Précédemment: (Chap 1 – Le Saint et le Loup – 1/3)
—
Toutes forces abandonnent Gabriel devant chez Hireki. Ce dernier a juste le temps de l’attraper pour le mener à la salle de bain. C’est de loin la pièce la plus chaude de son appartement. Malgré l’étroitesse et le manque de confort, c’est le choix qui lui parait le plus juste dans l’urgence.
« Gaby ! Il faut que tu te réveilles ! »
Gabriel ne réagit pas. Il est complètement inerte.
Ce n’est plus un jeu cette fois.
Il doit le débarrasser de ses vêtements humides et froids au plus vite. Le réchauffer. C’est le plus important. Eviter toute hypothermie au jeune homme qui ne porte qu’un gilet de grosse laine dans un piteux état sur un T-shirt qui ne brille pas non plus par sa qualité. Tout ca en plus de vieilles basket en toile et d’un jeans troué.
« Réveille-toi ! Ouvre les yeux !!! »
Il se blâme. S’en veut terriblement. Il aurait dû le conduire aux urgences. Seulement, ce n’est pas la première fois ni sûrement la dernière qu’il retrouve Gabriel ainsi, allongé dans la neige. Sur l’instant, il avait juste l’air fatigué. Il tenait debout, il marchait, il avait fini par retrouver des couleurs sur le chemin. Surtout, il se serait sauvé à la moindre occasion.
« C’était la meilleure solution» Tente-t-il de se rassurer
Hireki tremble. À chaque vêtement grandit la panique.
« Ce n’est pas drôle, Gaby ! Ouvre les yeux! » Geint-il
Le métis le frictionne, ôte le manteau, le prend dans ses bras, retire le gilet, le serre encore. Il tente de le réchauffer tant bien que mal alors que la panique cède peu à peu à la peur.
Une terreur sans nom qui va finir par le paralyser. Ses gestes deviennent maladroits.
Il va mourir ! Il va disparaitre comme tous les autres. C’est à ca qu’il pense.
Les couches de vêtements lui paraissent infinies. Il perd son sang froid.
Il hurle.
Un cri puissant. C’est son cœur qui parle, ses tripes. C’est tout son être qui s’emporte.
« Réveille-toi ! Je veux que tu te réveilles ! TU ENTENDS ? MAINTENANT !! »
Un soubresaut. Un hoquet et une main fine qui attrape la sienne.
« La ferme… » Ce n’est qu’un souffle rauque qui franchit les lèvres de Gabriel
Le cœur de Hireki manque de s’arrêter quand il voit le jeune homme s’assoir. L’ange se considère un instant puis replie pudiquement les genoux sur sa poitrine.
« Laisse ca ! Je veux garder une certaine Intimité ! » Réagit-il, le regard faussement effarouché.
Le métis, encore sous le choc, rit soudain nerveusement en réalisant que Gabriel ne porte plus que ses sous-vêtements. Il l’observe un instant avec attention, sans gêne ni obscénité. Il a besoin de le voir respirer, se mouvoir.
« Il est magnifique » se dit-il.
C’est indéniable. Gabriel dégage une aura rare. Replié ainsi, le corps délicat et le regard puissant, il a des airs d’Ignudi, ces éphèbes ornant la chapelle Sixtine.
Bien que, beaucoup plus maigre.
Hireki se remémore subitement ce poids léger qu’il a porté sans effort jusqu’ici malgré l’escalier étroit à franchir. Ce n’était pas l’adrénaline. Gabriel n’a jamais été bien épais mais cette fois l’asiatique est frappé pas ses os saillants prêts à percer la chaire au moindre mouvement. Il est maigre, d’une maigreur affolante. Pire que ce qu’il pouvait imaginer sous les vêtements informes. A y réfléchir, il ne l’a pas vu manger depuis un moment. Il enchaine les cigarettes, c’est la seule chose qu’il a vu franchir ses lèvres ces derniers temps.
Il maigrit à vue d’œil.
Il va finir par disparaître. Encore cette pensée.
Il n’arrive plus à détacher son regard. Il veut le prendre dans ses bras. Le serrer fort, sentir son cœur battre dans sa poitrine, son sang courir dans ses veines. S’assurer qu’il est bien là.
Ses mains le démangent de nouveau. Il est subitement attiré comme un aimant, son corps avance de lui-même. Il veut le toucher.
