Pardonez-moi, je me rend compte seulement maintenant aue j’ai omis le premier chapitre. Le voici!
Depuis le siège passager de la voiture, Conrad apercevait les élèves déjà sur les lieux, ils étaient dispersés dans la cour à la manière de fourmis ouvrières, tantôt en petits groupes de dix, tantôt en duos et trios amicaux, il entendait les bourdonnements fluides de leurs multiples conversations s’élever toujours plus haut, alors les quatre roues motrices de l’auto le rapprochait d’eux. S’il avait pu, il aurait fait demi-tour. Le lycée pour lui ressemblait de très près à l’univers carcérale, une jungle humaine où certains essayaient de dominer les autres, les plus forts accablaient les plus faibles, riaient de leurs imperfections et de leurs faiblesses, les chassaient tels des prédateurs affamés et mettaient les indomptables à l’écart. Conrad faisait partie de la seconde catégorie, celle des persécutés, des proies faciles qui faisaient d’excellentes victimes. Son caractère discret, taciturne, son air ailleurs et le passé douloureux qui était le sien, donnait à ses collègues les plus cruels l’idée de lui qu’il était un être fragile et donc, la victime idéale. Pourtant, Conrad était loin d’être un agneau sacrificiel, au contraire. En fait, c’était plus par paresse et par résignation qu’il avait endossé son rôle de martyre, et aussi, au fond de lui, il se sentait coupable de la perte de sa mère et de son frère, d’avoir survécu alors qu’eux étaient mort et pensait donc mériter son sort. Du moins, c’est ce qu’avait dit le docteur Nelson à son père.
Conrad sentit la voiture ralentir, son père venait de freiner pour laisser traverser d’autres élèves de son lycée, qui avaient formé une foule sur le trottoir d’en face. Le jeune homme en profita pour descendre du véhicule, après avoir brièvement salué son père d’un rapide geste de la main. Puis, alors qu’il s’éloignait, il entendit le vrombissement puissant du moteur de l’auto qui avait redémarré derrière lui. Se retournant, il la vit s’éloigner au loin, disparaître à l’horizon, jusqu’à ne plus être qu’un petit point. Il resta là un court instant, immobile, tentant vainement d’ignorer un inexplicable sentiment d’abandon, avant de tourner les talons, résigné.
Alors qu’il avançait vers l’entrée de l’établissement sous les regards déjà amusés de certains élèves, son téléphone se mit à sonner, il fouilla compendieusement ses poches de pantalon avant de comprendre qu’il sonnait depuis la poche miniature de son sac à dos, il ne l’avait, semblait-il, pas quitté depuis la veille. Il le sortit. En regardant l’écran, il vit s’inscrire les lettres Dr Maboule, c’était le docteur Nelson, Conrad constata avec amusement qu’il avait oublié de modifier son nom dans son répertoire :
_ Bonjour docteur, comment allez-vous ? Dit-il instinctivement.
_ Bonjour Conrad, je me porte à merveille merci, et vous-même ?
_ Du mieux que cela puisse allez. Merci.
_ Je m’en réjouis. J’appelais juste pour vous rappeler notre conversation de la semaine dernière, de l’accord que nous avons passé,
_ Oh…
_ vous devez faire des efforts pour renouer avec votre environnement, les amis, la famille…
_ Oui, je sais, je n’ai pas oublié. Je ferai au mieux.
_ Parfait ! Bien, sur ce, bonne journée, nous nous verrons cet après-midi et vous me ferez un compte rendu complet !
_ Très bien, à plus tard ! Dit-il avant de raccrocher.
Conrad soupira, en réalité, il avait complètement omis sa précédente conversation avec ce chère docteur, non pas qu’il eut mauvaise mémoire, mais il n’avait aucune envie de s’encombrer de quelques amis que ce soit, son seul véritable ami l’avait quitté il y a trois ans. Même avant l’accident, il n’avait jamais eu que lui, les autres adolescents lui avaient toujours paru lassants et quelque peu hypocrites, voire même mesquins parfois. Mais il se dit que plus vite il l’aurait fait, plus vite il serait débarrassé de toutes ces tracasseries. Il reprit lourdement le chemin de la cour noire de monde :
_ Hey Conrad, mal dormi ? T’as une tête à faire peur, tu devrais dire à ton psy de te faire enfermé ça te ferait des congés. Avait crié un élève à son intention.
