La Pelle et le Saule

15 mins

     Une fine pluie commençait à tomber sur son chapeau lorsqu’il attaqua sa dernière besogne de la nuit. Son torse déjà trempé par la sueur de ses efforts se mit à frissonner sous la fraîcheur des gouttes d’eau qui ruisselaient le long de son échine. C’est à ce moment-là qu’il remarqua les nombreuses courbatures qui assaillaient les muscles de ses bras, de ses épaules et surtout de son dos. L’inlassable mouvement qu’il venait de répéter au moins plusieurs centaines de fois avait émietté progressivement ses forces sans qu’il s’en fût rendu compte. C’est ainsi le lot des travailleurs de l’ombre, de ceux qui triment en silence tandis que les honnêtes gens reposent tranquillement sur leurs deux oreilles. Il avait beau être un habitué des tâches physiques, son corps ne semblait pas s’être endurci pour lui permettre de tenir aussi longtemps que souhaité. Au contraire, à mesure que sa carcasse traînait sur cette terre, la fatigue le freinait de plus en plus. Il s’arrêta l’espace d’un instant pour s’essuyer le front ainsi que pour longuement s’étirer vers l’arrière, les poings ancrés dans le creux des reins. Il ne put retenir un râle de soulagement au moment où ses lombaires se mirent à craquer sous l’impulsion qu’il venait de leur donner. Son dos ainsi rapidement détendu, il reprit vite son activité. Il ne pouvait décemment pas se permettre de se reposer compte tenu de sa situation.

     Il ne savait pas depuis combien de temps il s’acharnait pour ce travail. Tout ce dont il était sûr, c’est qu’il avait grandement sous-estimé les efforts que cela demandait. Le salaire l’avait suffisamment convaincu pour qu’il se résolve à accepter ce boulot sans trop se poser de questions. Cela faisait plusieurs années qu’il enchaînait ce genre d’affaires ponctuelles et de ce fait, il s’était fait pour habitude de ne pas se préoccuper des détails. Ce n’était pas le genre de boulot dont on se vantait en toute occasion mais ils avaient l’avantage de trouver peu de personnes prêtes à les assumer et donc offraient des contreparties honorables comparées aux contraintes exigées. Lorsqu’il en parlait à ses rares amis marins, mineurs ou ouvriers, ces derniers se trouvaient toujours si étonnés des compensations qu’ils juraient presque chaque fois de s’y mettre aussi un jour. Cependant, une force morale supérieure les en empêchait et ils préféraient finalement continuer dans leur misère.

