C’était jour de brocante dans la petite ville de Pézénas, dans le sud de la France. Le soleil tapait fort en cette belle après-midi d’été. Le chant des cigales emplissait l’air. Certains touristes s’en plaignaient. La place était inondée d’étales en tous genres: du bric à brac sorti de la cave d’un vieux papy débonnaire aux merveilles d’un antiquaire chevronné, il y en avait pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Certains contestaient les prix des bouquinistes et antiquaires, trouvant que la brocante, ce n’était plus ce que c’était. Mais ces merveilles étaient des trésors insoupçonnés, reconnus de quelques connaisseurs. C’était ce genre de pépites que l’on trouvait au stand de mamie Apolline. Cette vieille femme fort bien conservée attirait bien de nombreux curieux, elle et ses petites curiosités de l’ancien temps: de la vieille dentelle, faite à la main, des gants en cuirs élimés mais de belle qualité, des robes anciennes des années 30 à 60, des sacs en cuirs, des chaussures…Tant de beaux vêtements et accessoires pouvant faire le bonheur des amoureux du vintage. Les petites rues pavées de pierres, pleines de cachet, débordaient de monde. Apolline avait bien besoin de l’aide de sa petite-fille, Eva. La grand-mère avait revêtue une robe de lin blanc sur son corps encore en pleine forme et bien en chair. Ses longs cheveux gris étaient retenus en chignon pour plus de commodité, mais celui-ci était décoré de perles. Son visage marqué par les ans affichait un permanent sourire, illuminé par un rouge incandescent. Nombreux sont ceux, dans le village, qui lui disait que ce rouge était bon pour les jeunettes, ce à quoi elle répondait en riant qu’elle était encore jeune dans sa tête. Coquette et élégante, elle attirait encore l’attention des vieux bonhommes veufs en quête d’un peu d’amour. Apolline, selon les dires, n’était pas farouche, ce qui n’arrangea pas sa réputation déjà bien chargée. Mais elle n’en n’avait cure.
— Tiens, Eva, met moi les prix sur ces robes des années 30, ne soit pas trop généreuse, c’est du 100 euros minimum, dit la vieille dame à sa petite fille.
Eva était une jeune femme qui avait sans doute hérité de la beauté de sa grand-mère. Elle avait environs 26 ans. Plutôt petite, sa silhouette en forme de sablier était généreuse. Son visage rond, lunaire, était éclairé par deux grandes prunelles vertes, qui s’associaient avec charme à son petit nez et à sa bouche ronde, semblable à deux pétales de rose. Apolline l’observa un instant. Elle était fière de cette demoiselle à l’apparence affirmée, bien qu’affichant régulièrement un air rêveur. Eva sortit d’ailleurs d’une énième rêverie avant de s’exécuter à sa demande.
— Elle est jolie cette robe, grand-mère. dit Eva en détaillant une somptueuse robe en velours rouge, marquée à la taille par une fine ceinture noire.
— Elle va partir celle-là, j’ai mes habituées, répondit Apolline en esquissant un fin sourire.
Elle jeta un coup d’œil au ciel. Le soleil était à son zénith et le monde affluait toujours vers les étales. C’était à la fois agréable et éprouvant pour la vieille dame: voir du monde qui se promenait joyeusement, sans velléité aucune, c’était plaisant. Mais il y avait le soleil et sa couronne incandescente, qui dardait de ses rayons tous les vendeurs des ruelles. Et surtout, malgré la bonne humeur ambiante, il y avait toujours quelques indésirables dans le coin. Apolline ne pu s’empêcher de jeter un œil vers quelques mètres plus loin, où se trouvait la mère Durand et ses sœurs, qui adoraient particulièrement les cancans et les potins. Actuellement, les trois marâtres, à la peau ridée et pleine de taches, fixaient le stand d’Apolline avec un regard moqueur.
— Encore la Durand ?
La grand-mère sursauta légèrement et se tourna vers Eva en soupirant.
— Encore et toujours. Elle et ses sœurs doivent nous traiter de sorcières bonnes à répandre l’infertilité sur tout le village.
