Edouard connaissait son fils, assez pour savoir qu’à une heure aussi avancée de la nuit, il était soit dans sa chambre, soit chez son seul ami, Tommy, et là, il n’était nulle part. Un stress sans pareille mêlé à une appréhension morbide se mit à lui envahir l’esprit, ses mains tremblaient fiévreusement, ses idées étaient plus confuses les unes que les autres, des scénarios dramatiques, dignes de navets diffusés tard dans la nuit sur les chaînes locales, se jouaient tour à tour dans sa tête.
Il savait Conrad peu apprécié au lycée, des élèves s’en étaient-ils pris à lui ? Etait-il blessé ? Pourquoi ne répondait-il pas au téléphone ? L’avait-il perdu ou était-il éteint ? Que de questions dont il aurait aimé avoir les réponses.
Il saisit son téléphone et appela un à un, toute la nuit durant, les hôpitaux, les morgues, les dispensaires et les postes de polices de la ville… en vain. Puis, d’une main moite et désespérée, il fit le numéro du proviseur du lycée où apprenait Conrad, ce dernier avait décroché après trois appels manqués, il dormait certainement, Edouard s’en voulait de le déranger à une heure pareille, mais il n’avait pas le choix :
_ Mr Kollin ?
_ Rassurez moi Mr Davis, vous savez l’heure qu’il est ?
_ Oui, et j’en suis désolé, mais si je prends la peine de vous déranger à une heure pareille, c’est que la situation m’y oblige.
_ Que se passe-t-il ?
_ C’est Conrad, il…il est introuvable.
_ Comment ça introuvable, vous avez essayé de le joindre ?
_ Oui, aucune tonalité, j’ai même appelé son meilleur ami, mais… il n’en sait pas plus que moi.
_ D’accord, écoutez Mr Davis, calmez-vous, je suis sûr qu’il va bien, il est certainement en route pour la maison à l’heure qu’il est…
_ C’est ce que je souhaite de tout mon cœur, mais comprenez-moi, c’est la première fois que cela se produit, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter.
_ Je vous assure que je comprends parfaitement, j’ai moi-même des enfants et je connais Conrad depuis qu’il est au collège, je suis aussi préoccupé par sa sécurité que vous. Dites-moi ce que je peux faire.
Edouard demanda à Mr Kollin de joindre les parents des camarades de Conrad, pour qu’ils se renseignent auprès de leurs enfants sur l’endroit où pouvait se trouver le jeune homme, l’un d’eux l’avait peut-être aperçu durant la journée. Il priait pour que quelqu’un sache, pour qu’on lui apporte au moins un début de réponse. Il ne supportait pas de ne pas savoir, il s’échevelait nerveusement en pensant au pire.
Le jour était levé depuis une bonne demi-heure, assis dans l’un des sofas de son salon, Edouard contemplait le vide à la recherche d’une quelconque solution à son désarroi. Echevelé sous le stress, il n’avait pas dormi de la nuit, et avait inconsciemment vidé deux bouteilles de whiskey. Il frottait ses paupières enflées, de ses doigts pâles, lorsque son téléphone sonna. C’était l’hôpital Sainte-Marie, les urgentistes avaient été appelés sur les lieux d’un important accident de la route la veille et un jeune homme, correspondant à la description qu’il avait faite de Conrad, figurait parmi les blessés :
_ Vous en êtes sûr ?!
_ Oui Mr, et nous avons besoin de vous pour l’identifier. Dans combien de temps pouvez-vous être là ?
_ J’arrive tout de suite !
Le cœur d’Edouard s’emballa brusquement, il sentait ses mains trembler au rythme de ses battements de cœur irréguliers, sa respiration saccadée, soulevait frénétiquement sa poitrine en de puissants soubresauts. Ses yeux rouges de fatigue semblaient remplis du sang qui commençait à manquer dans le reste de son corps. Se levant d’un bond, sans se préoccuper de son apparence ou même de son odeur, qui rappelait celle d’un tonneau de rhum, trahissant son abus récent de d’alcool, il se précipita à l’extérieur, combattant le violent vertige que lui infligeait sa gueule de bois. À chaque pas, qu’il faisait, il ne nourrissait qu’une idée, voir son fils, le seul qu’il lui restait, en vie.