     Ce n’était ni par une volonté surnaturelle ni par une jouissance malsaine qu’il faisait partie des rares à s’occuper de ces travaux de parias mais bien parce qu’il n’avait pas d’autres choix. Il était arrivé à la ville durant ses jeunes années, gorgé de cet espoir juvénile qui trompe l’esprit de nombreuses illusions. Aîné d’une bonne famille, il avait entamé des études de lettres afin de devenir un maître illustre de la parole. Il bénéficiait alors du solide capital familial et se permit, lui le fils prodige, de papillonner un peu partout sauf à l’université, profitant de la fougue et la grâce dont il était béni. Les jours passèrent, les examens avec, mais lui finit par s’enraciner aux mêmes enseignes, préférant la chaleur des quartiers populaires à l’austérité des bâtiments collégiaux. Ses fantasmes le coupèrent complètement du monde réel tant et si bien qu’il chuta violemment de son piédestal lorsqu’il dut justifier un jour à son père ses dépenses faramineuses. C’était que dans son rêve éveillé, il avait contracté de lourdes dettes de jeux dont il peinait à se débarrasser, le vice étant toujours plus fort que la raison. Il passa donc brusquement du statut d’enfant prodige à celui de rejeton honni. Ses créanciers ne jugèrent pas cette chute sociale comme une raison suffisante pour justifier l’oubli de leur dû. Ils firent bien comprendre l’urgence du paiement au jeune homme en lui montrant un petit aperçu de l’étendu des arguments dont ils disposaient pour le convaincre de vite rembourser. C’est donc le corps et l’esprit couverts des séquelles des visites régulières qu’il recevait de la part de ces amis de jeu qu’il essaya de vendre ses quelques écrits dans l’espoir de pouvoir rapidement régler sa situation. Malheureusement, après avoir sollicité toutes les maisons d’édition qu’il connaissait en ville,  aucune d’entre elles ne s’intéressa à ses œuvres. Sa situation devenant de plus en plus critique du fait des raids qu’il subissait fréquemment, il se mit rapidement à chercher des travaux qui payaient vite et bien. C’est ainsi qu’il commença sa vie de rebut de la société et que, de créance en créance, il dégota le boulot de cette nuit-là.
Il n’avait aucune idée de qui était son débiteur. Il avait obtenu cette opportunité par un ami le soir même où il avait fait part à ce dernier de sa disponibilité pour d’éventuelles tâches clandestines. L’offre était à pourvoir dans un court délai et la compensation amplement suffisante pour pouvoir tenir plusieurs mois sans avoir à se préoccuper du lendemain. Il venait de liquider ses derniers sous dans les liqueurs du soir et l’ivresse dans laquelle il se tenait au moment de l’annonce couplée à la peur de la situation précaire dans laquelle il se trouvait le galvanisèrent suffisamment pour qu’il accepta aussitôt. Quelques heures plus tard, avant l’aube, il se trouvait en face de la silhouette encapuchonnée qui lui fournit les informations essentielles de ce qui devait être fait le soir même. L’accord tacite passé, l’ombre qui lui promit la richesse tant attendue s’évanouit dans les artères de la ville au milieu des premiers passants matinaux et il n’en entendit plus parler. Avec le recul, il se maudit de ne pas avoir fait preuve de plus de rigueur sur l’instant car n’ayant reçu aucune information sur le moyen de paiement. Qu’importe, il aurait toujours l’occasion de se renseigner auprès de son ami sur l’identité de l’étranger afin de le lui réclamer son dû le temps venu.

     Il déambula nonchalamment toute la journée afin de tuer le temps pour finalement se rendre à l’heure communiquée au lieu de rendez-vous, dans ce terrain vague cerclé de murs vétustes et délabré situé en périphérie de la ville. Le vieux portail qui gardait auparavant l’entrée de l’enclos était éventré en son centre, ses barreaux de fer tordus gémissant une longue complainte silencieuse. L’homme s’engouffra à travers l’ouverture béante sous le regard suspicieux de quelques passants. Il marcha lentement vers l’imposant saule vierge de toute feuille près duquel se tenait une pelle. Ce coin de terre, de boue et de roche avait des airs d’abandon, comme si un coin de campagne avait été arraché à des centaines de kilomètres de là et entreposé ici. L’arbre massif trônait sur une petite butte et dominait le terrain de toute sa noirceur. Son épais tronc, écartelé par le poids des âges, s’élevait péniblement de quelques mètres avant de crouler sous ses nombreuses ramifications, les solides premières branches se détachant de leur socle et se courbant à mesure qu’elles se divisaient en une myriade de petits doigts de bois qui effleuraient presque la terre. Le saule frissonnait à la moindre petite brise caressant son écorce et le ballet des branches jouait un jeu d’ombre avec la pâle clarté de la lune sur l’air distordu composé par le froissement du sombre bois. Le travailleur du soir se saisit de la pelle plantée entre deux racines et attendit comme convenu que plus aucune lumière ne se fit voir avant de commencer à creuser. L’obscurité entourait les lieux malgré la faible lueur de la lune couverte régulièrement d’un voile de nuages opaques. Seul le massif saule juché sur le petit talus à quelques dizaines de pas sur sa gauche créait du relief dans les ténèbres. Le reste du monde était noyé dans le néant de la nuit.

     Isolé dans cet enclos, à la jonction entre calme réalité et craintes mystiques, l’homme s’est mis au labeur, chapeau baissé, échine courbée, le corps plongé dans une dévotion sans faille envers son devoir. Il plongeait, plongeait, plongeait son outil dans la terre, creusant lentement aux pieds de l’arbre sous l’œil intrigué de toutes les branches agitées par le vent. Ses dernières suivaient le mouvement des épaules du travailleur, balancées vers l’avant lorsque le fer rencontrait l’argile, rejetées vers l’arrière en même temps que le manche. Le terrain vague fut le théâtre de cette étrange harmonie entre la pelle et le saule, cette ronde onirique rythmée par l’air nocturne.