— J’ai bien fait de quitter Pézénas, tu aurais du en faire autant.
— Si c’était si simple, j’ai ma vie ici. Et Montpellier, ce n’est pas mieux tu sais. Tu te fais agre…
Et en parlant d’indésirable : deux jeunes hommes en survêtement passèrent près de leur stand et se mirent à siffler Eva, juste devant elle.
— Hey, charmante!
Eva se figea, pas préparée à faire face à nouveau à ce genre d’énergumène. Ses doigts se crispèrent sur la table. Son esprit s’égara quelques minutes face à la stupeur. Puis elle secoua énergiquement la tête, fronçant les sourcils.
— Passez votre chemin.
La voix d’Eva, d’ordinaire fluette et douce, était devenue tranchante comme du verre, bien que légèrement tremblante. Apolline se tint prête à intervenir.
— Oh, doucement mademoiselle, on te fais juste un compliment.
L’un d’eux s’approcha, ce qui eut pour effet de crisper d’avantage la jeune femme. Apolline se plaça devant eux, saisissant instinctivement un parapluie ancien posé non loin.
— C’est gentil, mais passez votre chemin.
Le regard glacial et incisif de la jeune femme fusillait allégrement les deux individus. Sa voix tremblait encore mais elle ne se laissait pas démonter.
— Wesh, allez, ton père c’est un voleur et…Rhô connasse quoi! J’ai plus de rime à cause toi! Tu es trop grosse en plus!
— Tu ne comprends pas le français? Déguerpissez ou je hurle dans toute la rue que vous agressez une vieille et sa petite fille! Cassez-vous!
Excédée, Apolline s’emporta, secouant énergiquement le parapluie dans un geste désordonné face aux deux hommes qui reculèrent vivement.
— C’est bon, madame, c’est bon.
les deux larrons s’éloignèrent à grand pas, jetant des regards par-dessus leurs épaules. Ils avaient sans doute mal calculé leur coup en tentant une approche un jour de brocante à une heure pareille. Au loin, Les Durand, qui avaient observé la scène avec attention, pouffèrent de rire.
Eva soupira, se laissant aller sur sa chaise. Apolline, elle, était telle une pile électrice. Remontée par l’altercation, elle rangea quelques objets sur la table d’un geste saccadé et nerveux.
— Non mais, ces jeunes n’ont plus d’éducation, les humains n’ont plus d’éducation! Cela “drague” en prenant les femmes pour des bouts de viande! J’en ai marre! De mon temps…
— Calme toi grand-mère, ce n’est rien, j’ai l’habitude.
Apolline fixa sa petite-fille d’un air stupéfait.
— Allons, le vrai problème, c’est que tu as l’habitude, tu deviens blasé.
— Je préfère ça à toujours m’énerver.
Eva serra les poings. En vérité, elle était en colère. Encore légèrement tremblante, elle fixait au loin les commères qui faisaient leur choux gras de l’altercation. Mais elle en était devenue aigrie. Dans sa tête, mille pensées se bousculaient. L’envie d’étriper ces racailles du dimanche se mêlaient à l’idée de barbecue de vieilles mamies trop indiscrètes. La colère avait toujours bouillie dans ses veines. Elle était une bonne jeune fille du sud pleine de caractère selon certains. Mais Eva n’avait pas l’audace, le franc-parler et le côté bon vivant des sudistes. Elle avait la rage des damnées, le regard de la sorcière qui s’ignore. A ses pensées parasites se rajoutait le souvenir de son père. Bigot fanatique, il la regardait toujours avec une lueur de dégoût. Elle n’avait que cinq ans lorsqu’il a fuit la famille. Sa mère lui en a toujours voulu. « Tu ressemble à un démon », qu’elle disait.
Quelques gouttes de pluie tombèrent sur les étales. Apolline fixa intensément Eva, qui contenait sa colère. Elle était en train d’encaisser des clientes venues acheter la belle robe de velours. La jeune rousse affichait un sourire de convenance, quelque peu forcé. Lorsque les femmes partirent avec leur trésor, Eva lâcha un soupir qui dans une harmonie parfaite s’accorda avec l’orage qui venait de tonner dans le ciel.