Il le voit le toucher : Ses doigts qui glissent sur la peau blanche, son souffle contre son oreille, ses jambes autour de ses hanches puis les os qui se brisent sous la force de l’étreinte.
« Je me les gèle sur le carrelage ! » Se plaint soudain Gabriel qui se recroqueville un peu plus, chassant par là même les sombres rêveries de Hireki pour une pensée bien plus pragmatique : Quelle phrase étrange pour quelqu’un qu’il a retrouvé allongé dans la neige.
Mais force est de constater que Gabriel est revenu. Sa verve bourrue intacte, son regard détaché insondable. Il est vivant.
Assurément vivant.
Mais c’est trop tard, la peur s’est rappelée à lui.
Une peur qui tétanise Hireki. L’idée de perdre un proche.
Ca lui est insupportable.
La perte de Gabriel plus encore. Il n’y survivrait pas.
Hireki n’est pas chanceux dans ses relations. Il ne l’a jamais été et doute de l’être un jour. Aussi cette peur grandit-elle avec les années, au fur et à mesure des rencontres.
Tout lui sourit pourtant. Personne ne peut le nier. Toutefois, en ce qui concerne l’amour, il accumule les déceptions. Amour, amitié, famille, à chaque fois qu’un lien se tisse avec quelqu’un, cette personne disparait d’une manière ou d’une autre. Des liens superficiels, des amours sans lendemain. C’est tout ce dont il a le droit, depuis toujours.
Démission, Déménagement, séparation, ou plus tragiquement décès. Tout le monde disparait.
A y réfléchir, Gabriel est sa plus longue relation.
Il ne veut pas penser au fait qu’elle tienne parce que la réciprocité n’existe pas entre eux. Hireki en est conscient mais préfère se voiler la face. Il aime Gabriel. Gabriel ne l’aime pas… Pas autant tout du moins. Ce n’est pas enviable non plus. Un amour non réciproque. Mais au moins il le garde à ses côtés et il chérit cette amitié comme la prunelle de ses yeux.
« Hireki ! » Insiste Gabriel.
L’ange le regarde, les sourcils hauts, impatient puis ses yeux le poussent vers la sortie. La réaction n’est toutefois pas celle attendue. Le métis n’y tient plus. Il le prend vivement dans les bras.
« P’tit con ! J’ai eu la peur de ma vie ! »
« Sérieux Hireki…. Je suis à poil là ! Vire ! » Dit-il gêné
Hireki rit, le nez enfouit dans l’épaule dénudé. Gabriel ne sait pas mentir. Il peut sentir ses doigts dans son dos et s’il les sent malgré l’épaisseur de vêtements, c’est parce que Gabriel s’agrippe fermement à lui. Il n’essaie même pas de le repousser, bien au contraire, ses bras se resserrent un peu plus autour de lui et son visage se perd à son tour dans le cou de son ami.
« C’est dangereux » Songe Hireki
Le japonais se détache à contre cœur puis lui ébroue les cheveux. Ils ont frisé sous l’humidité. Etonnamment Gabriel accueille le geste sans broncher, lui qui déteste tant ses cheveux. Ce sont ceux de son père. Son « géniteur » ou encore « l’autre » comme il le désigne. Hireki ne connait même pas son prénom, il ne l’a jamais prononcé.
Les seules choses qu’il connait de lui sont celles qu’il a lui-même devinées. La plus évidente étant qu’il bat Gabriel. Le jeune homme subit ses coups depuis l’enfance et les subit encore aujourd’hui. Parce que si Gabriel hait son père, l’amour qu’il porte à sa mère, lui, est incommensurable. Au point de se sacrifier pour elle. Il est son bouclier.
« C’est comme ca qu’il va disparaitre » La pensée intrusive guide sa main. Elle quitte les cheveux châtains en une caresse d’une tendresse infinie. Le dos de ses doigts frôle la cicatrice qui traverse le sourcil droit puis il joue avec l’une des boucles blondes qui s’est formée au dessus de l’oreille de Gabriel.
Les perles noires se fondent un instant dans les émeraudes mais l’ange rompt tout contact en penchant doucement la tête.
«Heu… Je… Je vais te chercher des vêtements chauds. » Hireki se relève à peine remis de sa contemplation « Tu devrais prendre ta douche quand tu seras plus reposé»
A peine le métis quitte-t-il la pièce que le verrou retentit derrière lui et l’eau se met à couler. Il appuie son dos contre la porte, pensif.