     À chaque nouveau coup de pelle plongé dans le sol, le vent sournois s’amplifiait et s’immisçait toujours plus profondément dans les replis des vêtements du travailleur. Ce dernier se convainquit qu’il devait presser le pas pour ne pas finir congelé. Cela n’était pas la seule crainte qui le poussait à se hâter. En effet, il n’avait reçu que des consignes sommaires de la part de son commanditaire à part cette injonction précise : celle d’attendre absolument la disparition de toute lumière de la ville avant de commencer à creuser. Cela était d’une importance telle qu’il fut obligé de le répéter à plusieurs reprises auprès de son interlocuteur qui ne le lâcha qu’une fois certain que le message fut bien passé. Sans trop savoir pourquoi, cette simple obligation le faisait cogiter. Il était persuadé que l’importance qu’elle revêtait dépassait le cadre de la pure qualité du travail qu’il devait fournir et qu’il en allait de quelque chose de plus essentiel qu’il ne savait saisir. Non pas qu’il prenait la qualité de son travail à la légère, bien au contraire ! Il avait toujours mis un point d’honneur à traiter ses affaires avec le plus grand sérieux. Cependant, il y avait dans cette spécificité quelque chose qui dénotait avec le reste du travail. Le gros des instructions lui avait été balancé nonchalamment à la figure, comme si cela ne revêtait au final que bien peu d’intérêt au regard de cette seule et unique consigne. Il en ressentait un certain malaise qui le poussa instinctivement à ne pas déroger à la règle quand bien même il ne trouvait aucune raison logique à son respect.

     Le vent le freinait de plus en plus dans son travail. Les rafales l’aveuglaient tant qu’il distinguait à peine le bout de ses pieds et le vacarme provoqué par l’agitation du saule couplé au sifflement du vent sur ses oreilles le rendit sourd à tout ce qui se passait en dehors du terrain. Il fut obligé de s’arrêter le temps de trouver un moyen de se protéger avec son manteau. Les branches du saule, secouées dans tous les sens, semblaient telle une foule extatique dont les chocs scandaient une folie frénétique, riant et s’amusant de la peine du pauvre homme condamné à creuser malgré la colère des éléments. S’agrippant au manche de sa pelle qu’il enfonça aussi profondément qu’il put dans la terre, il ferma tant bien que mal les boutons de sa maigre armure de tissus. Cela fait, il vissa son chapeau sur son crâne et se l’attacha autour de la tête avant de se remettre à la tâche, affrontant du mieux qu’il put la tempête qui se déchaînait. La météo n’était pas clémente pour son éreintant labeur. La lumière argentée de la lune perçait désormais difficilement l’épais matelas couvrant la voie lactée et éclairait timidement le terrain vague alors qu’il finissait son premier trou.

     Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir ce qu’il déterra malgré lui ! Surprise d’ailleurs vite remplacée par une vive terreur. Alors qu’il dégageait la terre qui recouvrait un cercueil, un éclair dans le ciel illumina soudainement une main décharnée qui surgissait depuis l’intérieur de la caisse. Il tomba au sol d’effroi et s’empara dans la panique de sa pelle pour s’en servir comme arme, prêt à se défendre face à une créature de cauchemar. Il retint sa respiration pendant un long moment d’incertitude, moment durant lequel le temps semblait être suspendu. Le tonnerre ne se fit finalement jamais entendre et la main ne bougea pas d’un millimètre. Haletant et tremblant, il se releva et tata prudemment du bout de son arme le morceau de squelette afin de bien s’assurer que le reste ne se dresserait pas dans la foulée. Après avoir tenté témérairement de réveiller la bête plusieurs fois, il souffla de soulagement lorsqu’il comprit la fausse frayeur dont il fut victime et se mit même à ricaner de sa candeur. Il enleva par curiosité la terre qui recouvrait le cercueil et fut étonné de s’apercevoir que celui-ci n’était pas couvert. Cela expliquait bien comment la main put se trouver en dehors de la boîte mais il était tout de même assez rare d’enterrer les morts de cette manière. Il ne pensait même pas que cela fut possible.