Conrad entendit cette provocation mais ne répondit rien, il continua d’avancer sous les éclats de rire, impassible. Ce qui ne fit qu’encourager les moqueries :
_ Regardez-moi ça, notre cher timbré s’est encore coiffé avec goût, quelle charmante tapette que v’là. Et les rires repartirent de plus belle.
La nonchalance avec laquelle il ignorait ces provocations ne manqua pas d’échauffer les esprits :
_ Hey Davis ! C’est à toi que je parle. Pour qui tu te prends hein ? Tu pourrais répondre quand on te parle.
_ …
_ T’es sourd ou quoi ?
Alors qu’il priait pour que son interlocuteur se lasse de lui, Conrad vit ce dernier fondre sur lui et sentit celui-ci l’empoigner par le col, s’il n’avait été aussi grand que lui, nul doute que Scott n’aurait eu aucun mal à le soulever de terre à la seule force de ses bras. Soudain, au moment où Conrad plissait les yeux, se préparant à recevoir un coup en plein visage, le surveillant général intervint :
_ Que se passe-t-il ici ?
_ Rien Mr Fredrik, je disais bonjour à Conrad c’est tout. Pas vrai Conrad ? Répondit Scott en arborant un sourire malicieux.
Sans répondre un mot, se contentant de pousser un soupir de mécontentement, Conrad reprit son chemin en passant frénétiquement ses mains sur son haut froissé, tentant vainement de défaire les plis qu’y avait laissé Scott. Toutes ces injures et ces commentaires blessants étaient les même tous les jours depuis des années, à tel point que Conrad s’y était habitué et n’y accordait plus aucune attention. Il avait espéré durant des mois que ses antagonistes se lasseraient de lui, sans succès. Au contraire, plus il les ignorait, et plus ils se montraient violents, ce n’était pas la première fois que le jeune homme était secoué de la sorte, mais heureusement, c’était l’une des rares où il était sauvé de justesse par l’arrivée d’un surveillant.
Il traversa difficilement la grande cour bétonnée de l’établissement, se faufilant entre ses bourreaux tel une sourie dans un labyrinthe, il avançait comme un buffle têtu, forçant le passage en poussant ceux qui prenaient un malin plaisir à le bousculer, arborant des sourires ridicules pour le narguer. Jouant des coudes pour les écarter, tout en ignorant la pluie d’injures qui s’abattait sur lui dans des murmures lâches, il parvint enfin à sortir de la foule. Une fois dans le couloir principal, Conrad put quelque peu souffler, il y avait toujours très peu de monde dans les couloirs le matin, les brutes de l’établissement s’éternisaient généralement dans la cour pour accueillir les autres élèves tandis que les autres regardaient. Heureusement pour le jeune homme, il était loin d’être leur seul souffre-douleur, et encore moins leur favori, il y avait même des jours où il avait le bonheur d’être ignoré, il avait par conséquent peu de chance d’être suivit. Il ressortit donc son téléphone, mit ses écouteurs, poussa le volume à fond sur une chanson de Timothy Bert, et mit des œillères.
La classe de Conrad se trouvait au premier étage de l’immense bâtiment réservé aux classes de second cycle, il emprunta donc les escaliers en marbre qui y menaient, se demandant toujours comment il allait se faire un ami. Bien sûr, il n’était pas obligé de s’en faire un au lycée, il y avait des jeunes de son âge dans son quartier, avec qui il lui était arrivé d’échanger des gestes de la main ou des « bonjour » bien vite partagé, mais il préférait éviter la proximité, il voulait quelqu’un qu’il verrait uniquement lorsqu’il en aurait envie, et non pas un voisin collant qui débarquerait chez lui sans prévenir. Mais, qui irait-il voir ? Ceux qui se moquaient de lui ? Leurs amis, ou leurs autres victimes qui elles ne voulaient pas aggraver leur cas ? Tout ceci lui donnait des maux de tête. Il maudissait le docteur Nelson et ses idées stupides tandis qu’il traversait les couloirs encore déserts de son étage.
