Délaissant la Chaise des Rois Trolls et son col malfamé derrière eux, les aventuriers s’engagèrent dans un épais bois de conifères où pins, sapins, épicéas et mélèzes s’égayaient dans un joyeux bordel. L’air embaumait la résine à plein nez. Le premier soir suivant leur traversée réussie, le groupe installa son abri fabriqué avec des branches d’épineux que Quo s’était chargée de couper pendant que Nellis s’occupait de monter l’édifice. Ses compagnons aux traits tirés, avachis sur le sol ou contre une souche, l’observaient d’un air ahuri nimbé de lassitude pendant que, sous ses ordres, les branches aux épaisses touffes d’aiguilles brunes rampaient, se dressaient et s’assemblaient jusqu’à former une hutte aux murs épais et solides dont la sorcière renforça l’imperméabilité en y ajoutant une couche généreuse de lichen et de mousse.
Chacun salua l’ouvrage et, aussitôt entré, s’allongea pour dormir. Nellis et Quo observèrent les corps ronflants, un sourire attendri piquant leurs lèvres gercées par les baisers du froid.
─ Ils sont mignons à croquer, commenta la démone.
La sorcière lui balança un sourcil menaçant, sa toison blanche rougie par les reflets de l’âtre.
─ N’y pense même pas.
Quo soupira, puis sortit de la hutte avant de disparaître. Nellis devinait qu’elle était partie chasser. Elle avait beau considérer comme une amie, elle savait qu’une nature primaire ne change pas – hormis chez les métamorphes – et c’est pour cela qu’à aucun instant elle ne relâchait sa vigilance autour de la démone aux yeux tendres en dépit de l’affection sincère qu’elle lui témoignait.
Jilam se réveilla en début d’après-midi le lendemain. Il se crut d’abord seul sous la hutte, puis découvrit, dissimulée dans la pénombre, Nellis recroquevillée, en équilibre sur ses pieds, enlaçant ses genoux, le regard vague rongé par l’obscurité.
─ Nellis… Hum. Je peux savoir ce que tu fais ?
─ Rien. Je te regarde. Je réfléchis.
Sa voix était aussi éteinte que ses yeux.
─ À quoi ? demanda le jeune homme.
─ À tout et à rien. J’attendais que tu te réveilles.
─ Pourquoi alors tu ne m’as pas réveillée tout simplement ?
─ Tu es beau quand tu dors. On dirait un enfant. Ça m’apaise de te regarder. Ça te gêne ?
─ Non. Enfin, oui. Je ne sais pas, bafouilla Jilam.
Maintenant qu’il y pensait, jamais Nellis ne le réveillait au saut du lit. Elle se levait toujours la première pour préparer le petit-déjeuner et attendait patiemment qu’il émerge pour lui apporter sa tisane du matin.
Le corps meurtri d’horribles courbatures le traversant telle une lame chauffée à blanc de la nuque à la plante des pieds, Jilam grimaça dans sa tentative pour se redresser. Nellis se porta à son secours avant qu’il ne s’étale par terre, puis l’enlaça sans prévenir. Tous deux restèrent ainsi. Jilam ne parvenait pas à la décoller. Malgré son corps endolori, le jeune homme ne désirait qu’une chose : que le temps se fige.
─ Où sont les autres ? interrogea-t-il son épouse au sortir de la hutte, une fois constaté qu’ils étaient seuls à l’ombre des grands sapins.
─ Quo joue les éclaireurs. Reyn s’occupe de nous trouver du gibier, Tête-de-Pie se charge de la cueillette et Silène est partie méditer sur un autel aux esprits que Quo a repéré pas loin.
─ Et toi tu es restée. Tu n’avais pas mieux à faire que me border ?
Je ne suis pas un enfant, faillit-il lâcher, mais il se retint, de peur de passer encore pour un sujet aux caprices.
─ Il fallait bien que quelqu’un reste pour veiller sur le campement. Et sur toi. Les chimères chassent dans ces bois. Les trolls aussi. Je n’ai pas envie que tu termines farci d’une broche au-dessus d’un feu.
L’image lui arracha un sourire, lequel s’effaça devant les traits sévères de Nellis. Ce n’était pas une plaisanterie à ses yeux. Elle continuait à penser que son idiot de mari n’aurait jamais dû venir. Là n’était pas sa place. L’aventure le tuerait, à moins qu’un monstre s’en charge avant.
