En contre plongée Chapitre IX

10 mins

Le trajet jusqu’à leur maison fut bien long, non par la distance qui la séparait de l’hôpital, mais par les rencontres qui se firent durant ce dernier.

En passant l’immense portail de l’hôpital Sainte Marie dans le sens inverse, Conrad avait ressenti un grand soulagement, une pression de moins sur les épaules, il aurait les idées assez claires pour méditer sur sa rencontre avec Mr Smith. En baissant la vitre de la portière côté passager, Conrad s’était surprit à redécouvrir avec émerveillement les rues, les carrefours et les bâtiments de la ville qui l’avait vu naître, beaucoup de choses avaient changé depuis son accident, des bâtiments avaient été achevés, de nombreux autres avaient vu le jour, tandis que plusieurs avaient disparu. La route avait été agrandi par endroits, pour permettre le passage des poids lourds, des agents de la circulation allaient et venaient aux abords des carrefours, sans doute que le soir de son accident avait fait l’effet d’un électrochoc dans les poches des responsables des secteurs de sécurité. Conrad s’en sentit presque fier. Il lui sembla même que le ciel lui aussi avait changé, comme s’il était plus vaste, plus lointain, comme infini… Le visage éclairé par les rayons affables du soleil d’après-midi, le regard posé au loin par la vitre ouverte de sa portière, le jeune homme inspirait goulument l’air chaud des rues, cet air léger et souple qui, par endroits, sentait le pain chaud, ou la peinture fraîche, et non l’alcool à 90° ou le comprimé. Ses idées flottaient tout autour de lui, le poursuivant à chaque virage, comme des souvenirs coupables. Il se demandait sans cesse s’il n’avait pas rêvé, et si c’était le cas, était-ce une coïncidence, ou cela se reproduirait-il ? Il se posa encore toute sorte de question, ne se doutant pas que les réponses ne tarderaient pas à le frapper en plein visage sans qu’il y soit préparé.

 Le soleil allait doucement vers son couchant, ne laissant derrière lui que les trainées fluides et orangées du soir, le vent frais d’automne succédait peu à peu à la chaleur qui avait sévi plus tôt dans la journée, soulevant feuilles et poussière le long de la route. Les deux mains agrippées au volant, Edouard, observait avec inquiétude la jauge d’essence de l’auto, il se promenait du regard sur le bas-côté, à la recherche d’une station-service, bien qu’aucune ne fut indiquée par le GPS, il commençait à désespérer, lorsque la providence lui en envoya une, à, à peine une cinquantaine de mètres, sur sa droite. Elle paraissait peu fréquentée, mais semblait tout de même en activité. Edouard se risqua à accélérer une dernière fois et vint se garer près de la pompe à essence. La jauge clignotait déjà. De justesse ! Une fois la voiture arrêtée, Edouard descendit de la voiture, et fit signe à Conrad de faire de même.

_ Tu devrais en profiter pour te soulager, il nous reste du chemin.

_ Comment ça se fait que le trajet soit aussi long ?

_ C’est parce que je n’ai pas pris la route habituelle, elle était bloquée à cause d’un embouteillage, alors j’ai pris une sorte de raccourci…

_ Mais en plus long. Dit-il en souriant.

_ C’est ça ! Tu t’en serais rendu compte si tu regardais la route au lieu de te scotcher à ta vitre. Dit-il en lui rendant son sourire.

_ Oui, sans doute.

Ils éclatèrent de rire à s’en faire éclater l’estomac, un moment de joie qui leur avait manqué à tous les deux.

_ Oh, et prends toi quelque chose à grignoter, ok ?

_ Toi tu ne veux rien ?

_ Non merci, j’ai déjeuné au boulot.

Conrad entra dans le petit magasin d’un pas mal assuré, il ne savait pas pourquoi, mais il avait comme un pressentiment, ni bon, ni mauvais. Juste cette impression tenace que quelque chose allait se passer.

Le magasin, vu de l’intérieur, était encore plus sinistre que de l’extérieur. Les lumières, affaiblies par l’épaisse couche de poussière déposée sur les néons, donnaient un air glauque à la pièce. Conrad avançait doucement entre les rayons à peine remplis, sous le regard vide du gérant, un vieil homme à qui Conrad trouvait quelque chose d’effrayant. Peut-être était-ce à cause de ses yeux gris qui vous fixaient comme jusque dans le creux de l’âme, ou ce curieux rictus qu’il avait au bout des lèvres ? Ou était-ce le froid qui dominait l’endroit qui lui donnait cet air si singulier. Essayant vainement de l’ignorer, Conrad prit machinalement deux parquets de chips et un soda dans les rayons, avant de payer. Il demanda ensuite s’il pouvait utiliser les toilettes, ce à quoi le vieillard répondit par un simple geste, un bras tendu vers le font du magasin, où se dressait une porte tout aussi délabrée que le reste, où on lisait « cabinets ».

