Alors même qu’il profitait de ce début de journée splendide avec ses amis, Conrad était tout à ses pensées. Il n’avait pas oublié la raison première de sa présence. Ses inquiétudes au sujet de Tommy et des rapports qu’il entretenait avec son père, ne l’avaient pas quitté depuis leur conversation dans la salle de retenue. Il ne pouvait s’empêcher de penser que Tommy lui cachait quelque chose, qu’il y avait un détail de l’histoire qu’il lui avait épargné, et que son état n’était pas seulement dû à sa maladie. Il lui fallait en avoir le cœur net. Il espérait que son ami se soit confié à Élysée, après tout, il était tout aussi proche d’elle que de lui, sinon plus, c’était donc à elle qu’il devait s’adresser. Il attendait donc avec impatience le moment propice pour parler à Élysée, seul à seul.
Au bord du lac, à l’ombre d’un grand pin, le petit groupe plaça une grande nappe de pique-nique rose et blanche, à même le sol sur la pelouse fraîche, et s’y installa. Élysée et Sally se chargèrent de mettre le couvert, tandis que Conrad et Tommy étudiaient le contenu de la glacière. Un vent doux et chaud soufflait, berçant les feuilles des arbres alentours, dans une paisible mélodie.
Tommy grignotait le contenu d’un paquet de chips, adossé au grand pin qui les protégeait tous des rayons du soleil, de son ombre accueillante, Élysée l’enlaçait, la tête posée sur son torse, en face d’eux, Conrad et Sally se tenaient assis côte à côte autour d’un plat plein de sandwichs de toutes sortes. À peine le quatuor s’était-il mit à son aise, que Sally voulu entamer son sujet de conversation favori :
_ Et sinon, y en a qui croit au spiritisme ?
_ Pas maintenant Sally. Lui avait murmuré Conrad.
_ Au quoi ? Avait demandé Tommy, surprit.
_ Le spiritisme, tu sais, la science qui étudie les phénomènes paranormaux.
_ Les fantômes et tout ça ? Heu, je n’en sais trop rien…enfin, non pas trop… dit-il nonchalamment.
_ Et toi Élysée ? Insista Sally.
_ Moi, je ne me suis jamais poser la question, mais j’imagine que si une science l’étudie, cela doit exister. Répondit Élysée.
_ C’est quand même dingue que vous soyez si peu informés, c’est l’une des sciences, sinon la plus importante.
_ Selon toi ! L’avis de chacun peut être différent. Intervint Conrad.
_ Comment tu peux dire ça toi qui mieux que quiconque doit y croire ?
_ De quoi tu parles ?
_ Conrad ! Tu es revenu d’entre les morts, tu étais au cœur même du sujet de débat le plus polémique au monde, et ce que tu as vu…
_ Je t’ai déjà dit que je n’avais rien vu, rien entendu, et que ce sujet me mettait mal à l’aise. Cria Conrad, soudainement furieux.
_ Hey, on se calme, on est venu ici pour se détendre, pas pour se disputer. Tenta Élysée.
_ Tu peux mentir à qui tu veux, mais à moi… souffla Sally à l’attention de Conrad.
Conrad lui lança un regard qui mêlait colère et frustration, la réponse à la question qui avait hanté ses moments de réflexion, avait enfin une réponse. Un stress peu ordinaire lui frôlait l’esprit à mesure que la phrase de la jeune femme retentissait dans sa tête.
_ Allez, on change de sujet ! Annonça Tommy avec entrain, en se frottant les mains.
Le silence se fit un moment, les membres du groupe se regardant tour à tour, sans rien dire. Conrad arborait un air contrarié que Tommy ne lui connaissait pas, il s’en gêna, et, afin de détendre l’atmosphère, il invita Sally à l’accompagner acheter des glaces en pot pour tout le groupe, espérant qu’ils se calmeraient tous pendant ce laps de temps. Laissant les deux autres seuls.
Restés seuls, Élysée et Conrad se mesurèrent un moment du regard, jusqu’à ce que Tommy et Sally se soient assez éloigné pour ne rien entendre de leur entretien :
_ Tu es sûr que ça va Conrad ?
_ Oui, ça va, c’est juste… qu’elle n’arrête pas de me ramener à ce sujet, et je n’aime pas en parler.
_ Je vois. Alors en parlera pas.
_ Merci. Mais dis-moi, tu n’es pas venu avec Monica ?
_ Oh, non, elle est souffrante depuis quelques jours, elle est restée au lit.
_ Rien de grave j’espère.
_ Non, non, une petite grippe, attrapée chez notre tante, mais Monica est du genre, douillette, elle en fait toujours trop de pas grand-chose. Elle rit en disant cela.
_ Cool. En parlant de grippe, comment tu trouves Tommy ces derniers temps ?
_ Qu’est-ce que tu veux dire ?
_ Son attitude, en dehors de son état de santé, il ne m’a pas l’air bien.
_ Ça c’est sûr… souffla-t-elle comme pour elle-même.
_ Tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? Dit Conrad en se redressant sur son séant.
_ …
_ Élysée si tu sais quoi que ce soit il faut que tu me le dises.
_ …
_ C’est son père, c’est ça ?
_ Oui…
_ Je le savais ! cria-t-il presque.
_ Écoute Conrad, Tommy ne sais pas que je suis au courant, alors ne t’échauffes pas s’il te plaît.
_ Comment tu peux me dire de ne pas m’échauffer, il faut qu’on fasse quelque chose.
_ …
_ Attends, tu as dit que Tommy ne sais pas que tu es au courant… alors, comment toi tu l’as su ?