─ Nous allons rester ici un jour ou deux, histoire de récupérer. Surtout toi. Si tu pouvais avoir un miroir. Déjà que t’étais pas bien épais. Là, on dirait un énorme phasme, asséna-t-elle en lui tendant une écuelle au fumet alléchant.
─ Ouais, ouais, j’ai compris, répondit-il en imitant la mauvaise humeur de Reyn.
─ Nous devons aussi trouver un moyen de traverser le territoire des clans trolls sans trébucher dans un filet ou finir le crâne sous une massue. Quo se charge de nous trouver un itinéraire. Nos deux Rats Chevelus collectent les provisions. Et Silène… On verra.
Jilam devinait que son épouse doutait fortement des prétendus dons dont l’apprentie chamane se targuait, celui d’entrer en communication avec les esprits. Lui-même entretenait ses réserves. Mais ni l’un ni l’autre ne pouvait nier que Silène les avait trouvés, en prime au moment opportun, pile à l’instant de leur départ. Jilam avait été témoin de tant et plus de choses merveilleuses depuis que Nellis était entrée dans sa vie, que si par quelque malheur il devait renouer avec les figures de son passé, nul certainement ne croirait la moitié de ses récits.
Sous la hutte, à l’abri des regards et du froid aux accents d’hiver, le petit groupe dégustait une soupe d’orties en attendant que la viande de léporursidé sur sa broche achève sa cuisson. Nellis avait aménagé un petit trou à fumée dans le plafond d’aiguilles et de mousse, leur permettant de profiter de la chaleur du feu sans crainte que quelqu’un ne repère l’éclat du foyer.
─ Tu n’as pas l’air dans ton écuelle, Jilam, confia Quo. Peut-être manques-tu encore de repos.
─ Je me suis assez reposé comme ça. Si je dors encore, la mousse va me pousser dans le nez, dit-il en usant d’une expression du bois.
─ Quelque chose te taraude peut-être, hasarda la démone.
─ Hum… hésita-t-il, pensif.
─ Parle, l’encouragea Quo de son timbre suave. Dans notre situation, garder les secrets n’est sain ni pour toi, ni pour personne.
Jilam jeta par réflexe un œil du côté de Nellis, mais ne remarqua pas la contraction fugace de son front déclenchée par les paroles de la démone.
─ C’est difficile à décrire. C’est comme si… je ressentais sans arrêt le même malaise. Pas un malaise… Disons… une gêne. L’air ici est… différent.
Quo lui décocha un sourire compatissant.
─ Nous voici rendu bien au-delà de la lisière de ton univers, celui des humains j’entends, là où l’ancien monde est plus vivace que jamais. Nous remontons le temps en quelque sorte. Ou plutôt, le temps par ici est figé depuis des lustres. Non pas figé, disons plutôt qu’il avance au rythme de l’éternité. Or, que représente un siècle, un millénaire sur la ligne de l’infini ?
L’accent farouche de Reyn la Rouge coupa court aux réflexions nées des pensées de la démone.
─ La viande crépite. Sors-la du feu au lieu de déblatérer des fables à dormir debout. J’ai une faim de troll moi.
Ils mangèrent tous d’un solide appétit, exceptée Nellis qui préférait loucher sur le contenu de son écuelle et ne broncha pas quand Mú fureta son museau dedans. Jilam lui décochait tantôt un regard inquiet, entre deux bouchées voraces dans le cuissot rôti à souhait, bien gras en cette fin d’automne.
Le silence émaillait les conversations, à moins que ce ne fut l’inverse. Silène était de loin la plus discrète au sein du groupe qu’elle avait rejoint depuis peu. Chacun à part elle avait au moins partagé une aventure avec un autre membre. Jilam s’imaginait que leur recrue avait dit tout ce qu’elle avait à dire au pied des Trois Gourdins. Reyn, quant à elle, aimait la taquiner sur son mutisme.
─ Alors, la vendeuse de grigris, qu’est-ce que ça a donné ton tête-à-tête avec les esprits ?
─ Rien, répondit l’elfe d’une voix morne. Ils n’ont pas daigné se manifester. Rien d’étonnant à cela. L’hiver approche.
─ Sont pas bien bavards tes amis.
─ Les mots ou le langage n’entrent pas en jeu. Les esprits ne parlent pas. Ils font simplement naître en moi les idées. C’est une question d’instinct. Je peux très bien me tromper, ou bien c’est eux qui essayent de me duper. Il faut faire attention, être toujours sur ses gardes, ne pas se laisser berner.