Enfin soulagé d’une envie qu’il avait tenté d’ignoré pendant le trajet, Conrad revint doucement sur ses pas. Dans le couloir qui donnait sur les commodités, un écho angoissant persistait, comme des gémissements, tendant l’oreille, pour trouver la source de ces bruits. Il se retrouva bientôt collé à la porte des toilettes des dames, des pleurs lui parvenaient, des sanglots légers mais réguliers. Hésitant tout d’abord à intervenir, il finit par frapper à la porte :

_ Hey ! Il y a quelqu’un ?

_ …

_ Mademoiselle, tout va bien ?

_ …

Inquiété par cette absence de réponse, il ouvrit la porte, et entra. Dans la petite pièce, recroquevillée sur elle-même près des lavabos, une jeune femme était assise à même le sol. Ses cheveux noirs épars, le visage dégoulinant de maquillage et les yeux rougis par le flot de larmes qui s’en échappait. Elle tremblait vivement, comme s’il eut fait une fraîcheur intenable dans la pièce, pourtant, Conrad, lui, ne sentait rien de tel, sinon cette sensation désagréable qu’un courant d’air lui parcourait l’échine. Le débardeur gris qu’elle portait était couvert de petites tâches inidentifiables ici et là, découvrant ses bras pâles couverts de marques de coupures et de cicatrices. Conrad comprit dès lors que la jeune femme devant lui était, à n’en pas douter, en manque. Mais de quoi ? Elle avait le regard fixe, comme vide de toute émotion, ses lèvres gercées restaient entrouvertes, laissant passer son souffle chaud saccadé par les sanglots. Ses ongles mal coupés abritaient de la terre brune, dont était recouvert son short.

  Conrad s’approcha d’elle d’un pas hésitant, ne sachant à quoi s’en tenir avec l’inconnue. Se baissant doucement pour se mettre à sa hauteur, il se mit à genou à quelques mètres d’elle. En le voyant se rapprocher, elle sursauta, et, instinctivement, elle tenta de reculer et se heurta au mur, placé derrière elle. Conrad, les bras tendus vers elle, tenta de la rassurer :

_ Du calme, je ne vous veux pas de mal, c’est promis, je vous ai entendu pleurer alors je suis venu voir ce qui n’allait pas. Vous n’avez rien à craindre de moi !

_ Tu ne vas pas l’appeler alors ? Pitié ne l’appelles pas !

_ Appeler qui ?

_ Est-ce qu’il est parti ?

_ Qui ça ?

_ Mon copain… Tyler, il porte… un… t-shirt noir… et un jean… bleu, il doit être à la caisse maintenant.

_ Je suis arrivé il y a plus d’un quart d’heure, et je n’ai vu que le caissier, personne d’autre.

_ C’est vrai ?

_ Oui, en dehors du caissier il n’y a personne à part mon père et moi. C’est à cause de ton copain que tu pleures ?

_ … elle tenta maladroitement de dissimuler les marques sur ses bras, sans répondre.

_ Il t’a fait du mal ?

_ … elle se contenta d’hocher doucement la tête en signe d’approbation.

_ Si jamais, il t’a fait du mal, tu dois me le dire, on ira à la police…

_ Non ! Pas la police, je t’en prie.

_ Du calme, qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi je ne dois pas appeler la police ?

_ Ils vont me ramener à la maison… chez mon père.

_ Ce n’est pas ce que tu veux ?

_ Non… je préfère encore finir mes jours ici, que de rentrer… chez moi.

_ Pourquoi ça ?

_ Mon père est…un… un monstre, presqu’autant que Tyler.

_ Il t’a fait du mal lui aussi ?

_ Oui…

_ Mais alors, si je ne dois ni appeler la police ni prévenir ton père, qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?

_ Tu aurais un téléphone ?

_ Oui bien sûr, tu veux que j’appelle quelqu’un pour venir te chercher ?

_ Oui, ma mère.

_ Comment elle s’appelle ?

_ Martha. Martha Sullivan.

_ Qu’est-ce que je dois lui dire exactement ? Et toi comment tu t’appelles ?

_ Céline ! Dis-lui… que je veux rentrer à la maison… que je veux qu’elle vienne me chercher, et… que je suis désolée d’être partie, et aussi… que je ne pensais pas un mot de ce que je lui ai dit, pas un seul.