     Le corps à l’intérieur était en état avancé de décomposition. Il était impossible de dire la date de l’enterrement tant la dépouille avait été rongée par la vermine. Ça et là quelques rares bouts de chair faisaient le festin d’une myriade de vers et d’insectes et les vêtements du défunts avaient eux aussi quasiment disparu. Aucun moyen ne permettait d’identifier de visu qui était cette personne si ce n’est l’astrolabe qu’elle tenait dans sa main gauche posée à l’ancien emplacement de son cœur. De cet unique détail, le fossoyeur en déduit que le macchabée devait être un scientifique de son vivant. Le cercueil ne donnait pas plus d’indices. Des planches de bois de sapin le composaient et sur aucune d’entre elles ne figurait de gravure ayant pu révéler un nom ou une épitaphe quelconque. La manufacture était d’assez bonne qualité ce qui pouvait indiquer une certaine aisance financière.
Après avoir mené son enquête, le fossoyeur sortit de son trou et se posa quelques instants. Il observa longuement la tombe et s’égara dans sa réflexion. Jamais il n’aurait pu deviner ce qu’il venait de faire, bien que cela lui parut évident maintenant que le corps était à l’air libre. A quoi donc pouvait bien servir une pelle perdue dans un terrain vague sinon à excaver les défunts enfouis en son antre ? Malgré le choc, il se remit vite à creuser. Il n’en était qu’au premier de ses trous et devait s’affairer aux autres. Tout en donnant des coups de pelle dans le sol, il pensait à sa macabre découverte. Il comprenait mieux désormais le peu d’informations dont on lui fit part. Si l’on venait à apprendre que l’on souhaitait déterrer des corps, nul doute qu’une tempête d’indignation aussi virulente que celle qu’il subissait actuellement de la nature aurait secoué la populace. Quel pouvait bien être la raison de ce besoin ? Si l’on souhaitait déterrer quelqu’un, c’était bien par raison personnelle. Alors pourquoi confier cette tâche à un inconnu ? Quel était son rôle à jouer ? Tant de questions assaillaient son esprit et commencèrent à y insuffler un doute grandissant quant à la réelle nature de ce travail. Il fut tellement perdu dans ses pensées qu’il se réveilla au moment où sa pelle buta sur un second cercueil.

     Le deuxième cadavre était dans une boîte tout à fait similaire et également sans couvercle lorsqu’il le déterra. Cependant, celui-ci était dans un bien meilleur état de conservation que son prédécesseur. On pouvait distinguer à certains endroits les os de ses bras et jambes mais de manière générale une fine membrane couvrait la pudeur de son squelette. Ses habits étaient à moitié ravagés bien qu’on arrivât encore à les reconnaître. Sa redingote aux couleurs chatoyantes était percluse de trous ajoutant aux différents motifs multicolores un style macabre étonnamment seyant à l’original. Ses grotesques chaussures étaient démesurément trop grandes et l’une d’entre elle avait sa semelle éventrée sur la largeur. Son visage n’était qu’à moitié défiguré et les asticots n’avaient pas encore attaqué son second œil. Le reste de maquillage blanc contrastait toujours un peu avec le rouge qui entourait avec excès sa bouche dont les lèvres avaient déjà disparues. Sa perruque rouge quant à elle était impeccable et n’avait souffert aucune agression de la part du monde souterrain mais c’était surtout la présence de son nez rouge caractéristique et visiblement lui aussi épargné par les insectes qui permit à l’homme à la pelle de tout de suite l’identifier comme un ancien clown de cirque.
Il fut moins effrayé que lorsqu’il découvrit le premier hôte inattendu du terrain vague. La routine arrive vite, surtout lorsqu’on est un habitué des tâches ingrates. Cela dit, il n’en éprouvait pas moins une gène et un malaise toujours plus puissants en son cœur. Ce boulot n’était décidément pas comme les autres. On lui demandait souvent de refourguer des paquets étranges à des types louches ou de suivre et rapporter les moindres faits et gestes d’une personne quelconque. Mais c’était bien la première fois qu’on lui demandait de déranger les morts. Sans lui dire explicitement qui plus est ! Il fut pris d’un vertige et de nausées. Il se courba l’espace d’un instant, les mains posées sur les cuisses, afin de se remettre de ses émotions. Il commençait à se demander ce qu’il faisait ici, perdu à côté de cet inquiétant saule dans une nuit si sombre et agitée. Les rafales lui flagellaient le visage. Les branches ricanaient au-dessus de lui. Ses jambes se mirent à trembler. Alors qu’il commençait à vouloir fuir, le cœur pincé d’une angoisse grandissante, le souvenir des malfrats à qui il devait des sommes astronomiques lui fit reprendre ses esprits. Il reprit sa pelle d’un mouvement sec et déterminé puis commença à creuser le troisième trou, accusant la fatigue physique et mentale des deux premiers mais surtout appréhendant sa prochaine découverte.

