki sait Gabriel croyant. Il n’est pas rare qu’il le retrouve à prier au fond d’une église lorsque ses angoisses le submergent. C’est même là qu’il s’est rendu avant de venir ici sur la colline où ils jouaient enfants. Il n’est pas surpris de l’entendre citer versets ou autres psaumes.

Seulement lui, n’est pas croyant.

Il respecte la foi de Gabriel sans ironie, aucune, mais lui n’a jamais ressenti le besoin de trouver des réponses là où son ami les cherche.

Malgré tout,  à cet instant précis,  paré de ce long manteau gris, l’écharpe immaculée à son cou, au milieu de ce paysage enneigé, Hireki ne peut que se rendre à l’évidence : c’est plus qu’une idole qui se tient devant lui.

« Un saint » pense-t-il

Cette pensée n’en est même pas encore digne.  C’est d’une pureté absolue. Il en est témoin : Gabriel est  touché par la Grace.

« Un ange, c’est Un ange de glace » se corrige-t-il

Soudainement, à cette seule pensée, s’éveille en lui une sensation puissante.

Ses mains brulent, son corps tout entier s’enflamme en même temps que la peur de perdre le contrôle s’empare de lui.

« Qu’est ce qui me prend ? » s’affole-t-il

Il connait la réponse, elle l‘effraie même parce que, cette sensation d’urgence, il ne la connait que trop bien. Il lutte contre depuis longtemps.

« Je suis complètement fou ?» Essaie-t-il de se reprendre

Gabriel est là, sans défense, abandonné et lui se consume … De désir.

« Je suis une bête ou quoi ?  C’est totalement déplacé ! » Se raisonne t il

C’est pourtant bien une folie dévorante qui s’empare de lui. Elle l’envahit. Il tremble, impatient. Une pulsion animale. Il veut le serrer contre lui, le toucher plus que leur lien ne l’autorise plus que la morale elle-même.

Empoigner la glace pour éteindre le feu. Cette pensée est entêtante, elle devient presque obsessionnelle.

Il ne croit peut-être pas en Dieu mais il est prêt à le supplier sur le champ de calmer ce démon exalté.

Il ne veut pas et il ne doit pas lâcher prise. Les poings serrés, sa vision se brouille peu à peu, sa tête tourne.

« Je ne veux pas lui faire de mal» tente-t-il de se calmer « Je ne veux pas lui faire de mal » répète-t-il encore et encore « Jamais ca n’arrivera »

Ses entrailles se déchirent, la frustration glisse vers une douleur insoutenable

« Je ne veux pas… » Tout tourne plus vite autour de lui « …lui faire de mal »

L’espace se compresse, son corps ne lui appartient plus « JE NE VEUX PAS » hurle-t-il du fin fond de son être.

Son nez saigne, le sang s’écoule sur des dents de bêtes dévoilées, son souffle est court « jamais » souffre-t-il.

Il s’écroule, tout est noir, sa tête explose puis un sursaut  « JAMAIS !! » crache-t-il enfin d’une voix caverneuse.

Il reprend le dessus.  Comme l’espoir endormi de la boite de Pandore, enfouit au fond de lui, une essence singulière calme ses ardeurs.

Tout est confus. Il regarde ses mains. Il ne sait pas quand il a lâché Gabriel, ni pourquoi il est là, à genoux, le nez en sang.

Il n’en a aucune idée et c’est sans importance.

« Tu as glissé ? »

Son écharpe réapparait autour de son cou. Il lève les yeux.

Gabriel est là, debout, il le toise, sa peau blanche pareille à la neige, il scintille encore de tout son désespoir.

Son regard émeraude fatigué par la vie, sa bouche éternellement boudeuse, son visage long et fin encore un peu poupon.  Il est d’une beauté exceptionnelle. Ses airs négligés et provocants n’y changeront jamais rien. Le bambin aux cheveux châtains indomptables a grandi mais Hireki voit le même Gabriel depuis des années. Il est devenu un  adolescent à l’air mutin, fragile et doux puis ce jeune homme désabusé au masque cynique.

Mais il a toujours été un ange à ses yeux. Son ange.

« Qui porte l’autre maintenant ? » questionne faiblement Gabriel, déconcerté.

Hireki se redresse, toujours irrésistiblement attiré par lui mais non plus comme un loup. C’est tel un dévot misérable qu’il se jette contre lui.

«Je suis là maintenant »

(chap I – 1/3)
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