Suffoquant sous la pression, il lui fallut une dizaine de minutes pour rejoindre sa voiture, garée dans l’allée. Lorsqu’il parvint à s’installer dans le siège conducteur de son modèle tout-terrain, il repensa aux circonstances de la mort de sa femme et de son aîné, s’agrippant au volant, comme à une bouée de sauvetage, il pria pour que la vie ne lui arrache pas la seule famille qu’il lui restait, il ne s’en remettrait pas. Les cheveux ébouriffés et débraillé comme un clochard, il sentait chaque mètre qu’il parcourait lui peser sur le mental, toutes ses pensées allaient vers son fils, comment allait-il ? Etait-il vivant ? Pitié, faites qu’il soit encore en vie suppliait-il au fond de lui, sans vraiment savoir à qui il s’adressait. Dans sa tête résonnait l’écho écrasant des mots de la secrétaire hospitalière, … les lieux d’un accident… parmi les blessés… quel supplice. Mon Dieu, quel supplice.
Dans la salle d’attente du centre hospitalier Sainte Marie, la queue paraissait s’étendre sur une année lumière, des familles entières étaient réunies à l’accueil, et semblaient aussi affolées les unes que les autres. Les lumières ternes et aveuglantes de la pièce accentuaient son vertige, lui donnant l’impression d’être sur une grande roue. Les gens se bousculaient, des plaintes fusaient de part et d’autre de la salle, les gémissements de douleurs des patients qui traversaient les couloirs adjacents lui donnaient des sueurs froides, les gamins qui couraient çà et là au milieu de la foule, suivit de près par leurs mères… tout ceci l’étourdissait. Le personnel hospitalier qui allait et venait, toujours aussi pressé, avec la même réponse à chaque fois « S’il vous plaît monsieur patientez, je reviens vers vous dans une minute », ne semblait pas plus préoccupé par sa présence qu’autre chose. Ils couraient tous de gauche à droite, sans arrêt, traversaient les couloirs en tirant des brancards qui arrivaient par dizaines, et qui transportaient presque toujours des blessés grave. En les voyant passer, Edouard se crispait, se mordait la langue et suppliait à mi-voix, jusqu’à ce que les traits du blessé lui apparaissent, comme n’étant pas ceux de Conrad. Alors il attendait, debout tel un piquet, au milieu de la foule.
Ses nerfs étaient au bord de la rupture lorsqu’enfin, au bout d’une heure et demi d’attente pénible, une infirmière appela :
_ Edouard Davis ?
_ Oui, c’est moi ! avait-il presque crié.
_ Bien, veuillez me suivre s’il vous plaît.
_ Merci, je n’en pouvais plus d’attendre. Dit-il en arrivant à sa hauteur.
_ Nous avons trouvé une carte de bibliothèque dans l’une des poches du jeune homme, pouvez-vous me donner le nom de votre fils s’il vous plaît ? dit-elle en se tournant vers lui.
_ Conrad Salomon Davis. Alors ?
Un silence se fit soudain, la jeune infirmière parue quelque peu mal à l’aise, comme cherchant ses mots, puis, elle dit enfin :
_ C’est bien lui.
_ Oh Seigneur merci, merci, alors comment va-t-il ?
_ Suivez-moi. Dit-elle simplement en lui emboitant le pas dans le couloir qui s’étendait devant eux.
Cela sonnait comme une première victoire, il se sentit plus ou moins soulagé. Il s’était laissé conduire par l’infirmière le long de nombreux couloirs, blancs éclairés par de puissantes lumières, saluant de temps à autre une infirmière, un médecin…, farfouillant nerveusement dans son cuir chevelu brun d’une main égarée, posant sans cesse la même question « comment va mon fils ?». Chaque fois, l’infirmière semblait chercher ses mots, entrouvrait la bouche, puis le regardait d’un air étrange que le père de famille n’appréciait guère, cet aire qui lui donnait des frissons, des doutes, et enfin, elle soupirait doucement avant de lui tourner le dos, mais ne répondait pas. Finalement, au bout d’un couloir étroit aux murs blancs interminable et aux lumières aveuglantes, elle ouvrit enfin une porte en verre sur laquelle figuraient les inscriptions « bureau du Dr OKOE », elle se plaça sur le seuil, retenant la porte, et l’invita à entrer. A l’intérieure, un homme à la peau couleur ébène était assis dans un fauteuil de bureau en cuir noir, assez grand, un peu enrobé, sans être vraiment gros, le crâne dégarnit et une paire de lunettes sur le nez. En les voyant entrer, il s’était levé de son bureau un frêle sourire aux lèvres, et, en approchant, il avait tendu une main amicale à Edouard avant de l’inviter à s’assoir, tandis que l’infirmière s’en retournait errer dans les couloirs :
_ Bonjour monsieur Davis, je suis le docteur OKOE, c’est mon équipe qui était chargé de s’occuper de votre fils.
_ Comment ça qui était ? Qui « est » vous voulez dire ?