« C’est dangereux mais c’est toujours la meilleure solution »
***
« Fait chier ! » La manette de Gabriel vole sur la table basse au milieu d’un amoncèlement de chips, pizza et autres mets hautement équilibrés.
Bien entendu, il reste dormir chez Hireki. Après sa douche, il a dormi, mangé, puis redormi. Il a aussi longuement vogué dans l’appartement à de mystérieuses occupations sans trop prêter attention à son meilleur ami. En l’évitant plus exactement.
Enfin la soirée est arrivée.
Après avoir encore un peu flâné, de plus en plus près du nippon, c’est en jetant un dernier coup d’œil machinal au bureau désordonné de Hireki qu’il s’est finalement laissé couler sur le canapé.
« Merci » Avait-il lancé, appuyé sur l’accoudoir, le menton dans la paume de main, le regard droit mais surtout pas posé sur le métis.
Hireki hésita un court instant à le taquiner sur la légère rougeur qui traversa en même temps son nez en trompette.
« Pizza ? » préféra-t-il lancer
« PIZZA ! » avait confirmé Gabriel.
Bières, sodas, pizzas, chips, jeux vidéo. Soirée habituelle.
Mécontent de ses défaites multiples, Gabriel s’enfonce dans le canapé, les bras croisés, l’air furieusement boudeur, les yeux fixés droit devant lui.
« Mets un autre jeu ! J’arrive pas celui la ! » Ronchonne-t-il.
Il boude. Gabriel boude. Du haut de ses 27 ans il boude comme un gamin à chaque fois que Hireki le contrarie. Ce n’est pas un manque de maturité. Plutôt, une régression temporaire. Une parenthèse enchantée.
Il ne boude avec personne d’autre.
Avec Hireki, tout est toujours différent. Il peut s’abandonner tout entier. Il n’arrivera jamais rien. Il le sait. Il le sent. C’est ancré en lui, une conviction absolue, comme gravée dans son ADN. Pas besoin de faire semblant. Hireki ne profite pas de lui. Ni de son corps, ni de son manque cruel d’estime, ni de son manque de confiance. Il ne profite pas, il ne profite jamais de lui.
Il le pourrait pourtant. Hireki a envie de lui. Gabriel le sait aussi. Il connait les sentiments de son meilleur ami car il les lui a avoués. Inutilement, car ce désir habite chaque œillades que Hireki tente discrètes.
La frustration accumulée au fil du temps doit être atroce quand il y pense. D’autres auraient déjà pris sans vergogne ce qu’ils convoitent, c’est ce qu’ils ont tous faits et font encore aujourd’hui alors que Hireki, lui, ne tente rien, jamais.
« Les autres » songe Gabriel
Jouer la carte de la provocation. Avoir l’air fort, sûr de lui… Consentant. Garder le contrôle ou tout du moins se convaincre qu’il le garde. C’est ce que Gabriel fait de mieux aujourd’hui. En réalité, il n’a le contrôle avec personne. Il ne l’a jamais eu. Il essaie tout au plus mais après des années, il a fini par comprendre qu’il est plus simple de se laisser faire ou tout bonnement de prendre les devants. Même s’il refuse, même s’il se débat, il perd toujours. Autant en finir vite.
« Ce serait tellement plus simple que Hireki soit un salaud. Tu perds toujours Gaby… »
« Ou je suis juste exceptionnellement doué ! » La remarque qui fait écho à ses pensées le dégrise immédiatement.
Hireki le regarde le torse bombé à outrance, plein de défi et de fierté, tout prêt à recevoir les éloges de Gabriel.
Le jeune homme regarde la manette qu’il tient à la main.
« T’emballe pas Tête de châtaigne! Je suis juste nul » Le rabroue-t-il avant de se pencher pour attraper son paquet de cigarettes. « Je perds toujours de toute façon » souffle-t-il imperceptiblement en tirant sur l’une d’elles du bout des lèvres.
Le métis le regarde se diriger, las, vers la baie vitrée. Le cliquetis du briquet retentit et une longue fumée blanche se déploie autour de ses cheveux ébouriffés. Il l’observe, appuyé contre le chambranle. Le froid de l’hiver ne le fait même pas frissonner alors qu’il ne porte qu’un jogging de coton et un t-shirt. Le japonais lui, a senti immédiatement le vent glacé s’insinuer dans le salon quand son meilleur ami a fait glisser la porte fenêtre.
