La salle du «Steam’s Treasures» était bondée. Sur les gradins s’entassait tout le beau monde de Paris. Les nobles, majoritairement des hommes, ajustaient leurs redingotes et leurs jumelles d’opéra pour apprécier chaque détail du spectacle. Les bourgeois se battaient presque pour les meilleures places et quelques chanceux ouvriers jubilaient d’être là en cette douce soirée. Parmi tous ces spectateurs, il y avait quelques femmes. Des demi-mondaines, avides de mieux connaître leur rivale, des épouses respectables, qui venaient pour savoir quels bijoux il fallait absolument porter, sans jamais l’avouer, ou tout simplement quelques curieuses.
La scène était gigantesque. Un décor en carton-pâte, orné de pièces métalliques, se mouvait grâce à un ingénieux système mécanique à vapeur. Le machiniste s’activa en coulisse, faisant lever l’imposant rideau rouge en velours.
Plusieurs danseuses en tenues orientales, aux tissus bariolés de mille couleurs, se déhanchaient. Leurs ventres s’agitaient au rythme de la musique grandissante. Leurs charmants visages étaient voilés de mousseline transparente. Quelques murmures s’élevèrent à la vue de ces délicieuses odalisques. Mais le clou du spectacle n’était pas encore sur scène.
Connor haussa les sourcils. Il avait mis son costume mondain, à son désespoir. Il plongea sa main dans sa chevelure noire, s’ébouriffant légèrement. Ses yeux bleus se posèrent sur son ami, un grand blond aux épaules larges et au sourire charmeur.
— Franchement, je ne sais pas ce que je fais ici, Charles.
— Tu ne sais pas t’amuser! Il n’y a pas que l’écriture dans la vie…
Connor secoua la main, agacé. D’un œil distrait, il observa le mouvement lent et envoûtant des danseuses. Leurs hanches se mouvaient avec sensualité, comme des serpents extatiques. Leurs corps étaient peu vêtus, telles des Vénus exotiques, elles exaltaient les sens des convives, faisant perdre toute notion de retenue aux gentilshommes de la société. Beaucoup gloussèrent, sifflèrent sans honte, certains sortirent même de leur veston une liasse de billets, cherchant par avance à payer pour une nuit, les délices de l’Orient.
— Elle va bientôt arriver, s’enthousiasma Charles, j’ai hâte! Il paraît qu’il faut être plus que richissime pour obtenir ne serait-ce qu’un baiser!
— Voilà bien une belle connerie…
Connor poussa un soupir. Il allait continuer sur sa lancée lorsque la musique changea. Elle devint plus intense, plus impérieuse, plus rythmée. Sur ces notes envolées apparut la star du moment. Son corps tout en rondeur s’élançait à la vue de tous, nimbé d’un saree à moitié transparent. Sa poitrine opulente était recouverte d’une brassière en perles et en joyaux et bougeait en cadence. Ses mains et ses pieds étaient peints de henné. Sa peau était sombre, aussi sombre que la peau de ses comparses était claire. Son visage ovale était éclairé par deux prunelles d’un vert d’eau, dans lesquelles Connor crut pouvoir s’y plonger. Son abondante chevelure bouclée, comble de la vulgarité pour les femmes de la noblesse, était détachée, cascadant sur ses épaules en une rivière de feu. Ses lèvres étaient un fruit mûr, peint d’un rouge carmin, incandescent. Son petit nez en trompette complétait le décor.
Le jeune homme resta interdit. Il admirait chacun de ses gestes, chacun de ses pas. De ses bras, elle fit danser de longs voilages brodés d’or et d’argent.
— C’est elle! La perle indienne! Une vraie beauté, n’est-ce pas Connor?
Connor ne répondit pas. Toute son attention fut dérobée par ce joyau exotique qui enflammait la scène. Les autres femmes faisaient office de figurantes à ses côtés. Soudain, il secoua la tête, se reprenant.
— Je ne vois pas ce que tu lui trouves, maugréa Connor. Ce n’est qu’une cocotte sans saveur.
Charles retint un rire. Il peinait à le croire. Il l’avait bien observé, à dévorer du regard la danseuse, totalement subjugué. D’ailleurs, celui-ci recommença à porter toute son attention sur elle, ne daignant plus répondre à ses invectives.
— Si tu veux, on pourra essayer de l’approcher! Je suis sûre que cela te plairait.
La danse se termina bien trop vite aux yeux du jeune homme. Un tonnerre d’applaudissements résonna dans la salle. Un jeune adolescent à la chevelure châtain, habillé d’un costume parfaitement repassé, ainsi qu’un corset de cuir par-dessus, grimpa sur scène, portant un imposant bouquet de fleurs. Il le tendit à la perle indienne, intimidé.
La splendeur des Indes le saisit avec un sourire, venant poser un baiser sur le front de l’adolescent. Connor esquissa malgré lui une grimace, envieux.
— Allez viens! On va essayer de se faufiler! Mon frère connaît bien le directeur de revue, je suis sûr qu’on va pouvoir la voir!
Connor se crispa, posant ses prunelles glaciales à son ami.
— Pas question, ça ne m’intéresse pas!
— Arrête ton char! Viens!
Charles l’entraîna par le bras, se glissant dans la foule en mouvement. Connor se mordit la lèvre, essayant de faire marche arrière. Mais son cœur battait la chamade. Ses yeux scrutèrent encore la scène, regardant s’évaporer la douce silhouette de la princesse indienne.
( Bonsoir à tous, voici une nouvelle série patreon! La suite ici 😉 )