Conrad fouilla frénétiquement ses poches de pantalon et en sortit son téléphone portable, il fit le mot de passe et le passa à la jeune femme devant lui. Elle prit l’appareil entre ses mains maigres que la drogue avait affaiblis et pâli, puis, de ses doigts frêles, elle composa un numéro, avant de le tendre de nouveau à Conrad, qui mit le haut-parleur. Après plusieurs sonneries, une femme décrocha au bout du fil :

_ Allô ?!

_ Oui, Mme Sullivan ?

_ Oui qui la demande ?

_ Pardonnez-moi de vous déranger, je m’appelle Conrad, Je vous appelle d’une station-service sur Hilton road.

_ Et que voulez-vous ?

_ je suis en ce moment avec votre fille, Céline, elle ne va pas très bien, en fait elle est assez mal en point, et voudrait que vous passiez la chercher.

_ Si c’est une blague elle est de très mauvais goût !

_ Ce n’est pas une blague, je vous le jure, je ne me permettrai pas madame, elle vous fait savoir qu’elle est désolée d’être partie, et que rien de ce qu’elle vous a dit n’était vrai, elle ne le pensait pas.

_ Si vous ne raccrochez pas immédiatement je vais appeler la police, vous m’entendez ?

_ Quoi ?! Mais pourquoi ?

_ Ma fille est morte ! Alors je ne sais pas à quoi vous vous amusez, mais je ne trouve pas ça drôle !

_ C’est impossible, elle est juste devant moi, elle est en larme, je crois que son copain s’en est pris à elle, elle est pâle et couverte de bleus et de cicatrices. Je ne m’amuse pas !

_ Alors, vous vous trompez certainement de personne.

_ Elle dit qu’elle s’appelle Céline Sullivan, en plus, c’est elle qui a composé votre numéro, vous êtes bien Martha Sullivan ?

_ …

_ Allô, madame Sullivan ?

_ Oui…

_ Je vous en prie, je ne sais pas ce qu’elle a fait pour que vous soyez en colère contre elle, mais elle est désolée, quoi qu’elle ait fait, elle s’en veut terriblement, s’il vous plaît, pardonnez-lui.

_ Je lui ai déjà pardonné… avait-elle dit dans un sanglot.

_ Allô ? Madame…

La femme au bout du fil avait raccroché. Conrad leva les yeux vers Céline, elle paraissait plus sereine, comme soulagée d’un poids. Son visage semblait étrangement différent, il était illuminé d’un sourire paisible. C’est alors qu’une lueur, irréelle et aveuglante, se mit à l’envahir, les ampoules sales de la pièce se mirent à briller fortement, le cru un instant qu’elles allaient exploser. Il se couvrit les yeux avec son bras, pour les protéger, il se préparait recevoir des éclats de verre sur la tête, lorsque la lueur s’apaisa enfin, il entendit la voix de Céline, comme un murmure, comme si elle avait chuchoté à son oreille :

_ Elle m’a pardonné, c’est grâce à toi. Merci Conrad !

La lumière l’enveloppa, jusqu’à l’absorber entièrement. Puis, Céline disparue, aussi simplement que si elle n’avait jamais été là. Conrad médita longuement, à genou sur le sol des cabinets, le souffle coupé par ce qui venait de se produire, il repensa à Mr Smith, ainsi qu’à cette question qui ne l’avait pas quitté depuis cette rencontre, était-ce une coïncidence, ou cela se reproduira-t-il ? Il avait une réponse désormais.

Conrad se leva difficilement, encore sous le choc, il resta là, immobile, à fixer le sol là où, quelques minutes à peine, Céline se tenait, en sanglots. Il n’en bougea que lorsque la voix de son père l’interpella depuis l’intérieur du magasin :

_ Conrad ! Dépêches toi s’il te plaît, je voudrai qu’on soit rentré avant la nuit.

_ Oui, j’arrive tout de suite !

Conrad retrouva son père près de la caisse, il passait délicatement sa main droite sur l’amas de poussière qui s’était formé sur le comptoir, juste en face du vieillard, qui restait là, sans bouger, le regard vide.

_ Cet endroit a l’air abandonné, regarde toute cette crasse !

_ Quoi ?! Pourquoi tu ça, ce n’est pas gentil, c’est un peu poussiéreux, mais… Il avait cela en regardant le vieux caissier d’un air gêné.

_ Tu rigoles j’espère ! On dirait un de ces endroits glauques dans les films d’horreurs où des fous furieux surgissent de l’ombre pour vous décapiter… Disant cela, il éclata de rire.