_ Malheureusement non monsieur. À son arrivée dans nos locaux, il avait déjà perdu énormément de sang, il avait plusieurs côtes brisées et ses organes étaient en très mauvaise état, nous avons dû l’opérer en urgence car il faisait plusieurs hémorragies internes dues à d’importantes lésions et plaies internes. L’opération s’est bien déroulée, nous pensions avoir stoppé chaque hémorragie, nous avons suturé chaque plaie… mais une fois dans sa chambre… Plusieurs de ses organes, comme le foie et les reins étaient gravement touchés, nous avons même dû lui enlever le pancréas, mais… il semble que nous n’ayons pas repéré toutes les sources d’hémorragies, l’une d’elle a eu raison de son cœur qui ne pouvait déjà plus pomper assez de sang pour alimenter ses organes, il a fini par lâcher lui aussi, alors que nous nous préparions à le ramener au bloc. Monsieur Davis, je suis désolé, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir…
Edouard connaissait ces mots par chœur pour les avoir écoutés plusieurs fois, dont deux fois trois ans plus tôt, il n’avait pas besoin d’en entendre plus pour comprendre qu’il était désormais, seul. Lui qui sentait le monde s’écrouler, lui qui voyait sa vie revêtir un noir manteau, lui qui sentait son cœur se fendre, ses poumons se vider et son esprit faiblir, ne parvenait cependant pas à verser une seule larme. Il les avait toutes versées. Il avait tant espéré, tant prié, ses yeux avaient revêtu le plus grand espoir de sa vie, mais désormais, ces mêmes yeux étaient tout simplement vides, de tout. Il se rappela le regard de l’infirmière, elle avait su tout ce temps mais n’avait pas osé lui dire, il se repassa les événements de la veille, toutes ces personnes qu’il avait alerté, toute la nuit durant, à monsieur Kollin qu’il avait tiré de son sommeil, à ces heures interminables passées au téléphone, appelant les morgues, les hôpitaux… Puis il pensa à Tommy et à ce qu’il lui avait annoncé au téléphone, …on est plus amis…, si c’était vrai, alors Conrad lui avait menti, mais depuis quand ? Depuis combien de temps faisait-il semblant d’aller chez son ami, et où allait-il, et lui qui ne s’était rendu compte de rien, tout s’était passé sous son nez et il n’avait rien vu, son fils avait replongé dans le noir et lui ne le savait même pas. Finalement, rien n’avait changé, il était toujours l’homme que Theresa lui avait reproché d’être devenu après leur mariage, cet homme qui n’était pas assez présent, cet homme qui ne pensait qu’au confort matériel, et qui n’accordait plus le moindre crédit aux conversations et aux moments en famille. Le pire pour lui, était qu’il avait cru un moment qu’il avait compris, qu’il faisait des efforts, mais il s’était apparemment trompé. C’était comme un coup de couteau dans la large plaie qu’avait laissé sur son âme le départ de Theresa et Merrill, quel supplice, « oh Seigneur quel supplice » pensait-il.
Le docteur OKOE le conduisit dans la chambre N°255, celle de Conrad, après qu’il ait fermement insisté pour voir son fils malgré l’état dans lequel il le trouverait certainement. Dans la petite pièce aux couleurs murales fades et impersonnelles, au mobilier rare et à l’éclairage terne, allongée sur un lit d’hôpital couvert de draps en nylon bleu, la silhouette fine et inerte de Conrad arborait une peau pâle à laquelle des bandages et des cordons de plastique bouchaient les pores. Des infirmiers se trouvaient dispersés çà et là dans la chambrette et débranchaient les quelques machines qui étaient reliées au corps de l’adolescent, le Dr OKOE leur fit signe de sortir de la pièce un instant, en voyant la mine défaite de l’homme à ses côtés, ces derniers avaient compris et s’étaient doucement dirigés vers la sortie. La plupart des câbles qui choyaient la peau tuméfiée de Conrad avaient été retirés, plusieurs machines avaient passé la porte en même temps que les infirmiers, dont un défibrillateur. Seul le son strident de l’oscillographe résonnait encore dans la pièce, ce son vide et glacial, immobile et tranchant comme le fil d’un rasoir ou la lame insensible d’une guillotine. Edouard fixait la ligne horizontale qui persistait sur le petit écran, près du corps figé et encore chaud de Conrad. Sur un petit meuble en bois que seul décorait un vase où flânaient deux tulipes, se trouvait sa carte de bibliothèque, un peu de monnaie trempée par la pluie et le sang, son téléphone et un paquet de bonbons à la menthe, Edouard avait voulu les prendre entre ses mains, mais le sang qui les maculait le détourna de cette pensée.
