Aut Caesar, Aut Nihil

7 mins

Y mettre sur le trône les valeurs nobles,

entendons les introduire dans les instincts dans les besoins

et désirs les plus profonds […]

je vois un spectacle si riche de sens, et en même temps

si merveilleusement paradoxal […] César Borgia, pape.

Eh bien voilà qui eut été le triomphe que je suis seul, moi, à réclamer.

F. Nietzsche (L’Antéchrist Ch. 61 )


Aut Caesar, aut Nihil !*

Au fond ça n’a été qu’un rêve d’infini, un désir puissant et dévorant d’absolu, un souhait d’extrême, un déchirant besoin de puissance. Un désir si profond et torturé, si tragiquement déchiré entre ombre et lumière, qu’aujourd’hui, en cette heure incertaine où la douleur se mêle à la frayeur, j’en ressens l’horrible et majestueuse volupté.

Je ressens son désir, implacable et charnel, brûler mon corps et l’absorber dans ses éclats aveuglants de noirceur.

C’est peut-être pour ça que je savoure le crépuscule mourant dans le néant de sa nuit. Que je laisse l’amertume et la douleur du vin m’envahir de leur rougeur profonde. Je les laisse descendre dégoulinantes dans ma gorge, tacher mes lèvres et décorer des perles rougeoyantes et mouvantes mon visage.

Je ressens plus que jamais le gout et la douceur ferreuse du sang étaler sa rougeur. Le sang pulsant dans les spasmes des agonies infinies, dans les soubresauts des corps mourants s’agrippant une fois de plus à la vie. Le sang dont mes mains, ma gorge, mes yeux sont imbus. Le vin dont mes lèvres, mes narines, mes entrailles sont emplies.

Le vin, le sang. C’est peut-être le privilège d’un fils de pape, d’un ancien cardinal, de changer le vin en sang. Ce sont, peut-être, l’ivresse du désir, la fureur de la volonté, la volupté de la puissance qui changent le vin en sang. Ce sont, peut-être, les tragédies déchirantes, l’amour du pouvoir, les défis jetés face au destin qui changent le sang en vin. Est-ce, donc, le sang ou le vin qui tache mes mains ?

De toute façon tous auront déjà décidé que mes mains sont tachées de sang. Même pour elle, ma sœur, mon opposé et mon semblable, je suis le sanguinaire.

Mais dois-je renier mes actes ? Dois-je les renier en contemplant mes mains et le miroir de mon âme ?

Non je ne les renie pas. Je n’ai fait que ce qui devait être fait. J’ai accompli ce qui devait être accompli. J’ai aimé la volonté et le pouvoir, la force transcendante de la puissance et je les ai faites miennes. Je les ai possédés, car il le fallait. J’ai saisi le pouvoir car il fallait transformer, tuer l’obscène impuissance, la faiblesse meurtrière. Je suis sanguinaire, impitoyable, le cynisme domine mon être, mais j’ai pu vaincre la faiblesse, la médiocrité, la vulgarité. Et pour le faire j’ai savouré la violence et la rage destructrices.

J’ai su être la puissance du tonnerre et l’éclat de la foudre ! J’ai voulu dominer, et j’ai dominé. J’ai voulu transformer, et j’ai transformé. J’ai tué, torturé, détruit. Je l’ai fait car il le fallait.

Est-ce du hubris que de prononcer ces mots ? Peut-être. Mais le hubris c’est la faute des héros et j’ai voulu être l’égal des héros. Le héros de la violence et de la volupté. Le héros qui défie tout sauf son propre tourment, sauf les rongements de sa propre existence. Le héros qui gagne à n’importe quel prix pour que la beauté et la force créatrice puissent resplendir.

Je ne renie pas mes actes, je les chéris. Mais crains-je, donc, le jugement de mes actes, les conséquences de mes actes ?

Non ! J’ai refusé Dieu, et les hommes me refuseront quoi que je fasse. Nul ne jugera en conscience mes actes !

Même ce soir puis-je chérir mes actes ? Même au jour où je l’ai sacrifiée, elle, à la volonté de puissance et de domination ? Même ce soir où elle attend, à genoux, que l’obscène médiocrité d’un homme inutile la prenne, sans plaisir, sans joie ?  