─ Ouais. Ben je te rappelle qu’on t’a engagée dans la bande à condition que ta p’tite magie nous soit utile.
─ On ne l’a pas engagée, la corrigea Quo, JE l’ai engagée. Nuance. Tu étais prête à la dépecer sur place pour qu’elle ne révèle pas la cachette de tes Rats.
Démone et elfe échangèrent un regard plein d’animosité et de défi. Silène témoigna de sa gratitude envers Quo en esquissant à son encontre un timide sourire. Depuis le départ, la démone se montrait la plus affable envers elle. Lors de leur ascension du col, elle l’avait encouragée, soutenue quand elle était sur le point de craquer, l’avait portée quand ses jambes la lâchaient, la traitant toujours avec respect et usant d’humour à juste titre, sans jamais imposer sa présence. En son absence, Silène n’aurait jamais été autorisée à suivre le groupe. Depuis son enfance, on lui inculquait que les elfes étaient la proie favorite des démons qui vivaient au-delà des marais, et que jamais, ô grand jamais, elle ne devait s’aventurer là-bas. Quo était la première de son espèce qu’elle rencontrait, et sa personnalité enjouée, ses bavardages savants et ses encouragements quotidiens ponctués de plaisanterie troublait profondément la « jeune » elfe du bois dont les croyances, solidement ancrées depuis toujours, se trouvaient ébranlées. Ne te laisse pas duper, lui répétait sans arrêt une petite voix dans son esprit. Elle cherche à abattre ta méfiance en vue de faire de toi son repas le moment venu, quand la viande viendra à manquer et qu’elle commencera à puiser dans ses « provisions ». Après tout, leur plan reposait entièrement sur la démone borgne. Et rien, rien ne les prémunissait d’une trahison, pas même la sorcière, car là où ils allaient, même le pouvoir d’une sorcière, aussi puissante fut-elle, ne saurait dompter celui qui régnait à Morbani. Rien que penser à ce nom maudit lui arrachait d’intenses frissons.
Ils achevèrent leur repas avec des pommes de pin que Tête-de-Pie avait ramassées et qu’ils jetèrent dans le feu en vue de récolter les pignons grillés et délicieusement sucrés. Même Nellis, qui en raffolait, dévora avec appétit les tendres friandises.
─ Où est Quo ? Pourquoi est-ce encore toi de garde ? Tu n’es donc jamais fatiguée ? Même les chouettes dorment, tu sais.
Jilam était allé à la rencontre de son épouse, deux timbales fumant d’une infusion d’ortie et d’aiguilles de sapin. La sorcière, assise en tailleur, les fesses gelées sur une souche pourrie lui servant de poste de guet, donnait l’impression de méditer. En réalité, son esprit libéré de son corps parcourait le sous-bois en quête d’une pensée menaçante.
─ Cela fait longtemps que je ne dors plus. Les nuits sont bien trop courtes pour songer à dormir, dit-elle une fois regagnée son enveloppe physique, son troisième œil clos au profit des deux autres.
─ Encore quelque chose qui te tracasse ?
─ Comment veux-tu que je sois attentive si tu me déranges sans arrêt avec tes questions à la noix ?
Sous les reproches transparaissait une tendresse implorante, réfléchie par la peur enfermée. Nellis avait beau être entourée, la solitude lui pesait de plus en plus. Elle avait besoin de se confier, mais ne savait comment faire, encore moins expliquer les choses. Si seulement elle pouvait communiquer en pensée, mais c’était un moyen bien trop intimiste qu’elle ne pouvait partager qu’avec une seule personne présente. Or, ironie du sort, il lui était encore plus difficile de se confier à cette dite personne qu’aux autres. Ah, si seulement Niu était encore là. Tout semblait facile en sa présence.
─ Hum. Je me demande bien ce qui pourrait me tracasser ? Attends voir. Nous traversons des contrées dangereuses en vue d’une quête plus dangereuse encore, allant très probablement à la rencontre d’une mort atroce, le tout en compagnie d’une des plus dangereuses créatures que la terre n’ait jamais portée, d’une mystique délurée rongée par le deuil et… de l’homme que j’aime le plus au monde.
Le compliment fit rougir Jilam qui bénit l’obscurité de dissimuler son émoi, avant de se rappeler, non sans se sentir idiot, que son épouse voyait à travers les ténèbres les plus opaques comme à travers une vitre polie. Il ravala néanmoins sa stupide fierté, bien décidé à obtenir une réponse à sa question première.
