– Qu’est-ce qui s’est passé avec Obière à la boutique de l’ancien ?
Elle resta debout, d’abord sans rien dire, puis, elle se dit qu’Abiane était entêté il valait mieux répondre :
– Elle m’a demandé ce que je faisais encore là,
– N’na yè han*? Demanda Abiane
– Je t’ai dit l’autre soir, qu’une rumeur dans le village dit que tu as l’intention de me répudier…
– Et c’est tout ce qu’elle a fait ?
Il sembla à la jeune femme qu’il savait déjà tout alors… :
– kaa, elle m’a traité d’olalu parce que je lui ai dit que je ne voulais pas me disputer avec elle, alors je lui ai répondu que cela m’allait tant que je n’étais pas la sienne, répondit Otsira
– Et je présume, que tu n’avais pas l’intention de m’en parler, fit l’homme en la fixant
La jeune femme baissa la tête, des larmes lui coulaient maintenant des yeux, cinq longs saisons sèches qu’elle subissait ces injures tous les jours, en quoi était-ce différent aujourd’hui ? Il ne lui avait jamais accordé la moindre attention, comment aurait-elle pu imaginer qu’elle pouvait venir se plaindre auprès de lui, d’une quelconque injustice, alors que lui-même, la traitait très injustement :
– Et maintenant pourquoi pleures-tu ? Interrogea Abiane
– M’é se wo nio ngaa* Abiane, me ne ve mbo-bisèn* comme les autres ici et encore, les autres au moins touchent une rémunération, pas moi, je ne sais pas pourquoi tu m’as construit cette cuisine, ni pourquoi tu m’as acheté tous ces ustensiles, mais toutes ces choses ne font pas de nous un couple, ne te déranges pas, j’ai accepté mon sort depuis longtemps, tout ça c’est de ma faute, personne ne m’a demandé de t’attendre tout ce temps. Et si tu as peur que l’arrivée d’une nouvelle femme ne me frustre, dis-toi que ce ne sera pas la première humiliation que je subirais au près des tiens, et je l’accepte parce que c’est moi qui ai dit « oui » lorsque tu es venu m’épouser chez esaa, et ce « oui » signifiait que j’acceptais en mon âme et conscience de subir tout ce que tu me ferais subir, alors arrêtes de faire semblant de t’intéresser à mon sort. Tu as cinq saisons sèches de retard, je t’en prie, ne joues pas le rôle du mari, maintenant que ta véritable épouse va arriver
Puis, toujours les larmes aux yeux, elle s’en alla en courant dans sa chambre. Abiane avait écouté avec beaucoup d’attention, tout ce que lui reprochait la jeune femme, et elle n’avait pas tort. Une cuisine, des ustensiles et une nouvelle case, tout cela ne faisait pas un couple. En la voyant pleurer à cause de lui son cœur se serra de nouveau. Car en effet, celui qui l’avait le plus humilié c’était lui. Comment pouvait-il prétendre la protéger des autres dans ces conditions ? Otsira était pourtant une belle femme, elle avait à peine une tête de moins que lui, une belle peau couleur ébène, des formes voluptueuses. Aucun homme qui l’aurait épousé ne se serait privé toutes ces saisons sèches de l’honorer. Elle était d’une douceur et d’une grâce à nulle autre pareil, on aurait dit une fille de roi.
Il était plus que temps pour lui, de bien faire. Après le départ de la jeune femme pour le champ avec sa mère le lendemain, Abiane demanda à ses servantes et ses serviteurs de déplacer le mobilier, ainsi que tout ce qui se trouvait dans sa case actuelle à l’intérieur de la nouvelle case. Il leur interdit cependant, de toucher aux effets de sa femme, préférant qu’elle vienne s’en occuper elle-même. A son retour du champ, en fin d’après-midi, Otsira reçu les consignes de son époux, il disait qu’elle devait transporter ses affaires dans leur chambre à l’intérieur de la nouvelle case. Elle crut s’évanouir, dans « leur chambre » ! Elle ne partagerait donc plus la chambre d’Oloun ! Qu’avait-il donc derrière la tête ? Et cette nouvelle femme dont tout le monde annonçait la venue, où allait-elle dormir ? En attendant de pouvoir le lui demander, elle se fit aider par les servantes pour transporter ses effets comme il le lui avait ordonné, Abiane n’était pas homme à tolérer qu’on lui désobéisse. Elle ne le savait que trop.