Comme il s’y attendait, sa classe était vide, du tableau noir, aux secrétaires des élèves, pas une mouche dont le léger battement d’ailes aurait pu perturber l’étourdissant silence. Loin de le déranger, cela le soulageait, un peu de calme avant la tempête, la paix. Se faufilant entre les pupitres, Conrad alla s’assoir à sa place, au fond de la pièce, dans le coin près de la fenêtre coulissante, et retira ses écouteurs. Là, il était bien, à l’écart de tout, des regards, des critiques… Il se dit qu’il pourrait toujours profiter de la pause à la cafeteria pour jauger sa compatibilité avec les autres élèves, pour le moment, il voulait souffler un peu. Il sortit de son sac un grand carnet à dessin noir que n’ornaient aucun motif, ainsi qu’un crayon à papier à la mine exagérément pointue, et, le menton dans une paume, il se mit à dessiner. Au fil de ses agiles coups de crayon, il vit apparaître un paysage, une terre stérile et sèche qui portait des arbres morts, desséchés par le soleil ou frappé par la foudre, de gros nuages gris qui étouffaient le ciel et cachaient le soleil de par leur masse menaçante, des carcasses de bétail mort s’étendaient à perte de vue…
Ce dessin n’était que l’un des nombreux autres qui emplissait son carnet, tous aussi sombres et affligés les uns que les autres, il ne parvenait pas à se souvenir si un paysage plus gaie avait déjà occupé une de ces pages. Sans doute jamais. Le docteur Nelson lui avait conseillé le dessin comme moyen d’extérioriser ses émotions, il lui avait assuré que cela l’aiderait à se sentir mieux et qu’il verrait son moral s’améliorer au même rythme que la qualité de ses dessins. Aussi, chaque fois qu’il contemplait les nombreuses pages du carnet, dessin après dessin, il en arrivait à douter des talents de son psychologue.
Alors qu’il noircissait d’une main légère les fines pages de son carnet, il entendit la sonnerie retentir dans le couloir, par reflex, il jeta un œil à son poignet gauche et sourit faiblement, il avait oublié de mettre sa montre, encore une fois. Il sortit donc son téléphone, rangé dans une de ses poches de pantalon quelques minutes plus tôt, avec un sourire niet, il alluma l’écran et lut l’heure : 8 :05 AM. Le cours de maths avec Mme Either n’allait pas tarder à commencer. Rien que de penser à sa voix trop aigue pour une femme d’âge mûr, à ses manières trop distinguées et à la pitié avec laquelle elle le regardait et s’adressait à lui, il en perdit le sourire qui avait égayé son visage il y avait à peine quelques secondes. Mme Either était en quelque sorte une amie de la famille, elle avait tenu Merrill deux années de suite, dont celle de sa mort. Elle avait donc assisté au dépérissement progressif de Conrad, elle l’avait vu changer, troquer son indifférence habituelle contre un réel mal être et une tristesse mal dissimulée. Elle tentait vainement, à sa manière de le soutenir, de le sortir de sa bulle de temps à autre, priant qu’il fasse bientôt son deuil. Bien sûr il savait qu’elle ne cherchait qu’à l’aider, mais comme la plupart des gens autour de lui, elle ne savait pas s’y prendre, il se sentait presqu’étouffer sous tant de compassion.
Les premiers élèves commencèrent à arriver, dans un vacarme tel que Conrad les avait entendus gravir les marches qui menaient à cet étage. En les voyant entrer comme des fourmis qu’on venait d’arroser, il ne put s’empêcher de les toiser, qu’est-ce qu’ils avaient de si intéressant à se raconter qui leur prenait des heures entières, leur écarquillait les yeux dans des regards illuminés de joie, les faisaient sourire ainsi et rire bêtement aux éclats. Ils étaient si absorbés par ces conversations qu’ils ne parvenaient pas à s’arrêter même durant les cours, ils se faisaient alors jeter dehors et continuaient leurs discussion jusqu’au déjeuner et puis, la fin des cours. Conrad les observait tel un anthropologue, il cherchait à trouver des explications à leur comportement si étrange, leurs blagues qu’il ne comprenait pas, leur étonnement face à des faits pourtant banals, la facilité avec laquelle ils se vexaient sur des sujets tout à fait futiles, il en arriva à la conclusion qu’il perdait son temps et qu’il était simplement entouré d’ahuris.