─ Merci mais, de un : je suis le seul homme que tu aimes. Et de deux : ce n’est pas seulement ça.
─ Ah bon ? Tu es devin maintenant ? Ce sont les esprits qui t’ont chuchoté cette idée ? Ou bien toi aussi tu sais lire les pensées ?
─ Les tiennes, oui. Et il y a quelque chose qui trotte là-dedans. Je le sens, gros comme un vers, asséna-t-il, plantant son index entre les deux sourcils broussailleux qui, en réponse, s’arquèrent.
─ Vraiment ?
─ J’en mettrais tes sourcils au feu !
─ Tu ne veux pas plutôt sacrifier un truc à toi ?
─ Mais c’est que je les aime bien, tes sourcils. J’en raffole, dit-il en embrassant l’une après l’autre leurs arcades soyeuses sous ses lèvres. Ils parlent plus que tu n’en dis.
Le sourcil gauche fusa en pointe acérée.
─ Tu as l’art de faire des compliments.
─ Plutôt que les jeter au feu, laisse-moi les dévorer !
Nellis repoussa le loup affamé sans véritable envie, luttant contre ses propres désirs.
─ Va donc dormir au lieu de dire des gnomeries !
Elle aurait tant aimé se laisser aller, s’abandonner à ses plus sauvages instincts, si simples, si apaisants, mais refusait de mettre en péril les vies qui reposaient sur sa seule vigilance.
Jilam finit par se calmer face au mur inébranlable contre lequel ricochaient ses assauts. Il ne retourna pas pour autant dans la hutte nauséabonde des effluves de quatre races différentes, préférant le confort des genoux de son épouse sous son occiput et la chaleur de la bulle magique entretenue par cette dernière. Nellis demeura toute la nuit sur son siège moisi, à caresser les cheveux de son tendre amour endormi, les pensées vaquant entre songe et réel.
C’est avec un certain regret, mais non sans volonté, que la troupe abandonna sa hutte d’épines et de mousse pour entamer la deuxième étape de leur longue, très longue et mortelle promenade. Chacun s’était reposé tout son saoul, gavé d’énergie, prêt à la dépenser au centuple, en particulier Jilam et Silène qui avaient le plus souffert de la traversée du col, étant les moins taillés par et pour les dures épreuves. Nellis n’osait l’avouer tout haut, mais elle était réellement impressionnée par l’endurance de son compagnon. Fière même. Elle ne s’attendait pas à ce que le bois l’ait changé à ce point. Elle n’était cependant pas dupe quant à la suite des évènements, lesquels s’annonçaient bien plus durs que le peu qu’ils avaient jusqu’ici accompli.
Après plusieurs détours à travers des bois tortueux émaillés de longues crevasses taillés par des torrents furieux, fruits des montagnes, guidés, non plus par les deux Rats Chevelus, mais par Quo et son sens aigu de l’orientation, les aventuriers arrivèrent aux abords d’une vaste prairie, agencée en un harmonieux dénivelé aboutissant aux berges, verdoyantes malgré la saison tardive, d’une rivière aux eaux brunes, ternies par la terre charriée des pentes montagneuses par les intempéries. Des troupeaux de roicerfs peuplaient l’étendue d’herbe jaune tandis que les pégases voltigeaient dans les cieux azurs vierges de nuages, semant dans leur sillage dansant de longues plumes argentées, en telle quantité qu’il suffisait aux voyageurs de se pencher pour en ramasser. Personne n’en croyait ses yeux. Le spectacle semblait irréel, y compris du point de vue des êtres surnaturels.
─ En voilà un bien joli endroit ! s’émerveilla Tête-de-Pie aux anges. Et dire qu’on doit se coltiner la grisaille, la grêle et le gel dans notre trou humide, alors qu’un vrai jardin nous attend à deux pas.
─ Ouais, dommage que ton jardin soit infesté de bubons puants, maugréa Reyn la Rouge.
L’elfe aux cheveux de flamme empoigna par réflexe son arc-lance à la vue du gibier foisonnant, non en quête d’une proie mais aux aguets du moindre mouvement suspect parmi le paysage éclatant que l’hiver conquérant daignait encore épargner.
─ L’odorat des trolls est très différent du vôtre ou du mien, narra Quo, qui ne manquait jamais une occasion d’étaler ses vastes connaissances sur le monde. Ce que nous appelons puanteur, eux le nomme parfum. De leur point de vue, ils sont en réalité très propres et ce sont les autres espèces, comme les elfes, qui selon eux empestent et sont dégoûtantes. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, les trolls ne mangent pas les elfes. Tout simplement parce qu’ils les répugnent.
