L’Ancien

3 mins

L’Ancien, assis dans son fauteuil en rotin, au soleil, près du tas de bois, sortit son vieux canif. Il attrapa une petite branche de ses mains frêles et se mit à tailler l’écorce. Sa peau était translucide et on pouvait deviner exactement comment ses mains étaient articulées et irriguées.

Il était né à la fin du XIXéme siècle dans cette campagne tourangelle faite de petites fermes isolées. A cette époque les enfants, et surtout les gars, c’était de la main d’œuvre pour les travaux des champs. Il en a fait de nombreux, comme avant lui son père. Mais l’Ancien, il a eu aussi très tôt le goût d’apprendre. Pas tellement dans les livres, il n’y en avait pas à la maison. Alors il a appris dehors, en travaillant: les champignons, les animaux, les petits comme les gros, le temps qu’il va faire, les arbres, les plantes, celles qu’on mange, celles qui soignent, celles qui améliorent l’alcool, celles qui tuent.

Malgré le dur labeur, il était resté frêle. Non sans force, mais pas large d’épaules. On n’était pas mort de faim chez lui, ni n’avait manqué de soins. Pourtant, les soirs de ces longues journées de joug, il y avait de quoi baisser les bras. Le quignon de pain dans la soupe, un bout de cochon gras et de la volonté. De l’argent, y’en avait pas, c’était aussi simple que ça. Pas la peine d’en rajouter…

Son regard, aujourd’hui délavé, était bleu et dégageait une infinie douceur. Il avait passé le cap des 100.  Chaque  coup d’œil ouvrait une porte vers une sorte de malice et un puits de sagesse, cependant que les mains continuaient à tailler le bois pour faire naître une naïade, une ondine, voire une sirène. Un souvenir des tranchées, disait-il sans s’étendre. Une porte sur l’infini…

Le rouge-gorge, son complice habituel, était en poste sur le rebord du pot de géranium. La souris aussi, mais discrétion oblige, elle attendait les quelques miettes de pain qu’il allait laisser filer au sol. L’Ancien, il avait connu les guerres, celles contre les allemands. Il avait fait la première, mais la seconde lui avait enlevé des fils et c’était terrible de voir mourir ses enfants. Sa chère femme était aussi partie, usée jusqu’à la corde de n’avoir pas su, ou simplement pu, se reposer. Mais il ne regrettait pas. Ainsi va la vie ! La roue tourne ! 

Il plia le couteau, le posa et se laissa aller à quelque méditation, quelque sieste savante, quelque rêverie éclairée.

C’était dimanche, et il allait recevoir de la visite. Enfants, petits-enfants, et peut-être caresser quelque chevelure blonde, venant allonger la généalogie d’une strate. Dans tous les cas, un seul coup d’œil suffisait à identifier les traits secs et charmeurs de sa lignée. L’Ancien, il portait les traits de la famille, comme certains portent un étendard. Il était heureux d’avoir des filles, petites filles, voire arrière-petites filles, mais il voulait être sûr que son nom serait transmis. Pour ça, il fallait des garçons, encore des garçons.

L’Ancien, il ne critiquait pas, ne se moquait pas, disait peu. Chacun ses idées, pourvu qu’on reste tranquille. Le respect des aînés en plus, ça va de soi. D’ailleurs, il savait bien que l’histoire commençait à lui échapper. Dans le journal, tout paraissait bien moins simple que dans l’almanach d’antan.

Il savait rire aussi. Un jour de conversation grivoise, petit sourire en coin, il avait dit à un jeune homme :

  • Tu sais, dépêches toi, à 60 ans ça baisse… Heureusement à 80, ça revient bien…

Sa plus jeune bru, veuve elle aussi, prenait soin de lui comme d’un grimoire antique en bois précieux. Elle se rappelai que l’Ancien, il avait eu du caractère et que, pour diriger une ferme familiale ou huit des dix enfants triment dans les champs, il fallait se faire respecter. Et ça, l’Ancien, il avait su le faire sans blesser, avec force et tendresse. Elle l’en remerciait encore.

Mais, petit à petit, jour après jour, l’Ancien économisa ses mots, comme si ceux-ci lui coûtaient. A leur place, ses yeux faisaient le boulot et elle le voyait bien. Puis, il économisa ses pas, qu’il faisait déjà petits. Elle lui apporta ses repas au fauteuil et un bon coussin moelleux, toujours sans rien dire. Et un jour, il garda son souffle…

Ce jour là tout a changé. L’Ancien s’en est allé et avec lui le temps passé, le temps des jours heureux, le temps des heures noires, des moissons à la faux, le temps avec les voisins, des labours au cheval, des vendanges et des rares ivresses, des hivers enneigés et des étés radieux, de l’amour aussi.  Le  temps du vieil l’Empire, et celui, précieux, des jeunes Républiques. Celui de Jules, le bourguignon, d’André de la  Commanderie, à deux pas d’ici. Celui de la Jeanne, belle comme le jour, de la ténébreuse Adèle, et de l’ouvrageuse Fernande. Celui, moqueur, des gosses qui crient, des chiens qui jappent,  des poules dans la cour et des hirondelles dans l’azur du ciel…

Ainsi l’Ancien s’en est allé, et son temps, il l’a plié, rangé, gardé pour lui…

Adieu l’Ancien

No account yet? Register

9 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
MESSIE Octave MESSIE
MESSIE Octave MESSIE
5 années il y a

C’est beau, c’est vrai, c’est plein de vie, plein d’émotions.
Merci pour ce beau moment de lecture et de voyage dans le temps pas si ancien, mais de toute façon intemporel.
Au plaisir de vous lire.

Équipe WikiPen
Administrateur
5 années il y a

Bonsoir Eric,
Votre Pen a bien été ajouté au concours, très bonne soirée !

MESSIE Octave MESSIE
MESSIE Octave MESSIE
5 années il y a

Je viens de voir que vous participez au premier concours de WikiPen.
Je vous souhaite bonne chance.

Vial Christian
Vial Christian
5 années il y a

Très émouvant texte. Il résonne en moi, car je m’occupe actuellement, ma mère ne pouvant plus le faire… de la succession de son frère, un vieux garçon qui habitait la ferme de mes grands-parents où une partie de mon enfance j’ai été élevé… Celà me fait une impression désagréable, de se sentir le dernier, celui à qui revient de tout liquider… Cette semaine, les derniers meubles sont partis, il n’y a plus rien. Même plus un râtelier… Elle est absurde la vie, mais qu’elle est belle… Félicitations pour votre écrit… Et bonne chance. (Écrit à l’instant sur mon smartphone, quelques coquilles sont possibles)

Équipe WikiPen
Administrateur
5 années il y a

Bonjour Eric,

Vous êtes Lauréat du concours #CeJourLa, félicitations pour votre Pen
qui a été très apprécié des WikiNautes !

Comme promis, vous avez la possibilité de partager votre Blog, un message (ou autre) sur la page Facebook, pour cela envoyez simplement un e-mail à : contact@wikipen.fr

Très bonne journée !

Day Isabelle M.
5 années il y a

Très beau texte, bien écrit. On se laisse emporter dans la vie de votre Ancien, on est ému. Vos mots sont très bien choisis pour cette histoire belle, même si triste. Une histoire de vie. Bravo.

... ...
... ...
5 années il y a

J’aime beaucoup le style, ça m’évoque un peu de quatrième niveau de langue de Louis-Ferdinand Céline dans "Voyage au bout de la nuit".

Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

9
0
Exprimez-vous dans les commentairesx