Une fois toutes les places occupées, Mme Either entra dans la pièce, elle portait une de ses longues robes fleuries aux couleurs frappantes qui selon elle, mettaient en valeur sa longue chevelure rousse. En approchant de son bureau, elle se racla la gorge et les cris se changèrent en chuchotements, puis après d’épuisants gestes de somation en direction des pupitres et de petits cris plaintifs, elle parvint à obtenir le silence. Elle scruta la foule du regard un instant, s’assurant de la présence de tous, son regard s’attarda de longues secondes sur Conrad, elle lui offrit un sourire doux et plein de tendresse avant de saluer l’assemblée comme avant chaque cours. Ensuite, elle tourna son regard vers la porte, et, d’un geste de la main, invita un tiers à entrer. Soudain, quelqu’un passa la porte d’un pas hésitant, le regard porté sur ses chaussures, un jeune homme, il portait un pull à capuche bouffant bleu marine et un jean démesurément grand, à première vue, il était d’origine latine, avec ses cheveux châtains frisés et la couleur mate de sa peau. D’un hochement de tête approbateur, Mme Either l’invita à prendre place, timidement, le jeune homme visiblement gêné, examina la salle un court instant à la recherche d’un siège. Après avoir dédaigné ceux près des jeunes filles qui lui faisaient déjà des clins d’œil, et avoir été chassé de ceux qui jouxtaient les sièges des quelques mâles de la classe, il se résigna à occuper celui qui demeurait vide, juste devant Conrad. Après quoi, Mme Either pu commencer son cours.
_ Bien, le cours d’aujourd’hui portera sur les fonctions. Sortez vos cahiers de cours, ainsi que vos livres et ouvrez-les à la page trois-cent vint…
Le cours de Mme Either avait été aussi long qu’à chaque fois, deux heures de pur supplice. Conrad était heureux d’en être enfin libéré, de plus, l’arrivée de cet élève mystère lui avait donné une idée, comme il ne voulait pas risquer l’humiliation en se rapprochant de ses habituels camarades, il allait tenter sa chance avec le nouveau venu. Les nouveaux élèves avaient rarement un succès immédiat, ils passaient généralement par une longue période d’anonymat et de mise à l’écart, c’est durant cette période que Conrad espérait le fréquenter, jusqu’à ce que comme tous ceux qui veulent avoir un certain statut dans l’enceinte de l’établissement, il se retourne contre lui et se mette à le tourmenter lui aussi. Conrad se dit qu’il ne lui laissait pas plus d’un mois avant ce retournement de veste, et de toute façon, il lui faudrait tout autant de temps pour se lasser lui-même de cette relation.
Dans la cafeteria, les bavardages tout comme les commérages allaient bon train. Comme chaque jour, elle était animée de rires communicatifs, de cris stridents, de conversations plus banales les unes que les autres et d’incessants vas et vient d’élèves qui semblaient s’amuser à se courir après et à se chercher les uns les autres, sans fin. Aussi, il y avait toujours des tiers debout, une partie de leur déjeuner à la main, certains conversaient même la bouche pleine. Quel spectacle ! Les rayons du soleil de milieu de matinée filtraient à travers les vitres cristallines qui ornaient les hauts murs de l’immense salle, lui donnant des allures de théâtre contemporain. Face au buffet, la scène faisait peine à voir, alors que certaines tables croulaient sous les occupants, d’autres restaient lamentablement légères de monde. Vraisemblablement, il s’agissait là des tables dédiées aux parias, aux laissés pour compte tels que Conrad. Ce dernier rejoignit d’instinct l’une de ces tables lépreuses, il en choisit une qui était vide de toute présence, il s’installa et sortit son carnet à dessin.
