Ils se regardaient toujours, perdus dans leurs pensées, lorsque Lionel entra dans la grange.- Vous n’avez pas fini de nourrir les vaches ?
– Euh… non, bafouilla la brunette en se levant précipitamment pour s’atteler à la tâche.
Lionel les regarda, curieux.
– Yong… Qu’est-ce qui c’est passé ? demanda-t-il, en voyant qu’Isadora ne souriait pas.
L’adolescent se contenta de hausser les épaules. Lui non plus, ne comprenait pas tout.Haussant les épaules, le garçon de ferme tourna les talons, en hurlant un
– Léo ! On ne joue pas avec la fourche ! sonore.
Yong et Isadora continuaient de nourrir les bêtes, dans un silence de mort. L’adolescent jetait de fréquents coups d’œils à la fillette, qui l’évitait comme elle le pouvait.
C’était un curieux ballet que de les voir se rapprocher et s’éloigner, s’observer, puis fuir le regard de l’autre… Ils étaient terrorisés par ce qui venait de se passer et ne savaient pas comment l’expliquer. Ni comment aborder le sujet.
– MaÏ a dit que tu as huit ans.
– Oui. répondit sèchement la jeune Élue, toujours froide.
– Tu n’agis pas comme une gamine.
– JE-, commença-t-elle, avant de se reprendre, je ne suis pas une gamine.
– Tu as huit ans et tu agis comme une adulte, riposta le brun, ce n’est pas normal !
Isadora baissa les yeux. Elle a toujours été plus mâture que la moyenne. Mais les derniers événements l’avaient transformée. Elle savait qu’elle n’agissait pas vraiment comme d’habitude… Mais elle ne voulait pas non plus redevenir comme avant.
– J’ai toujours été comme ça.
Le garçon fronça les sourcils.
– Tu sais que je lis toujours dans tes pensées ? Paniquée, la jeune fille se retourna vivement vers lui.
– Pardon ? Arrête tout de suite ! Un léger sourire franchit les lèvres de Yong.
– Je plaisantais. Mais cela prouve que tu as des choses à cacher…
Rouge comme un coquelicot, la pauvre enfant recula de stupeur devant la justesse de ces mots. Et tomba dans la paille.Ricanant, Yong la prit par la main et l’aida à se relever.À cet instant, les dix garçons de ferme entrèrent en même temps en criant :
– A table !Puis tous se dirigèrent, tel un troupeau de moutons, vers la cuisine qui embaume.A l’intérieur, Madame Louise et MaÏ mettaient la table. Cette dernière ne cessait de jeter de fréquents regards à Yong et Isadora.
Bien que le repas fut excellent, ni elle, ni les deux enfants ne mangèrent beaucoup. Finalement, la femme médecin se leva et quitta la pièce en disant :
– Isidore, je veux examiner tes blessures ce soir.
Soir qui arriva bien vite après avoir passé la journée au soleil dans les champs.Pourtant, une fois dans sa chambre, ce ne fut pas des instruments de médecine que la petite fille trouva sur son lit, mais des habits de voyage.Assise sur le sol, entourée de flacons étranges, MaÏ chantonnait en mélangeant les mixtures.Figée sur le pas de la porte, Isadora contemplait le spectacle.Brusquement, il y eu une détonation, et de la fumée s’échappa de la fiole que tenait la doctoresse qui se mit à tousser.
– Bon sang, j’avais oublié à quel point c’est puissant ! Ah ! Isadora ! Approche !
Elle versa le contenu le la fiole dans un petit réceptacle de cristal bouché de résine, lui-même attaché comme pendentif à un collier de cuir.
– Dans cette fiole se trouve une sorte d’antidote. Ne l’utilise qu’en cas d’urgence, car je ne peux le fabriquer qu’une fois tous les cinquante ans… Puis elle lui emballa ses affaires dans un sac de toile et le lui donna.
– Je veux que tu quittes cet endroit, et que tu n’y revienne pas. Continue vers le nord, tu pourras embarquer comme mousse. Ce sont des habits de marin que je t’ai donnés. Tu as aussi une bourse. Fais en bon usage.
Surprise, Isadora la regarda dans les yeux, sans comprendre. Puis la lumière se fit et elle tourna les talons en courant.Elle passa par la cuisine, où elle fouilla un peu avant de trouver de quoi manger pour quelques jours.Et elle partit, se fondant dans la nuit, les étoiles pour seuls guides… Si seulement elle avait su les interpréter !
La nuit était fraîche et sombre. Elle trébuchait, parfois, entendait les bruits de la nuit, si effrayants… Dix fois, vingt fois, elle fut tentée de faire demi-tour, de rentrer à la ferme ! Mais elle était déjà trop loin.
Fatiguée, elle finit par s’allonger sur le sac, et regarda les étoiles, attendant le sommeil.
Les étoiles formaient de belles arabesques dans le ciel. La petite imagina que les Dieux l’observaient, delà haut, et qu’ils réfléchissaient à un autre moyen de se délivrer.La terre était chaude et sèche sous elle… comme l’endroit où elle jouait avec Brutus…Brutus…Lorsqu’elle deviendrait puissante, elle lui ferait subir le même sort… Discrimination… Lapidation… Poursuite… Fatigue… Peur…
Elle laissa échapper un long bâillement. Ses rêves de vengeance attendrons certainement encore longtemps. Très longtemps…Elle bâilla de nouveau. Il fallait qu’elle dorme… Dormir…Quelque chose d’humide lui toucha la joue. Elle se releva brusquement.
– Oh. Ce n’est qu’un cheval. Rien de grave. Cette fois, je vais réussir à m’endormir j’espère… murmura-t-elle pour elle-même, la voix tout endormie.
Elle ferma les yeux et se cala contre son sac, lui servant de coussin de fortune. Pourtant, l’animal ne cessait de venir la renifler.Bah ! Ce n’est qu’un cheval, se dit-elle, trop épuisée pour réfléchir au poids d’un cheval, si ce dernier se mettait en tête de l’écraser.
Un cheval… Un cheval… Un chev- UN CHEVAL !
La lumière s’était faite brusquement. Et pas uniquement dans sa tête. Quelqu’un venait d’allumer un feu.
Pas quelqu’un. Un centaure.
Qui dormait à côté d’elle.
Et qui, depuis le début, bavait dans son sommeil.
Carlo.