     Le dernier excavé était le plus frais des trois compères. Il n’avait encore que peu d’êtres vivants grouillant en lui bien que les premiers arrivants aient commencé leur œuvre. C’était un jeune homme svelte aux traits pourtant quelque peu marqués par une vie dure. Il avait des cheveux noirs et courts et de petits yeux verts surmontés par de larges et épais sourcils. Son visage était anguleux et ses pommettes saillantes encadraient un nez délicat et fin qui se prolongeaient en des joues creuses. Sa bouche aux lèvres pincées marquait le début d’un menton étroit. Il n’était pas richement habillé et sa petite stature le rendait fragile comparé à l’immense cercueil dans lequel il se tenait recroquevillé. Un vieux châle beige et délabré masquait son corps frêle tandis qu’un vieux pantalon noir effilé au niveau de ses genoux couvrait ses maigres jambes qui se terminaient par de vieilles espadrilles fortement marquées par les marches qu’elles subirent. Sa bière était en tout point égale aux deux précédentes, ce qui dénotait avec son apparente pauvreté. Sur son torse était posée une flûte attachée à une corde entourant son cou. C’était tout ce qui caractérisait le cadavre qui eût pu être de son vivant n’importe quel vagabond errant dans les grandes artères de la ville.
Fatigué, l’homme à la pelle s’accorda une énième pause après cette troisième excavation. Il s’assit sur le bord de la dernière fosse pour reprendre sa respiration et détendre ses muscles. La frayeur, la gêne et le malaise avaient déserté son esprit. L’épuisement de son corps avait certainement dû les chasser. Tout en se questionnant sur le lien qui pouvait bien unir ces trois singuliers personnages pour mériter qu’ils eussent exactement les mêmes demeures mortuaires, le fossoyeur observa longuement ses camarades du soir dans une méditation pensive. Ils étaient incomparables et rayonnaient chacun d’une forme de pureté livide, tels des apôtres taillés dans la terre et le bois d’une crypte sauvage. Le plus ancien d’entre eux, le supposé scientifique, grouillait à la lueur lunaire de la société charognarde qui vivait en lui. Le fossoyeur cru même à plusieurs reprises le voir du coin de l’œil s’animer. Sans doute était-ce le choc de leur rencontre qui avait laissé des traces au bord de son âme ou bien c’était l’inlassable jeu des ombres auquel s’affairaient les doigts de l’arbre qui créait cette illusion, mais l’homme à la pelle était toujours à l’affût du moment où le squelette se redresserait pour lui adresser nonchalamment ses membres aux minces lambeaux de chair pendouillantes en guise de salut. Le clown, quant à lui, avait un air bonhomme et bienveillant. Bien que sans lèvres, sa bouche affichait un sourire calme et heureux illuminant son visage marqué de ci de là par le festin que ses propres hôtes s’en étaient fait. Son accoutrement au demeurant ridicule, taché de milles couleurs aux motifs tous plus fantasques les uns les autres lui donnait un air débonnaire et étrangement gentilhomme. Il se dégageait de lui cette attitude chaleureuse, accueillante, que l’on ne trouve que chez les rares personnes offrant le gîte au tout venant et qui attirent par une magie mystique les plus sauvages des êtres dans leur doux foyer. Enfin, le cadet, certainement le plus pur des trois, forçait l’admiration par son calme éternel. Malgré la disposition recourbée de son petit corps perdu dans l’immensité de son cercueil, à la manière d’un fœtus en pleine croissance dans le ventre de sa mère, il émanait de sa fosse une grande sérénité. Il semblait prier les mains jointes autour de ses genoux, les doigts plantés dans les jambes. Son visage angélique récitait des psaumes dans un mutisme pieux tandis que de sa flûte retentissait un délicat Te Deum que le vent s’était mis à jouer. Une grande plénitude s’empara du fossoyeur qui ferma les yeux et abandonna tout son être au terrain vague.

