Forêt

8 mins – Vous allez a-do-rer, Monsieur Fabre ! Personnellement, j’ai eu un vrai coup de cœur ! La maison a été entièrement rénovée et dispose du confort dernier cri ! Tout a été aménagé avec goût sans entamer une once du charme typique de la longère ;  le jardin est parfaitement entretenu et une grange a même été rénovée afin de servir de garage assez vaste pour accueillir deux voitures. Le village est à trois kilomètres seulement et vous pourrez vous y procurer l’essentiel : il y a une boucherie, une boulangerie et même un café qui fait aussi office d’épicerie ! Pour le reste, une grande surface se trouve à moins de vingt minutes du bourg. Et, cerise sur le gâteau, une forêt absolument magnifique jouxte la propriété. Vous qui souhaitez un lieu calme et retiré ! Ah, sans vouloir me vanter, Monsieur Fabre, je peux affirmer que je vous ai déniché la perle rare… Au bout du fil, l’agent immobilier reprend son souffle un bref instant avant de poursuivre de plus belle sa logorrhée dont le débit surpasse largement  celle d’un bonimenteur de foire aguerri. Mais son interlocuteur n’écoute plus, concentrant son attention sur les photographies que l’agent lui a transmises par email. Effectivement, la maison semble répondre parfaitement à ses aspirations : isolée, sans être trop loin des commerces, aucun vis-à-vis, pas de travaux, pas trop grande. Un havre de tranquillité. De plus, le prix demandé entre tout à fait dans son budget : la vente de son appartement est en bonne voie et l’offre qui lui en a été faite couvrira largement les frais occasionnés par l’acquisition de cette maison de campagne située dans un département où le coût du mètre carré n’est pas pris de frénésie galopante. Pour la première fois depuis de nombreux mois, Jérôme Fabre se prend à espérer pouvoir à nouveau se projeter dans le futur. C’est sous un soleil radieux de fin octobre que Jérôme découvre enfin l’environnement qui sera désormais le sien. Premier contact avec le monde rural moderne : des champs à perte de vue, histoire de lui rappeler qu’il a demandé asile à un royaume où la culture céréalière est souveraine : un étirement plat, monotone jusqu’à la monochromie tout entier dédié à l’exploitation intensive de la moindre parcelle de terre. Le dieu du rendement, directement relié à ses apôtres modernes -les satellites-  pointe son doigt impitoyable sur chaque grain de poussière afin qu’il accouche exponentiellement des plantes dont les grains nourriront l’homme ou son bétail. Cela fait un bon moment que le 4×4 avale ainsi le ruban de bitume sans croiser nul véhicule, voiture ou camion, pas même un tracteur. A croire que l’humain -même motorisé- n’a pas sa place ici. Mais Jérôme  se sent si seul au milieu de ses congénères que ce désert agricole sans fin lui apparaît seulement comme la promesse d’un répit. Et puis soudain, inattendue, incongrue et croissant comme une tache d’encre sur un buvard, une masse composée de mille couleurs chatoyantes se profile sur la ligne d’horizon : La  Forêt. Etonnant qu’elle ait été préservée, alors que chaque parcelle est ici jalousement surexploitée ! Cette cathédrale  sacrilège empiète ouvertement  sur le territoire à haut rendement avec des airs de fronde : dressée, insondable, sauvage, irisée de tous ses feux de Bengale, comme pour détonner au maximum avec les champs étales, domptés, mornes et soumis. Les premières colonnes de ce palais d’ocre et de rouille une fois dépassées,  la route se noie dans une semi-pénombre, alors le conducteur lève le pied le temps de s’habituer. Il finit par rouler au pas et, dans le rétroviseur, il voit les bras ambrés de la  Forêt qui se referment lentement derrière son véhicule. Les rayons du soleil ne trouvent décidément pas de chemin à travers les lourdes frondaisons, mais Jérôme n’allume pas les phares. Il aurait voulu que le temps soit suspendu, comme retenu par les forces telluriques et qu’il demeure ainsi éternellement, comme flottant entre deux mondes. Mais  la Forêt  recrache la voiture et il débouche à nouveau en pleine lumière.  Le GPS l’oriente aussitôt après vers un chemin à gauche, une étroite voie herbeuse et défoncée, jonchée de feuilles carmines ou jaunes, comme si la Forêt tentait de grignoter encore un peu de terrain en y semant ses langues de feu. Il se gare devant la maison basse qui émerge enfin et coupe le moteur. Il est arrivé. Un cliquetis résonne alors dans sa tête et il sort de la voiture, oppressé, le souffle court. La longère ne lui réserve aucune surprise, bonne ou mauvaise ; les photographies sont fidèles : cheminée d’agrément en pierre blanche, pièces basses mais bien agencées et une vue imprenable sur les alentours. La Forêt campe  juste à côté de la bâtisse, tapie comme un animal chamarré et assoupi.  