Sa cheville la faisait souffrir, mais elle ne s’en inquiéta pas sur l’instant, après tout, avec tout ce qu’elle venait de vivre, ce n’est pas cela qui allait l’arrêter. Son repas fut frugal, afin d’économiser ses provisions, aussi se contenta-t-elle de tartiner du miel sur quelques tranches de pain et de manger quelques tranches de fromage.
Malgré ce qu’elle venait de traverser, elle gardait une joie de vivre surprenante. Après cette petite pause, elle continua à avancer, non sans avoir tenté de se masser un peu la cheville – ne réussissant qu’à se faire mal – alors elle avait simplement décidé d’ignorer la douleur.
Dans le fond, ce n’était qu’une longue promenade en solitaire. Sous ses pieds, les dalles étaient grises, sans joie et parsemées de mauvaises herbes. Ce n’était pas une route très fréquentée. Tout en marchant, Isadora songea aux autres Élus. Ils étaient douze… Cela faisait beaucoup de monde. Et s’ils ne la croyaient pas ? Et s’ ils ne s’entendaient pas ? Que se passerait-il ? Et puis, combien de temps mettra-t-elle à les retrouver ? Puis à les sauver ? Elle ne savait rien sur eux ! Ils pourraient aussi bien être Princesse que bandits !
Elle grimaça en pensant qu’étant désormais exilée et en fuite, elle ne pourrait pas critiquer un bandit de grands chemins. Pourtant, une autre idée germait dans son esprit… Elle était la première à avoir reçu le message des Dieux… Pourquoi ne dirigerait-elle pas leur troupe ?
Le temps s’écoulait doucement, la température se rafraîchissait avec l’arrivée de la nuit, mais Isadora restait ferme dans son idée d’avancer le plus possible, quitte à marcher de nuit, à l’aveuglette. Mais, bientôt, ses paupières se ferment d’elles-même et la petite finit par s’allonger en plein milieu de la route et s’assoupir dès que ses yeux se fermèrent.
Ce furent les cahots de la route qui la réveillèrent.Les cahots de la route… L’esprit embrumé de sommeil, elle se releva péniblement du tas de paille à l’arrière de la charrette où elle se trouvait.
Du…
Quelque chose ne tournait pas rond.Escaladant le végétal, elle observa l’arrière du crâne brun qui se trouvait face à elle.
一 Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle, encore comateuse de sommeil. L’homme se retourna vers elle. La petite Élue reconnut immédiatement Léopold, l’un des garçons de ferme.
一 C’est mon lot de te retrouver à moitié mort, à ce que je vois, se moqua-t-il…
一 Mais…
一 Tu pourrais p’têtre t’excuser ? On a eu une peur bleue quand t’as fugué !
一 Excusez-moi…
一 C’est rien, poulet ! Pour répondre à la question que tu vas poser, une fois par mois, on va apporter du foin et de la paille au port, c’est une idée de l’empereur de nous faire contribuer. Quand je t’ai vu endormi, je me suis dit que ce ne serait pas une mauvaise idée de t’emmener avec moi.
C’est le moins que l’on puisse dire, songea-t-elle,
一 C’est là que je veux aller !
一 Pourquoi un gamin comme toi voudrait aller au port ? C’est pas un endroit pour les gosses !
Laissant parler son imagination, elle raconta :
一 Mes parents sont morts, mon père était un grand marin à la retraite parce qu’il s’est prit un boulet de canon dans la jambe… Alors je veux devenir mousse pour suivre ses pas. Et un jour, je serai reconnu dans tout l’empire !
Léopold rit un peu avant de l’attirer sur le banc.
一 En attendant, je vais t’apprendre à diriger des bœufs ! s’exclama-t-il en lui tendant les rênes.
À moitié couverte de paille, les cheveux en bataille et le rire dans les yeux, Isadora ou Isidore s’attela à la tâche avec bonheur. Elle adorait tout ce qui était diriger les autres, les animaux et découvrait le plaisir de diriger la charrette. Elle avait l’impression d’être puissante, et ça la comblait. C’était un sentiment merveilleux pour elle d’avoir du pouvoir, de l’importance, d’être admirée, de réussir… D’être la meilleure. En tout. Un besoin de reconnaissance et d’admiration qu’elle avait refoulée par égard envers l’ego du prince Brutus.
一 Tu te débrouilles bien ! la félicitait Léopold.
Léopold était grand et musclé, mais contrairement à ce que pouvait laisser penser son physique bourru, il avait un tempérament pédagogue. Rapidement, il entreprit d’instruire l’enfant sur tous les sujets possibles et imaginables de l’art de faire un bon ragoût de mouton à la reproduction des chevaux. Ce dernier sujet intéressait beaucoup la petite exilée.
一 Est-ce qu’un homme et un cheval peuvent avoir des enfants ?
一 Bien sûr que non ! s’horrifia le brun. Qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ?
一 A côté de la capitale, il y a une forêt, et on dit qu’il y a plein de centaures dedans. Et c’est à moitié homme, à moitié cheval, non ?
Le jeune homme pouffa de rire.
一 Bon sang, Isidore ! Les centaure, ils existent uniquement dans les contes racontés aux enfants pour les effrayer ! Les centaures, ça n’existe pas !
Vexée, la petite donna un coup sec sur les rênes.
一 Moi, j’en ai vu un ! protesta-t-elle.
一 C’était certainement un très beau rêve, mais, vraiment, ça n’existe pas.
Agacée, elle souffla par le nez, manifestant son mécontentement.
一 C’est la vérité ! Il était très grand ! Il mesurait au moins trois mètres ! Et il avait de longs cheveux bruns !
Un léger sourire traversa le regard de Léopold.
一 C’est comme ça qu’ils sont décrits dans la plupart des livres pour enfants, non ?
Il avait raison, bien sûr. Mais ils existaient, n’est-ce pas ? Sinon, elle n’aurait pas l’arc et le carquois…
一 Mais…
一 Tu es peut-être encore un peu fiévreux, Isidore, c’est tout. Tu as fait un rêve un peu étrange que tu as pris pour la réalité. C’est aussi simple que ça.
Isadora secoua la tête et décida de ne pas répondre. Visiblement, Léopold ne croyait pas en la magie. Croyait-il seulement aux Dieux ? Et si c’était ça la solution ? De nombreux partisans au culte ? Non ! C’est trop simple… Bien trop simple…Perdue dans ses pensées, elle laissa les rênes au fermier et se plongea dans ses réflexions.