     Un nouvel éclair le tira de sa somnolence. Le vent commençait à se déchaîner et les nuages couvraient la totalité du ciel de sorte que la lune n’était désormais plus perceptible à travers la noirceur du ciel. Il reprit ses esprits et fut très mal à l’aise de l’empathie qu’il venait de ressentir à l’égard des cadavres disposés devant lui. Il jeta sur eux un œil méprisant, dégoûté et apeuré. Les sentiments qu’il venait de ressentir se mirent à hanter son esprit et l’incompréhension de son comportement le força à détourner brusquement le regard pour reprendre son travail. C’est ici que débute notre histoire alors que, son corps souffrant des efforts accomplis, le fossoyeur improvisé n’avait qu’un seul souhait : finir de creuser ce dernier trou et réclamer son argent. Il était épuisé mais ne voulait freiner la cadence pour rien au monde. Il ne semblait y avoir rien d’autre sous ses pieds que ces demeures mortuaires en bois. Cela pesait sur son âme de voir que la monotonie de ses efforts faisait écho aux objets de ces découvertes. Il ne put dès lors plus s’empêcher de creuser.

     La tempête se faisait de plus en plus violente. Le ciel était criblé d’éclairs et les gouttes de pluie propulsées par le vent lui lacéraient la peau telles des rasoirs. L’angoisse provoquée par la présence des cadavres à ses côtés poussait ses membres meurtris à continuer. Ses épaules endolories tremblaient à chaque coup de tonnerre tandis que son esprit s’affolait à chaque éclat lumineux. Les corps inanimés à ses côtés se montraient ainsi régulièrement contre sa volonté. A mesure que son trou se creusait, les éclairs se faisaient plus fréquents, illuminant les fosses adjacentes dans un effet stroboscopique qui lui donnait l’impression que les morts devenaient vivants. Le scientifique commençait à se dodeliner, le clown riait à pleine dent et le jeune moine priait désormais à genoux. Le fossoyeur s’activa dans une frénésie de labeur, refusant de détourner la tête de son objectif. Il haletait de panique à l’écoute du vent criant dans la flûte qui lui rappelait la présence des créatures dont il souhaitait oublier l’existence. Les branches du saule s’agitaient dans une hystérie démoniaque. La symphonie de la pluie rythmant le drame joué par le tonnerre et les nuages composaient la rhapsodie de l’univers. Il creusait, creusait, creusait, et les morts dansaient, chantaient, riaient. La pelle heurta quelque chose. Enfin le dernier cercueil ! Il lui fallait vite dégager le reste de terre avant que l’enfer ne l’emporte. Cela fait, il se stoppa net. La boîte était exactement la même que les autres, comme il s’y attendait. A une exception près : celle-ci était fermée d’un couvercle… Il trembla de tout son être. Pourquoi la dernière était scellée ? Malgré la terreur qu’il ressentait, une curiosité malsaine lui fit pousser la planche de bois d’une main malhabile. A peine l’eut-il effleuré qu’un violent éclair retentit au-dessus de sa tête tandis que le couvercle s’entrouvrit. Il recula d’un pas. Tout son être était paralysé. Il voulait fuir mais ses jambes restaient plantées dans le sol. Il resta immobile pendant de longues minutes à subir les affres du ciel. Le saule jubilait d’impatience au-dessus de lui. La planche branlante finit inévitablement par se renverser, dévoilant l’abîme que renfermait le cercueil. La tempête était devenue un déluge de colère céleste. Le fossoyeur, s’accrochant à sa pelle, approcha lentement des ténèbres. Son corps n’était plus animé par aucune raison. Les yeux révulsés de terreur, le cœur battant au rythme du vent, le souffle coupé, il plongea sa tête dans les entrailles de bois. Un éclair, un seul lui suffit pour distinguer ce qui s’y trouvait. Un éclair, un seul lui fit pousser un cri d’épouvante. Un éclair, un seul l’enjoint à fuir tel un damné. A l’intérieur, savamment disposé, un sac rempli d’or avec un nom brodé : celui du fossoyeur.

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