Encore debout à quelques pas du petit lit où reposait la dépouille de Conrad, Edouard n’osait pas le regarder. Il s’assit sur le petit lit sans se retourner, il ne voulait pas affronter la situation, il ne voulait pas admettre qu’il serait désormais seul au monde. Il voulait continuer à croire, à espérer que son garçon se réveillerait au bout d’un moment, avec quelques maux de tête, ou que le médecin se soit trompé, qu’il ait confondu ses patients et que Conrad l’attendait quelque part dans l’hôpital avec seulement quelques égratignures, qu’ils rentreraient ensemble à la maison et partageraient une bière en riant de tout cela… Mais au bout de plusieurs minutes sans bouger, il lui fallut se retourner et affronter la réalité.
Le corps inerte qui gisait derrière lui, couvert de bandages, le teint pâle et un air paisible que seul offrait la mort, ce corps-là, était bien celui de son fils. Il aurait reconnu ces mains fines aux longs doigts minutieux entre mille, ces cheveux bruns qui rappelaient le caramel, et cette cicatrice à la tempe, seule preuve de sa présence dans la voiture le jour de l’accident, il n’aurait pu être confondu avec aucun autre, il était unique, ce n’était pas juste un adolescent, c’était son fiston.
D’un geste incertain et tremblant, il leva sa main gauche et la porta jusqu’au visage de Conrad, il passa l’intérieur de sa paume sur le front du jeune homme, comme pour le bercer. Edouard sentait son cœur s’émietter dans sa poitrine, il s’était si longtemps reproché de n’avoir pas profité de sa famille avant qu’elle lui soit arrachée, et voilà qu’il était de nouveau confronté à ce sentiment de culpabilité, comme une morsure qui lui agrippait l’âme et lui saignait le cœur. Le regard vide il fixait le visage paisible de Conrad, il semblait dormir.
Puis, ne parvenant pas à quitter son petit des yeux, là, alors qu’il tentait d’imprimer les traits de son visage, de les graver sous ses paupières pour ne jamais les oublier, il sentit des larmes lui échapper et son corps tout entier plia sous les sanglots :
_Ne me fait pas ça Conrad…, je t’en supplie, ne m’abandonne pas. Sa voix était anormalement aiguée et ses phrases étaient saccadées de sanglots ponctués.
_ …
_ Qu’est-ce que je vais faire maintenant, tout ce que je me suis battu à acquérir c’était pour vous, pour vous rendre heureux, vous mettre à l’abri, à quoi bon maintenant si je me retrouve seul ?
_ …
_ Je suis désolé de ne pas avoir été là pour toi fiston, j’aurais tant voulu pouvoir te dire au revoir, te dire que je t’aime, que…
Les mots se coincèrent dans sa gorge alors que son visage rencontrait la poitrine de Conrad, les larmes noyèrent son visage et de nouveau, les sanglots l’emportèrent. Il pouvait presque sentir son bonheur, sa joie, sa vie, l’abandonner, il tendit une main tremblante vers l’appareil qui sifflait incessamment dans la pièce, il ne supportait plus cette note, le son de la mort, ce bruit infatigable qui le narguait et l’accusait, cette mélodie macabre qui lui riait au nez.
C’est alors que, brusquement, au moment où il allait presser le bouton off de l’appareil d’un coup sec :
_« Bip »
, ce son retentit comme une hallucination, il ne pouvait l’avoir entendu. Il se tourna vers le médecin toujours debout derrière lui, et, en voyant qu’il arborait, lui aussi, cet air stupéfait et quelque peu abasourdi, il comprit qu’il n’avait pas rêvé, et il tendit de nouveau l’oreille. Et là :
« Bip…bip…bip »
Levant des yeux pleins d’espoir vers l’écran de l’appareil, il vit avec stupeur des lignes en dents de scie chasser la ligne horizontale qui s’était imposée jusqu’à maintenant, des flots de larmes lui échappèrent en cascade, un large sourire ému maintenant ornait son visage, les rides de tristesse avaient disparus. Un sourire déformé par la grimace de tristesse qui demeurait infatigable sur son visage, Edouard posa de nouveau son regard sur Conrad, il constata alors avec émerveillement que la poitrine de celui-ci se mouvait faiblement sous sa respiration.
Subitement, les choses s’agitèrent autour de lui, des internes et des infirmières entrèrent dans la chambre comme un seul homme d’un pas décidé, on le fit sortir de la pièce, on ramena les machines et on les ralluma, on criait des noms et des quantités de médicaments à n’en rien comprendre, et là, debout à l’extérieur de la chambre, les yeux écarquillés, Edouard sentait son cœur battre au rythme de celui de Conrad. Il ressuscitait, en même temps que lui.
Tellement bien décrit Fani, j’ai ressenti la tristesse et le soulagement Bravo pour ce chapitre!