_ Arrêtes papa ! S’il te plaît, c’est méchant. Excusez-nous Mr ! dit-il à l’attention du caissier qui ne bougeait toujours pas.

_ Mais à qui tu parles ?

_ Comment ça à qui je parle ? Au caissier bien sûr !

Edouard éclata de plus belle :

_ Elle est bonne celle-là, le caissier bien sûr ! Cette fois, il partit dans un fou rire.

_ Papa !

 _ Pourquoi tu fais cette tête ? Tu te sens bien ?

_ Oui, je suis juste un peu fatigué… heu… Tu disais que tu voulais qu’on s’en aille avant la nuit, alors paye et allons-nous-en s’il te plaît.

_ Payer ?! Mais il n’y a personne, qui veux-tu que je paye ? J’attends là depuis plus de dix minutes, je n’ai pas cessé d’appeler, mais personne n’est venu.

_Comment ?! Conrad tourna de nouveau les yeux vers le vieillard, le cœur battant. Personne, tu dis ?

_ Oui, pourquoi tu vois quelqu’un toi ? fit-il avec un sourire.

Conrad se rendit soudain compte que son père transpirait, pourtant, lui, avait toujours cette étrange sensation de fraicheur, comme un souffle glacé dans le dos, en entrant dans le magasin, il l’avait attribué à l’air conditionné, mais il constatait maintenant qu’il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu. Il fixa une fois de plus le vieillard, immobile, terne et ce regard…vide. Il comprit :

_ euh…non !

_ Bon écoutes, on va laisser l’argent sur le comptoir, si quelqu’un tient cet endroit, il finira bien par revenir, mais nous, il faut qu’on parte.

_ … Oui, faisons ça.

Alors qu’il suivait son père jusqu’à la voiture, Conrad jeta un regard en arrière. Il avait tenté de ne plus penser aux faits survenus à l’hôpital, dès qu’il en était sorti, avait combattu chaque idée qui l’y ramenait, avec plus d’ardeur à chaque fois, mais ces derniers semblaient le poursuivre partout où il allait. Maintenant installé dans le siège passager, le front appuyé contre la vitre, Conrad s’avouait vaincu, il appréhendait la suite des événements de façon moins orthodoxe. Il repensait à Mr Smith, ce vieil homme à l’allure décharnée qui lui avait si souvent tenu compagnie, à ses conversations singulières, et puis, à l’expression de son visage, si triste, résignée, lorsqu’il avait disparu. Mais aussi à Céline, et ce sourire, on aurait dit qu’elle vivait le plus beau jour de sa vie, elle brillait d’une joie que Conrad avait presque senti sur sa peau. Il ne put s’empêcher de penser qu’elle était sûrement mieux là où elle se trouvait maintenant, loin de toute cette souffrance. Il eut un frisson en repensant à cette sensation de fraîcheur, ce souffle glacé qui s’était comme collé à lui à son entrée dans le magasin, c’était si…désagréable.

Il admettait progressivement qu’il n’avait pas ramené que des souvenirs de son passage de l’autre côté, mais aussi, ce que les infirmières de Sainte Marie auraient sûrement qualifié de Don. Pour l’heure, lui, ne parvenait pas à considérer cela autrement que comme une malédiction, et ce, malgré le bien qu’il avait fait jusque-là, le visage du vieux caissier lui avait glacé le sang, ce regard vide, insaisissable, son corps, immobile, comme paralysé. Conrad ne se risqua pas à se demander de quoi il était mort, à son apparence, on pouvait aisément associer un AVC, ou peut-être un cancer. Mais rien de tout ça n’avait d’importance. Ce qui en avait pour lui, c’était que tout ceci était, selon lui, au-dessus de ses forces, ce don, ces morts, ce froid…, il se promit à lui-même de tâcher au mieux de les ignorer, et que peut-être, un jour, tout redeviendrait normal. Conrad savait que désormais tout cela ferait partie intégrante de son quotidien, il devait l’accepter, du moins le temps que cela durerait, il n’avait pas le choix de toute façon. Faire mine de ne rien voir n’allait pas être facile, mais il était décidé. Il prit une profonde inspiration, alors que la voiture prenait un tournant, et, les yeux rivés vers sur la route qu’il voyait à travers le pare-brise, il se prépara intérieurement à la prochaine. Qui ne tarderait sans doute pas à arriver.

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bbbbbbb ccccccccccccc
bbbbbbb ccccccccccccc
2 années il y a

"Le sixième sens", franchement j’en ai la chair de poule, quel récit!

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