Jérôme la scrute  à travers la porte-fenêtre du salon, à nouveau abattu : l’automne était sa saison préférée, il y a un an, il y a un siècle… Il pérorait alors sur la palette infinie de ses couleurs. Aujourd’hui, elles sont pour lui celles du deuil de sa vie d’avant. Le camion des déménageurs vient juste de disparaître au bout du chemin qu’il décide de laisser tout en plan pour aller faire un tour. Après avoir chaussé ses bottes et enfilé sa parka, il passe par la porte-fenêtre qu’il laisse entrebâillée et traverse le jardin pour gagner les abords de la Forêt. Celle-ci se fait docile,  ne lui opposant ni fossés, ni ronces et il s’engouffre aisément dans les entrailles végétales, progressant au hasard, respirant à fond et faisant craquer les bois morts sous chacun de ses pas. Soudain, il s’immobilise et jette un coup d’œil par-dessus son épaule : la longère n’est plus visible et  il n’y aucun sentier pour se repérer… Il ne manquerait plus qu’il se perde ! Il réalise alors que, pour la première fois depuis l’accident, une accalmie s’est invitée dans sa tête.  Les images, les bruits qui n’arrêtaient pas de s’y bousculer l’ont laissé tranquille cinq bonnes minutes d’affilée, comme si cette sylve avait le pouvoir d’absorber ses  obsessions. Il s’adosse contre un chêne moussu et  ferme les yeux pour se perdre plus encore dans l’instant présent, suppliant les dieux sylvestres de lui accorder l’oubli. La Forêt n’est que silence et protection, douce et chaude comme un ventre maternel. L’espoir renaît enfin. Le lendemain, il se rend au village pour acheter de quoi tenir quelques jours. Le bourg l’accueille sous un temps maussade : nuages de plomb et bruine tenace. La place de l’église est minuscule et Jérôme repère sans peine le café-épicerie, but de sa venue. Il se gare juste devant, attrape un sac à provisions dans le coffre et passe la porte d’entrée, faisant tinter une clochette antédiluvienne. Trois personnes sont présentes qui répondent plus ou moins distinctement  à son bonjour : une femme rondelette entre deux âges,  un vieil homme chauve avec un mégot de cigarette éteint soudé aux lèvres et le patron des lieux, petit et maigre,  qui prend un air avenant pour ajouter :
    • Alors comme ça, c’est vous qui avez acheté « les Liserons » ?
Jérôme soupire tout en remplissant rapidement son sac de paquets de pâtes, riz et autres denrées longue conservation. Leur curiosité est naturelle, il faut qu’il arrête de penser que son passé est inscrit sur sa figure. Le cliquetis renait sournoisement dans un coin de son esprit, mais il s’oblige à respirer normalement, car la femme et le vieux le dévisagent maintenant ostensiblement. Tout en se dirigeant vers la caisse, il se force à répondre :
    • Oui, j’ai emménagé hier. Je suis romancier, j’ai besoin de tranquillité.
Un écrivain… alors qu’il du mal à aligner trois mots pour les vœux de bonne année ! Mais avec ce mensonge,  il se dit que personne ne trouvera son manque de sociabilité anormal et surtout qu’on ne viendra pas lui casser les pieds. Les trois villageois échangent un regard rapide qu’il ne parvient pas à déchiffrer. La femme s’enquiert alors sur le ton de la conversation :
    • Et vous êtes connu ?
Jérôme dépose les courses sur le tapis à côté de la caisse ce qui lui donne le temps de réfléchir, puis il  marmonne :
    • Pas du grand public, j’écris des ouvrages… scientifiques.
    • Et je vis seul, ajoute-t-il pour devancer toute nouvelle question.
Il tend un billet au commerçant, espérant qu’on va lui ficher enfin la paix, mais le vieux, qui mâchonne son mégot tout en le jaugeant, lâche à son tour :
    • On vous a dit  pourquoi qu’elle était en vente, la maison ?
Jérôme se tourne vers l’homme, soudain interdit. Le commerçant échange un coup d’œil inquiet avec la femme, puis intervient :
    • Tonio, tout ça c’est des superstitions de bonnes femmes !
Le vieux insiste :
    • N’empêche que c’est à cause d’Elle que le jeune couple est parti du jour au lendemain. Y vous ont pas dit, alors ?
Jérôme regarde tour à tour la femme, puis le commerçant avant de reporter les yeux sur Tonio qui, se sentant encouragé, continue :
    • Après tous les travaux qu’y-s-ont faits, y s-ont décampé sans demander leur reste. Comme ça, du jour au lendemain. Faut croire qu’Elle les avait percés à jour !
    • Elle ? répète Jérôme, sans comprendre.
    • La Forêt des pendus ! Elle sait tout ! Y devaient pas être blanc comme neige pour s’être sauvés comme ça, pas vrai ?
Le nouveau venu empoche sa monnaie nerveusement,  se saisit de son sac de provisions et se dirige vers la porte. Le patron du café-épicerie jette un regard assassin à Tonio et  prend un air faussement rieur :
    • L’écoutez-pas ! C’est juste une vieille légende locale ! Des foutaises, tout ça !
Le vieux ricane :