— C’est bizarre ça, ils n’avaient pas annoncé d’orage à la météo.
Apolline lança cette réplique en esquissant un sourire amusé tout en ayant du mal à cacher son manque d’étonnement.
— Oui, en effet.
— Et sinon, ton directeur de mémoire pour ton travail sur l’histoire de l’art, ça avance?
Un grondement sourd percuta la voûte céleste. Eva serra brutalement ses poings, détournant le regard. L’orage se rapprochait à grande vitesse, laissant s’échapper un torrent de pluie sur les étales. De nombreux passants fuirent, la plupart tentaient de se protéger de l’averse soudaine. Paniquée, la grand-mère se jeta sur la bâche qui se trouvait sur une caisse derrière la table, pour protéger ses petites merveilles.
— Je suis peut-être allé trop loin, murmura-t-elle pour elle-même.
— Hein?
Eva, qui essayait de comprendre ce que sa grand-mère marmonnait, se détendit un peu. Ses poings se dé-serrèrent et regardant le désastre climatique, elle aida Apolline à protéger les diverses robes, dentelles, sacs et autres objets anciens.
— Tu devrais lire des ouvrages sur les sorcières-tempête, répondit Apolline en riant.
Eva explosa de rire. Plus elle riait, plus le temps s’éclaircissait. Les badauds revenaient progressivement dans les ruelles, regardant le ciel avec étonnement.
— Allons grand-mère, ce ne sont que des fables tout ça.
— Prend moi pour une affabulatrice si tu veux, mais cela ne te ferait pas de mal d’écouter un peu les vieilles légendes d’une mamie, répliqua la vieille dame, sur le ton de l’humour.
Elle secoua sa robe mouillée. Heureusement, l’averse n’avait pas duré longtemps, mais elle fut particulièrement saisissante. Assez pour tremper le haut de sa robe. Eva, qui portait également une robe légère, fit le même constat.
— Le temps est capricieux, voilà tout, Il faisait trop chaud, il fallait bien que ça tombe.
Apolline observa Eva durant un instant. Un air mélancolique vint s’imprimer sur ses traits creusés. Elle observait, attristée, le caractère plus dur de celle qu’elle avait élevé avec amour, baigné dans des contes, légendes et croyances anciennes. Au village, on l’appelait la vieille folle, mais la vieille folle s’amusait de cette image. Sa petite fut brisée par la malchance, par le comportement de ses aînés, indifférents à son cas, qui, les rares fois qui l’a croiserèrent, la traitaient de folle furieuse qui se prenait pour une sorcière. Souvent Apolline se demandait, d’un air mélancolique, si elle aurait pu faire quelque chose pour préserver l’âme de fée de sa petite-fille. En grandissant Eva ne fut plus l’enfance rêveuse, qui observait les orages d’un air fasciné, faisant tomber la grêle lorsqu’elle s’énervait et qui lisait tous les jours les mythes et légendes de Bretagne et de bien d’autres régions. En grandissant, la jeune femme s’était fondue dans la masse, refoulant ce qu’elle était pour paraître plus normale.
— Si tu le dis. lâcha finalement la vieille mère, tout en enlevant la bâche de l’étale.
La vente reprit son cours, progressivement. La grand-mère ne cessa pas d’observer la jeune femme comme si elle était la prunelle de ses yeux. Si Eva reprenait des conversations sur un ton banale voir badin comme si sa vie était un long fleuve tranquille, elle savait que la demoiselle marchait sur un fil, telle une funambule aux yeux bandés, perdu dans un monde qui n’était pas le sien. Au dessus d’elle, le ciel étoilé, portant en son sein une étoile lointaine qui attirait autrefois son regard. Mais à force de désespoir, elle avait fini par se voiler la face, avançant à tâtons sur un chemin semé d’embûches.
Le fil finira bientôt par rompre. Telles furent les pensées d’Apolline, en cette belle après-midi à nouveau ensoleillé.