« Tu devrais… » Hireki ne finit pas sa phrase. Il n’en a pas le temps. Gabriel a claqué la langue aussitôt, agacé, puis est sorti en prenant soin de bien refermer derrière lui.
Ca ne sert à rien de discuter dans ces moments là. Tout au plus peut-il lui signifier son soutien. Le japonais s’empare à son tour d’une cigarette et se dirige vers le balcon.
«Il fait 5 degrés Monsieur Cul Gelé ! » le prévient aussitôt Gabriel
« Comment tu le sais ? »
L’ange hausse les épaules « Je le sais, c’est tout ! » lui sourit-il, espiègle.
« Alors ? » relance-t-il sans délai « Fumer ou se les geler ? Telle est la question ? » Il gratte le filtre de sa cigarette du bout du pouce pour en décrocher la cendre. Il a cette manière bien à lui de la tenir, entre le majeur et l’annulaire. Il tire une grande bouffée puis souffle au visage du japonais qui chasse la fumée en pestant.
« Putain ! Gaby ! » Tousse-t-il
« Change de jeu et laisse moi gagner ! » Le menace l’ange d’une voix sombre en le pointant au visage.
« Mais ?! Je te laisse gagner !! » Se défend aussitôt Hireki « Je suis bien obligé de jouer sinon tu t’en rendrais compte et puis…. » Comment peut-il justifier de ses victoires à part en avouant adorer voir ronchonner Gabriel « Et puis… »
« Et puis comme tu es exceptionnellement doué, forcement… » Complète Gabriel
« Voila ! » Conclut Hireki tout en évidence.
Ils laissent tous les deux échapper un petit rire. Un léger souffle plein de complicité retrouvée.
Le métis s’installe dos à la rambarde. Gabriel l’imite après un court silence. Il a déjà fini sa cigarette.
« Tu devrais… »
« Tsss ! » La langue de Gabriel le coupe une nouvelle fois. L’ange penche la tête en arrière, dans le vide, lâche un bruyant soupir d’ennui puis se redresse le regard en coin. Il sourit d’un air entendu. Il n’est pas en colère. Il n’est pas agacé. Il ne veut juste pas de conseil.
Il veut être tranquille pour aujourd’hui.
Pas de leçon, pas de morale. C’est ce que disent ses yeux à Hireki dont le propre regard dérive inconsciemment sur les lèvres rebondies. Il veut les embrasser. Seuls quelques centimètres l’en séparent. Gabriel et lui partagent pratiquement la même taille. Juste une légère rotation sur lui-même et elles se touchent.
Gabriel se donnera à lui sans résistance. C’est ce qui le tourmente le plus. Il se donnera, le visage impassible, le regard indifférent. Mais à quoi pensera-t-il vraiment ?
« Est ce qu’il pensera que je suis un salaud comme les autres ? Est-ce que je vais le décevoir ? Ou est ce qu’il pensera simplement que c’est normal, que ca devait arriver parce que c’est toujours comme ca que ca finit ? »
Hireki le veut mais pas comme ça. Il préfère de loin lui donner. On lui a déjà tellement pris. Et ce qu’il veut, là, maintenant, c’est un moment de paix, en sécurité à ses côtés.
Il voit la bouche se pincer. Gabriel tire nerveusement sur l’un des piercings qui en orne le coin.
« Merde » Se ressaisit-il in petto. Il relève les yeux, gêné. Gabriel le regarde toujours. Deux émeraudes luisantes, insaisissables qui transpercent la nuit. C’est fascinant.
« Film ? » lance-t-il finalement
« FILM ! » Précise Gabriel qui s’apprête à rentrer quand il se retourne vivement
« La pharmacie ! “
« Quoi ? »
« La température » Pointe-t-il au-dessus de l’épaule de son meilleur ami. « Elle s’affiche sur la pharmacie au bout de la rue » Il le gratifie d’un clin d’œil tout en tirant la langue puis rentre une bonne fois pour toute.
Hireki pouffe. Gabriel trottine, sautillant comme un enfant vers le canapé dans lequel il saute à genoux avant d’engloutir une part de pizza. Il tend la télécommande vers l’écran. Il est déjà en train de choisir un film.
Le japonais le rejoint avant la fin de sa cigarette.
« Le garder auprès de moi sera toujours la meilleure solution» pense-t-il en franchissant la porte.
(Chap I – 2/3)
Suivant: Chap I – Le Saint et le Loup – 3/3
[…] Précédemment: (Chap 1 – Le Saint et le Loup – 2/3) […]