─ Ouais, ouais, l’interrompit Reyn de son habituelle mauvaise humeur. Ça les empêche pas de vous écrabouiller d’un coup de massue, de jouer au ballon avec votre caboche ou de faire une partie d’osselets avec vos os.
─ Ils ont certes un caractère très territorial et défendent chèrement ce qui leur appartient. Mais ce sont des chasseurs remarquables et des artistes aux multiples talents, qui savent transformer un tertre boueux en terrier splendide pourvu du meilleur confort.
─ La boue reste de la boue, grogna la reine des Rats, qui avait maintes fois eu affaire aux trolls et n’en gardait aucun bon souvenir.
─ J’espère que Bagon va bien, intervint Jilam, inquiet à l’idée qu’il soit arrivé quelque chose de grave à l’aimable semi-troll.
─ T’en fais pas, petit d’homme, le rassura Tête-de-Pie, que la mention de son camarade au sein du clan rendait toujours sarcastique. Notre Bagou, c’est pas demain qu’il verra le bout du tunnel. C’est plutôt les trolls que je plains. M’étonnerait pas qu’ils l’aient renvoyé fissa d’un coup de tatane aux miches et qu’il nous attende à cuver sa gnôle dans un terrier.
Jilam observa discrètement le visage de la fée-lutin et discerna clairement les signes de l’inquiétude. Sous son air détaché, elle se faisait du souci pour son ami, c’était évident.
Le groupe arpentait la vaste prairie au ventre rond et tapissée d’herbe grasse. À leur approche, les cervidés aux bois gigantesques et recouverts d’une épaisse couche de velours doré verni par la lumière du soleil, interrompaient leur repas pour suivre leurs faits et gestes, attentifs, mais sans pour autant détaler, car ces créatures qui empiétaient sur leur prairie, pour étranges qu’elles fussent, ne ressemblaient ni de près ni de loin à un troll.
Soudain, le troupeau qu’ils croisaient de loin se mit à s’agiter, puis décampa brusquement, droit dans leur direction, emporté par une terreur sans nom, dont la source demeurait invisible aux yeux des voyageurs. Leur instinct leur commanda de fuir aussi. Jilam fut le premier à décamper, suivi de près par Silène, Reyn et Tête-de-Pie. Nellis, seule, resta ancrée sur ses pieds, usant de son don de télépathie pour éloigner les bêtes qui s’approchaient d’elle, tandis que Quo évitait le troupeau dément avec l’aisance d’un des pégases virevoltant dans les airs au-dessus d’eux.
Dans la panique, la sorcière avait perdu de vue son époux. Tandis qu’autour d’elle les roicerfs cavalaient sans jamais la frôler de près ou de loin, elle maudissait l’instinct de Jilam.
De son côté, le concerné, dans sa course folle contre les cervidés, commit l’erreur de se retourner en quête de cheveux argentés. Il trébucha dans les hautes herbes et un sabot manqua de justesse de lui éclater le crâne comme une vulgaire noix. Tête-de-Pie surgit et l’aida à se relever. Une ombre apparut au-dessus d’eux et les plaqua au sol avec brutalité, au moment où un cerf de la taille d’un ours, bondissait. L’humain et la fée-lutin découvrirent le visage de Reyn, qu’un filet de sang peignait à mesure que le tohu-bohu s’estompait. L’elfe les avait protégés du puissant mâle aux bois d’or, et avait reçu en récompense un coup de sabot en pleine tête, la jetant inconsciente. Jilam et Tête-de-Pie s’employèrent à la traîner entre les hautes herbes qui leur dissimulait leurs compagnons comme le danger inconnu qui avait effrayé le troupeau.
Un cri retentit alors dans la prairie muette. Ils reconnurent Silène. Les herbes devant eux s’agitèrent, puis ployèrent sur le passage d’une large silhouette. Une paire de troncs en guise de bras, une petite trogne grise plantée sur des épaules épaisses comme du granite, deux jambes courtaudes mais à l’aspect aussi solide qu’un menhir planté en terre, et une imposante massue, garnie de pointes en silex, attachée à un énorme poing terrifiant. Deux yeux jaunes, vissés en profondeur dans un crâne bombé, les découpaient d’un intense éclat, tel un crapaud lorgnant deux fourmis, et cet éclat hypnotisant palpitait d’une haine à briser l’âme.