Conrad ne mangeait jamais à l’heure du déjeuner, il préférait observer les autres comme un enfant face à une fourmilière. Il avait beau ne pas beaucoup les comprendre, il les enviait tout de même un peu, la solidarité dont ils savaient faire preuve entre eux, ces effusions de sympathie auxquels ils s’adonnaient, des moments privilégiés auxquels il n’avait pas eu droit depuis des lustres, leur loyauté, même si parfois fragile, et tout simplement cette envie, ce besoin qu’il avait d’être ensemble. Après un bref soupir mélancolique, il ouvrit son carnet, mais, au moment où son crayon allait rencontrer la fine page vierge, son regard vint à se poser sur le nouveau, debout près de la porte d’accès à la cafeteria non loin de sa table. Levant le bras pour attirer son attention il se mit à l’agiter grossièrement. Son interlocuteur le remarqua enfin au bout d’une minute, après des regards interloqués en arrière, il vint à sa rencontre, visiblement heureux d’être interpelé :
_ Bonjour. Dit-il sur un ton qui se voulait amicale, tu m’as l’air perdu, ça va ?
_ Euh… ouais, salut, hum… en fait, je cherchais la cafeteria mais je crois que j’ai plutôt atterrie dans une ferme, Avait répondu l’autre jeune homme, sur le ton de la rigolade.
_ T’es pas du tout perdu, t’es juste dedans. Fit Conrad légèrement amusé.
_ Ha super ! J’en avais assez de roder dans les couloirs. Moi c’est Tommy, Tommy Ray. Et toi ? dit-il un sourire amical aux lèvres.
_ Conrad Davis, enchanté ! dit-il en lui serrant la main.
_ Alors Conrad, t’es si célèbre que t’as droit à ta propre table ou tes amis sont en retard ? dit-il toujours souriant.
_ Haha, heu…, en fait, non, rien de tout ça, je suis un genre de lépreux en fait. Répondit Conrad en passant un rapide coup d’œil à la salle.
_ Aïe, ça doit être dur à vivre, et qu’est-ce qui t’a donné droit à ce privilège ?
_ Je n’en sais rien, ils doivent aimer ma tête c’est tout. Et toi, ton premier jour, comment ça se passe ?
_ Comme je me l’imaginais, bof à souhait, un vrai Mercredi de merde. Dit-il en éclatant de rire, imité peu après par Conrad.
_ T’inquiètes, ça va s’améliorer, une fois qu’ils se seront habitués à ton visage, ça ira. Tu n’as qu’à te farcir le lépreux en attendant, tu pourras peut-être m’aider à comprendre ce qu’ils me trouvent d’aussi repoussant, qu’est-ce que tu en dis ?
_ Ouais ce serait cool, et puis ce n’est pas comme si j’avais l’embarras du choix, t’es le lépreux le moins atteint par ici, il y a sans doute encore des chances de te guérir. Ils partirent d’un rire bruyant tous les deux, attirants sur eux des regards hébétés et surpris.
Conrad prit le temps d’observer Tommy, c’était un jeune homme plutôt bien fait de sa personne, assez grand, environs un mètre quatre-vingt-sept, soit, cinq centimètres de plus que lui, sportif à vue d’œil, il avait les yeux marrons et des fossettes saillantes. Conrad n’était pas fan des goûts vestimentaires de son interlocuteur, mais se dit que c’était la seule solution qui s’offrait à lui, un nouvel élève, une page vierge. Et puis, il devait bien admettre que Tommy avait un sens de l’humour assez différent de celui des autres élèves, juste assez pour le faire rire, il n’avait même pas eu besoin de faire semblent. Il prit donc sur lui de faire ami-ami avec « Tommy » et puis, ça lui ferait passer le temps. Les deux jeunes hommes s’échangèrent alors des sourires et des anecdotes amusantes, pendant de longues minutes, jusqu’à ce que la sonnerie retentisse. Les deux nouvelles connaissances passèrent la journée entière à faire le tour de l’établissement, se moquant çà et là de la maladresse d’un tel ou des bouffonneries d’un autre, discutant d’eux-mêmes, sans la retenue et la censure du premier rendez-vous. Aussi naturellement que deux amis d’enfance. Sans qu’il puisse se l’expliquer, Conrad se sentait à son aise avec Tommy, il sentait chez lui un je ne sais quoi qui le différenciait des jeunes qu’il avait rencontré jusque-là. Il lui semblait le connaître.
