Elle voltige, légère comme cette brise calme et sereine qui, en vous enveloppant, vous délivre de la chaleur étouffante d’un soir d’été. Ses gestes sont gracieusement désordonnés, et c’est ce qui leurs donnent tant de beauté ; non, pas de beauté, plutôt une magnificence sans nom qu’aucune langue sur terre ne pourrait décrire.
Après tout, les langues donnent seulement un aperçu de nos émotions. Les mots ne décrivent jamais exactement ce que notre corps éprouve. La misère n’a pas de mot, dit-on… Mais pourquoi s’éparpiller sur la médiocrité du Monde alors qu’une pareille merveille danse ?
Tout d’un coup son corps se cambre, et, penchée en arrière, elle continue ses mouvements. Maintenant, ils deviennent lents. Ils ralentissent jusqu’à s’arrêter. Le spectateur, tenu en haleine, attend, tendu, qu’elle poursuive. Mais non, le temps s’est figé, les oiseaux qui planent dans le ciel arrêtent leur vol. Tout comme cet homme, penché à sa fenêtre, muet d’admiration devant cette créature imposante par sa fière allure, tellement sûre d’elle qu’elle emplit de sérénité l’assistance.
Enfin la danse reprend, portée par le vent. Cette fois-ci, des mouvements saccadés, douloureux presque. L’homme, à l’abri derrière sa fenêtre, se dit qu’il ne manque plus qu’un bel orchestre. Mais en a-elle seulement besoin ? D’ailleurs, en tendant l’oreille, on peut presque deviner les encouragements et cris de joie, parfois rauques, parfois stridents, de ces acteurs de l’ombre qui l’ont accompagnée tout au long de sa préparation pour offrir au public conquis ce magnifique spectacle.
Sur la route, les automobilistes ne tournent même plus la tête, à part quelques touristes qui poussent des petits cris d’exclamation, puis oublient comme les autres, parce que c’est tellement facile et que l’Humanité aime la facilité. On s’habitue à tout, ainsi va la vie.
Pourtant, la renommée de la danseuse est internationale : elle est sans conteste la plus admirable d’Allemagne. Il paraît même qu’elle surpasse les danseuses polonaises qui, pourtant, ont elles aussi une réputation non usurpée.
La danseuse semble bien au-dessus de tout cela. La tête dans les nuages, elle est plus légère que le vent. Elle ne réfléchit même pas à ses gestes, ils sont tellement naturels.
L’homme se dit d’ailleurs qu’elle doit certainement danser un peu pour elle-même sans se préoccuper des autres.
Décidément, elle a vraiment tout pour plaire, sauf, triste sort, une laideur repoussante. Quel dommage ! Les oiseaux lui tournent autour maintenant, l’œil mauvais. Mais le mauvais œil ne vous fait pas disparaître. Ils piaillent, mais leurs efforts sont vains. Certains suffoquent lorsqu’ils s’approchent trop près.
Elle continue sa danse, imperturbable, et monte haut, si haut qu’elle disparaît dans les airs. Pourtant, le bleu du ciel semble avoir perdu de sa… profondeur ? Il paraît si terne…
Un oiseau descend la colonne de fumée noire et repart, suivit de ses congénères, abandonnant derrière eux la danseuse infâme et gracieuse.
L’homme ouvre sa fenêtre. Il reçoit à pleins nez les relents putrides que relâche inlassablement la centrale. L’homme referme la fenêtre.
Sur la route, les voitures passent, indifférentes.