Lorsqu’il rentra, Abiane trouva sa femme dans sa cuisine en train d’apprêter le repas du soir, les servantes lui avaient fait savoir que désormais monsieur ne mangerait que les repas qu’elle avait préparé. Il entra dans la cuisine et alla prendre place en face d’elle :
– Bonsoir Otsira,
– Bonsoir, répondit-elle sans lever la tête
– J’ai bien entendu tout ce que tu m’as dit hier, et il ne servirait à rien que je m’excuse aujourd’hui, le mal est fait, et je ne suis même pas capable de le justifier (il soupira), je ne vais pas te faire d’autres promesses, je n’ai déjà pas tenu celles que je t’ai faite avant alors… il se tut un moment et se passa la main sur le visage, tu as pu ranger tes affaires dans notre chambre ou alors tu as manqué de place ? S’enquit-il
– Kaa, ça va, la chambre est assez grande
– Bien, m’a komo wobân*, dit-il
– Je t’ai laissé de l’eau chaude, il te suffira de la diluer un peu
– D’accord, mé bo avô’ô*, m’a wok zêgn*
– Le temps que tu te laves ce sera prêt
Abiane se leva lourdement, et sortit de la cuisine. En entrant dans la chambre, qu’il allait désormais partager avec sa femme, il constata qu’elle y avait mis de l’ordre, tout était impeccable. La petite pièce qui leur servirait pour se laver, elle aussi était bien ranger, rien à voir avec le rangement des servantes, elle avait même prévu un banc, c’est vrai que c’était plus pratique d’être assis pour se laver certains jours. Dès qu’il termina de se laver et de se vêtir, il prit place sur le lit, et s’y allongea de tout son long en gardant sa jambe gauche posée parterre. Il se dit qu’Oloun viendrait le chercher une fois que le repas serait servi. Il ferma les yeux pour ne les ouvrir qu’en entendant la voix d’Otsira près de lui, elle le bousculait légèrement :
– Tu t’es endormi, je suis désolée je ne te savais pas si fatigué, dit-elle en le voyant ouvrir les yeux
– Moi non plus, dit-il en se passant la main sur le visage
– Zaa*, c’est prêt
Il se leva et la suivit dans la pièce principale, Oloun était déjà assise et gesticulait sur sa chaise en faisant du bruit avec ses mains, Abiane fixa sa fille dans les yeux ce qui eut pour effet de la calmer. Il s’installa sur le siège en face de la place où devait s’installer Otsira et attendit qu’elle termine de le servir :
– Nyiè ?
– Hum Oloun ndza lé ?
– Je n’aime pas trop le manioc
– Je sais, mais on n’a pas eu de banane au marché aujourd’hui tu as bien vu que je suis rentrée tard
– Demain tu m’achèteras de la banane ?
– Si tu acceptes de te contenter du manioc ce soir promis demain j’irais te chercher de la banane
C’était la première fois qu’Abiane partageait le repas des deux femmes, il observait ému la conversation entre elles. Il s’étonna d’entendre Otsira parler d’acheter du manioc et de la banane, puis, il se souvint qu’elle n’avait toujours pas de champs à elle. Il lui fallait décidément tout acheter, mais de combien disposait-elle ? Et pourquoi n’allait-elle pas se servir dans ses plantations à lui ? Il est vrai que ses cultures étaient destinées à la vente, mais un ou deux régimes en moins ne l’appauvrirait pas. Cette sensation dans son cœur s’intensifia, elle était donc finalement convaincue, qu’elle n’avait aucun droit sur tout ce qui lui appartenait. Cela faillit lui couper l’appétit, cependant il se força, en pensant qu’il ne valait mieux pas lui donner encore l’impression, qu’il avait quelque chose à reprocher à sa cuisine. Oloun quant à elle, mangeait en silence en tenant entre les doigts de sa main libre un pan du vêtement d’Otsira, comment allait-elle faire pour s’endormir ce soir toute seule dans sa chambre ? Il n’y avait pas pensé.
A la fin du repas, il retourna se coucher en se disant que si la petite faisait des caprices, Otsira était plus qualifiée que lui pour gérer ça. Et puis, il n’avait pas été plus un père pour elle toutes ces années, qu’il n’avait été un époux pour Otsira. Lorsqu’elle vint s’allonger dans le lit près de lui Abiane dormait déjà depuis longtemps. Il se réveilla cependant, au milieu de la nuit, pour aller vérifier si Oloun dormait bien. Otsira avait couvert l’oreiller de l’enfant avec un de ses pagnes, qui était imprégné du parfum qu’elle portait. Oloun dormait donc paisiblement, au final, il s’était inquiété pour rien. Il retourna dans sa chambre et s’allongea sur son lit, mais au moment où il allait fermer les yeux Otsira se tourna vers lui, elle dormait, il la regarda un long moment, elle semblait si paisible, elle était si belle.
Il se coucha sur le dos et attira la jeune femme vers lui, ensuite il lui posa la tête sur son torse et referma son bras sur elle et s’endormit à son tour.