Elle, Lucrèce, qui est la joie du plaisir, l’ivresse du plaisir, l’épanouissement du plaisir. Lucrèce, à genoux, attendant, les lèvres entrouvertes, l’assaut d’un homme. Un viol de plus, protégé par les lois infâmes et sacrées des Hommes et des Dieux. Lucrèce devenue une pièce d’échange, du bétail à vendre dans ma quête de pouvoir.

Dois-je donc tout renier ? Dois-je donc tout accepter ?  

Pourtant elle représentait pour moi la beauté, la liberté, la force, la passion, l’ivresse.

Lucrèce, on nous dit semblables dans la brutalité, on nous dit égaux dans la perversion. Que le monde est peuplé de sots et d’aveugles !

J’ai voulu renier les lois cruelles de la faiblesse et de la soumission. La soumission aux valeurs ignobles, la soumission à la laideur, à l’obscène impuissance de la médiocrité. J’ai voulu connaitre, affirmer, jusque dans mon être, la beauté, la volupté, la puissance. La beauté des corps, la puissance des chairs. J’ai voulu affirmer le libertinage de l’esprit, la force de l’esprit, contre la haine de toute morale, contre la puanteur décomposée et putride des Savonarola en robe de bure. J’ai voulu témoigner la puissance et la volonté par-delà bien et mal.

Est-ce perversion ?

Lucrèce voulait saisir le désir et le plaisir, les vivre dans l’ivresse de la beauté, dans l’esthétisme des moments d’infini. Elle voulait que le plaisir l’envahisse dans la douceur et la violence des étreintes, dans les caresses qui brûlent la peau, dans les membres qui s’enlacent, dans l’obscène qui pénètre les paroles et les actes. Elle voulait que la poésie et la beauté de l’esprit deviennent les passions brûlantes des chairs.

Est-ce perversion ?

Et maintenant Lucrèce attend à genoux. Osera-t-il la regarder dans les yeux ? Osera-t-il plonger son regard dans la profondeur et la clarté de ses yeux ? Quand les voiles auront tombé, et quand apparaitront la douleur et la fermeté de son visage, la force de son âme, le mystère de sa volupté, pourra-t-il encore soutenir son regard ?

Soutiendra-t-il la volupté charnelle de ses lèvres, les promesses de passion et désir qui inondent la lumière de son visage ? Le pourra-t-il ? Ou alors criera-t-il au monstre de perversion, au mal suprême, à l’indicible cruauté pour masquer sa propre petitesse, sa mesquinerie, face à elle, qui attend, à genoux ?  

Et quand les voiles découvriront sa peau et son corps ardent, saura-t-il y reconnaître la beauté, la promesse du désir, l’extase et la tragédie de la vie véhémente ? Ou alors criera-t-il au monstre ? Invoquera-t-il le fantasme d’une vierge pour cacher son impuissance ?

Lucrèce et son corps que les étoffes légères cachent en révélant ses chairs offertes au plaisir. Lucrèce, combien de fois ai-je observé chaque parcelle de sa peau ? Combien de fois ai-je parcouru des yeux la blancheur de sa peau ? Combien de fois ai-je laissé mes yeux se promener sur la toile de sa peau ? Combien de fois ai-je essayé de saisir le sacré de son existence, comme on honore une idole interdite cachée au fond d’un temple Payen ? Lucrèce, la déesse dont la présence obsède la pensée et les actes, pousse au sacrifice, et au même temps dont l’interdit et le respect imposent la distance.

Lucrèce, dont mes yeux parcourent chaque rondeur, chaque recoin secret de chair et de peau, chaque antre de plaisir, sans que mes mains puissent s’en approcher.

Lucrèce, l’obsession de l’interdit, l’éclat de la sensualité, le mystère intouchable, insaisissables d’une âme sœur, d’un corps charnel empli de volupté, des chairs prêtes à accueillir et partager le désir, alors que son visage, encerclé par ses cheveux brulants, montre la voie de l’extase. Mes yeux se substituent à mes mains pour parcourir le réseau des veines palpitantes violemment sous sa peau. Mes yeux saisissent sa gorge et sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration : s’accélérant dans le plaisir, se figeant dans l’extase.