La journée c’était déroulée plus agréablement qu’à l’accoutumée, pour Conrad. Il était sorti de sa routine sordide pour la première fois depuis un long moment, il était environ quatorze heure, il avait dit au revoir à Tommy une heure plus tôt, ils s’étaient dit « à demain » et avaient échangé leurs numéros de téléphone, la chose était officielle. Conrad se remémorait les événements de la journée comme les scènes d’une projection au cinéma, ou d’une bobine de négatifs imaginaire, une lubie. Sur le chemin de pavés qui menait au bureau du docteur Nelson, il scrutait le ciel bleu lapis, les mains dans les poches. Il ne s’arracha à l’étreinte de ses pensées que pour se concentrer sur la sonnette en cuivre à sa gauche et à la lourde porte en bois où étaient inscrites les lettres Dr Richard Nelson. Il inspira doucement par le nez, expira par la bouche, puis sonna. Au bout de quelques minutes vites écoulées, un vieillard chauve, aux sourcils épais, vêtu d’un repoussant pull en laine bleu marine, vint lui ouvrir :
_ Bonjour docteur !
_ Bonjour Conrad, juste à l’heure, comme toujours ! Je t’en prie, entre.
_ Merci !
Conrad connaissait le bureau du vieux thérapeute comme sa poche, il aurait pu s’y promener dans le noir le plus total sans jamais se cogner. De l’immense bibliothèque au sofa en cuir beige, en passant par le grand fauteuil dans lequel le septuagénaire lui offrait de longues minutes de conversation… En entrant dans la pièce, Conrad alla directement prendre place au centre du sofa. Posant son sac à dos contre le dossier de celui-ci, il se vouta, laissant reposer ses coudes sur ses cuisses :
_ Une tasse de thé Conrad ?
_ Oh oui, avec plaisir !
Le jeune homme passa le plat de sa main droite sur son haut, de nouveau agacé par les plis qui s’y trouvaient toujours, tandis que son hôte revenait vers lui, deux tasses à thé dans les mains, et, d’une main tremblante qui trahissait son âge, le psychologue posa celle de l’adolescent juste devant lui sur la petite table en verre qui trônait entre eux.
_ Merci beaucoup !
_ Je vous en prie. Bien, maintenant, dites-moi, comment s’est passée votre journée ?
_ Etonnamment bien, pour une fois. Fit Conrad enthousiaste.
_ Vraiment ? Fit le vieillard étonné.
_ Oui. En réalité, elle avait plutôt mal commencé, mais tout s’est amélioré par la suite.
_ Nous avons donc de nombreuses choses à nous dire ?
_ Oui, en effet. Répondit Conrad en sirotant son thé.
_ Eh bien, commençons tout de suite !
Conrad passa deux heures, confortablement installé dans le grand sofa du Dr Nelson, lui relatant avec le plus de détails possible, les événements de la journée. De son réveil difficile en passant par les coups que lui avait évités de justesse l’arrivée du surveillant, à sa séparation avec Tommy devant le grand portail de l’établissement, en début d’après-midi.
Le récit du jeune homme paru réjouir le docteur, qui souriait légèrement en remettant en place sa fine paire de lunettes de vue. C’était la première fois depuis des mois que Conrad lui paraissait sincèrement heureux, et non pas en train de jouer la comédie, pour tenter de se soustraire à l’entrevue, le vieil homme s’en réjouissait, bientôt, peut-être, Conrad n’aurait plus besoin de ses services. Ils discutèrent encore un moment après l’heure de la fin de séance passée. Se félicitant mutuellement de l’évolution des choses, puis, ils se dirent au-revoir et à vendredi.
Alors bravo Fani, dense et tellement réaliste.
Je radote évidemment, mais c’est très très long, même si c’est passionnant.
3 chapitres: harcèlement, la rencontre, la séance.
Mais quel talent!
Bravo !