    • On a tous quelque chose à se reprocher ! Moi j’y mets jamais les pieds, dans cette foutue Forêt ! Elle sait lire dans le cœur de ceux qui ont un truc sur la conscience. Et dans ma jeunesse…
Jérôme sort de la boutique et retourne jusqu’à la voiture en se retenant de courir. Il jette le sac sur la banquette arrière, s’installe au volant, puis claque la portière. Le cliquetis a envahi toute sa tête, cette fois.  Il attend avant de démarrer que ses mains -posées sur le volant- arrêtent de trembler. Le  jour suivant, le mauvais temps s’aggrave : le timide crachin s’est transformé en une pluie franche, froide et cinglante. Un vent teigneux inflige de grandes claques à ceux qui osent le braver. Jérôme vide deux ou trois cartons pour s’occuper. Dans l’après-midi, il se décide  à allumer la cheminée ; il reste au salon pendant les heures qui suivent, observant tantôt les flammes pétillantes, tantôt la Forêt immobile, désormais sombre et menaçante. Sous le ciel d’ardoises, les couleurs chaudes ont pris une tonalité sourde, triste et sale ; des feuilles sépulcrales se jettent à l’assaut du jardin, toutes griffes dehors. Les branches se dénudent à une vitesse effarante, les troncs  torturés donnent l’impression de s’avancer vers la maison. Durant la nuit, la tempête redouble d’intensité  et l’arbre près de sa chambre racle les vitres de ses doigts griffus, tandis que les ombres mouvantes de sa ramure décharnée dansent au plafond un sabbat incessant. « La Forêt sait tout… » Jérôme se tourne et se retourne dans le lit, incapable de trouver le sommeil. Le même cliquetis, encore et toujours ! A trois heures du matin, il n’y tient plus et se lève. La cheminée est éteinte et il frissonne vêtu de son seul pyjama. La porte-fenêtre l’attire irrésistiblement ;  il n’a pas fermé les volets et les vitres pleurent de lourdes larmes de pluie. Il pose son front brûlant contre le verre glacé. Il ne peut La voir, mais il sait que la Forêt le guette, accusatrice et implacable. Il sent presque son souffle de bête qui accule sa proie. Elle l’a piégé ! Elle s’est faite d’abord accueillante pour qu’il vienne à Elle. Il a baissé sa garde et elle a lu en lui. « On a tous quelque chose à se reprocher… » C’était une nuit pluvieuse et froide, exactement comme celle-ci. Jérôme rentrait à son appartement. Il avait fêté la promotion d’un collègue,  avait un peu trop bu et,  pour éviter les contrôles sur la nationale, il était passé par la campagne. Il roulait vite, car il avait hâte d’arriver. C’était l’automne et la route était glissante à cause des feuilles mortes. Il a traversé un bois, il n’y avait pas un chat alentour. Il n’a vu le vélo qu’au tout dernier moment. Un gamin qui roulait sans phares. Il n’a pas pu l’éviter. Un choc sourd, un bruit de ferraille, puis le silence, monstrueux, terrifiant, étourdissant. Il est descendu de voiture, hébété,  mais il savait déjà qu’il n’y avait plus rien à faire. La roue arrière du vélo bleu couché sur le bas-côté continuait de tourner et produisait un bruit particulier, un cliquetis continuel, insolite et dérangeant ; il ne sait pas combien de temps il est demeuré figé à la regarder tourner et tourner dans le vide,  tandis que la pluie martelait son visage hébété. Il ne sentait pas les gouttes, il ne sentait pas le froid, il ne ressentait plus rien. Puis un chien s’est mis à aboyer au loin, des phares ont brillé dans la nuit. Alors il est remonté en voiture et il a fait demi-tour. Les jours qui ont suivi, il a tressailli à chaque bruit de portière, à chaque appel téléphonique. Puis le temps a passé, il a cessé de sursauter et il a cru qu’il pourrait oublier… Cela faisait un an, une année entière déjà qu’il entendait la roue du vélo bleu cliqueter dans son crâne, inlassablement… Jérôme saisit lentement son téléphone portable posé sur la table basse. Cette fois, il ne fuira plus, ni ses peurs, ni ses responsabilités. Il compose le 17… Au dehors, la Forêt se replie doucement sur elle-même, satisfaite et repue.

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2 Commentaires
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Robert-Henri D.
1 année il y a

Bonjour Sophie DRON,

Dites-moi, s’agit-il là d’une nouvelle où d’un chapitre de roman ?

En tout cas, pour ce que je ressens de ce texte au demeurant accrocheur, j’avoue que son écriture témoigne d’une belle maîtrise ! de même que le style m’est apparu foncièrement vivant.

Il conviendrait peut-être d’aérer cependant, afin de favoriser la transition et notamment séparer la phrase pseudo dialoguée du corps de texte (première phrase). De même que l’abandon du tiret quadratin au profit du signe ° peut surprendre. Pour peaufiner, il se peut de remplacer le second ” rénovée ” (tout début du texte) par un synonyme.

Voilà, espérant m’être montré utile, je vous souhaite une excellante fin d’après-midi.

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