Mes yeux suivant ses mains parcourir la courbe délicate de ses seins, en saisir leur blancheur et leur fermeté, en effleurer les limites incertaines des aréoles rosées. Mes yeux observant ses seins palpitants sous les caresses de ses propres doigts, sous les étreintes douces et fermes de ses propres doigts, pour révéler les promesses et les prémices du plaisir cachées à la limite de leur rondeur.

Mes yeux observant ses mains descendre vers le mystère de son ventre, vers les chairs blanches et fermes de son ventre, pour relier entre elles les marques du désir imprimées sur sa peau.

Ses mains s’attardant sur l’énigme béante de son ventre pour y atteindre les flammes rougissantes qui entourent son sexe. Ses mains remontant l’univers de ses jambes et la courbe de ses cuisses, saisissant chaque parcelle de peau à la frontière de son sexe, chaque avant-poste du plaisir, chaque colline charnelle, chaque voluptueuse vallée cachée. Et ses mains atteignant, en fin, ses lèvres touffues et offertes. Ses yeux se fermant au rythme de ses doigts, sa poitrine montant et descendant au rythme de ses doigts, sa voix explosant au rythme de ses doigts.

Oui je l’ai vue, je l’ai vue atteindre le plaisir. Je l’ai vue enlacer son corps aux membres nus d’autres corps. J’ai vu ses lèvres rencontrer d’autres bouches, d’autres lèvres. J’ai vu son corps se tordre, son visage se contorsionner, et j’ai compris.

J’ai compris la force absolue du plaisir. J’ai vu la beauté infinie s’étaler en face de moi. J’ai compris la volonté créatrice et sa force. J’ai vu le tourment et la grandeur de l’existence dans la violence implacable et la puissance libératrice de son corps nu, haletant, jouissant.

J’ai compris, j’ai vu et j’ai su que nous devions affirmer la force et la puissance, la beauté et le désir, la passion et la création. J’ai su que nous devions détruire la vieille morale et sa faiblesse meurtrière. J’ai su que j’aurais été la force dominatrice et conquérante ; pour elle, avec elle. Pour que la force, la noblesse, la liberté des passions resplendissent à nouveau. J’ai su qu’il fallait dominer pour ça, conquérir pour ça, se salir de sang et de vin pour ça. J’ai su qu’il fallait conquérir pour l’éclat irrépressible de son esprit et de son corps, son esprit projeté vers l’absolu, son corps projeté vers son désir et sa force. 

Mais aujourd’hui Lucrèce attend à genoux qu’un faible, qu’un médiocre, que la populace vulgaire et crochue la touche. Aujourd’hui je sais l’avoir reniée. Je sais avoir sacrifiée celle qui cherchait sa liberté et son plaisir. Et je sens, dans le sang qui tache mes mains et le vin qui tache ma gorge, avoir sacrifié avec elle la volonté, la puissance, la force créatrice, la vie même, pulsante de ses feux obscènes et brulants.

J’ai voulu dominer, et j’ai dominé ! J’ai voulu transformer, et j’ai transformé ! J’ai renié Dieu et la faiblesse, la morale et l’impuissance. J’en suis fier ! Mais, je l’ai sacrifiée, elle !

J’ai voulu tout gagner, et j’ai perdu !

Déjà les faibles et les médiocres portent leurs assauts, déjà sa peau est salie par les mains mesquines de Sforza ou d’Este.

Déjà ma volonté faiblit comme le jour se penche dans l’abime de la nuit. Déjà le sang inonde de sa rougeur mes mains comme le crépuscule les cieux. Déjà les dieux comprennent leur chute. Déjà la brutalité et la faiblesse de votre morale, de vos interdictions, nous cachent l’infini. Déjà Lucrèce attend à genoux, déjà l’échec étend ses griffes crochues à chaque fois qu’un de ses voiles tombe.

Déjà la peur prend la place du courage, la soumission de la domination, la médiocrité de l’exceptionnalité.

Déjà le néant prend la place de l’absolu.

 Aut Caesar, aut nihil !

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