_ Je les ai vu, son père et lui…
_ Quand ça ? lui demanda-t-il plus calmement.
_ Peu de temps après ton accident, quand tu étais dans le coma, il avait de la toux, alors je suis allé chez lui pour lui apporter une tisane. Quand je suis arrivée devant la porte, j’ai entendu des cris, alors je me suis mise à la fenêtre de leur cuisine pour voir ce qui se passait, c’est là que j’ai vu Mr Ray, une ceinture à la main…Tommy était allongé par terre, et…
_ Ça va… j’ai compris. Ne t’en fais pas, on va trouver une solution.
_ Mais laquelle, Tommy ne veut même pas en parler…
_ Laisses moi du temps pour réfléchir, je te promets de tout faire pour l’aider, ok ?
_ OK ! C’était si horrible si tu savais…
Conrad regardait Élysée qui avait maintenant les yeux baissés sur l’ourlet de sa robe, ses idées se bousculaient dans sa tête, il ne s’était pas trompé à propos de Tommy, mais pire encore, il avait eu raison de s’inquiéter à propos de Sally. Tant d’informations à gérer, en une seule fois.
Derrière eux, Tommy et Sally, les mains chargées de glaces, revenaient sur leurs pas. Conrad se dit qu’il aurait le temps de stresser plus tard, pour le moment, il ne devait pas attirer l’attention sur lui.
_ Vous avez l’intention d’inviter du monde ou quoi ? Demanda Conrad, amusé.
_ Non, pourquoi ? Lui répondit Tommy un sourire aux lèvres.
_ Dans ce cas vous nous prenez vraiment pour des estomacs sur pattes, c’est quoi toutes ces glaces ?! Nous ne sommes que quatre !
Ils partirent tous d’un rire contagieux, tandis que Sally et Tommy reprenaient place.
***
Édouard avait réussi à quitter son lit près d’une demi-heure après le départ de Conrad, il s’était littéralement levé du pied gauche, et avait, à de nombreuses reprises, manquer la chute alors qu’il se dirigeait vers la salle de bain, son dos lui faisait si mal qu’il ne parvenait pas se redresser, il avait pris la douche la plus longue de sa vie, sa paume droite plaquée contre le carrelage de la douche.
Revenu dans sa chambre une poignée de minutes plus tôt, Édouard passa de nombreuses autres minutes à se vêtir et, se chausser, ne lui parut jamais aussi difficile qu’à cet instant précis. Tant, qu’après y être parvenu, non sans efforts, il resta assis sur son lit, appuyé sur son bras droit, le visage reposant sur son épaule. Lorsqu’il se leva enfin, il était aussi essoufflé qu’après une crise d’asthme. Sa santé laissait incontestablement à désirer, entre ses douleurs à l’abdomen, ses maux de dos, et ses vertiges récurrents, il ne pouvait y avoir qu’anguille sous roche. Il ne pourrait pas cacher à Conrad son état plus longtemps, à condition, bien sûr, que le jeune homme ne se soit encore rendu compte de rien. Édouard était donc décidé à savoir de quoi il en retournait, pour savoir à quoi s’en tenir et comment agir en conséquence. En rejoignant son véhicule, dans l’allée de son jardin, il s’affala lourdement dans le siège conducteur, les yeux clos, souffla bruyamment dans l’habitacle, le visage tourné vers le toit de l’auto, comme expulser son anxiété, et, d’une main tremblante, il inséra la clef de contact, et démarra.
Dans le hall de la clinique Life and Humans, assit dans l’un des quelques sièges de la petite salle d’attente, Édouard attendait l’heure de son rendez-vous avec le Dr Michel. De la sueur perlait sur son front partiellement ridé, au rythme du tic-tac de l’horloge de sa montre, il se demandait en la consultant, pourquoi il avait tenu à s’y rendre aussi tôt, il avait plus d’une trentaine de minutes d’avance, et tous les patients qui passaient avant lui avaient répondu présents, il ne lui serait donc pas possible de passer plus tôt, malheureusement. Ses mains agrippaient le bout de papier sur lequel était imprimé son numéro de passage, tandis qu’il épiait les allers et venues du personnel, il lui sembla que le temps s’égouttait lentement, pour le narguer.
Son supplice dura une heure, le Dr Michel avait eu du fil à retordre avec un patient et cela avait empiété sur son emploi du temps. Édouard comptait les tic-tacs de sa montre, lorsque la secrétaire du médecin appela :
_ N°138 !
_ Oui, c’est moi. Enfin !
_ Le docteur va vous recevoir, suivez-moi.
En entrant dans le bureau du Dr Michel, Édouard poussa un soupir, il ne pouvait plus faire demi-tour. Il laissa donc ses pas le conduire jusqu’à la salle de consultation, puis jusqu’au scanner, et enfin, il s’allongea sur un petit lit que jouxtait un échographe.
_ Dans combien de temps aurai-je les résultats docteur ?
_ Oh, vous pouvez les attendre ici, cela ne prend que quelques minutes.
_ Si peu ?!
_ Et oui ! Vous savez, la technologie a bien évoluée, nous avons des machines plus performantes aujourd’hui, ça nous permet de prendre les patients en charge plus vite, et d’éviter que le mal est le temps de s’aggraver.
_ Très bien, dans ce cas, je vais attendre.
Édouard regarda le soignant quitter la pièce en boutonnant sa chemise, il se dit au font de lui que désormais, il saurait, qu’il y tienne encore ou non.
***
Le reste de la journée fut relativement calme, les quatre amis discutèrent de tout et de rien, de longues heures durant, dans une ambiance toute faite. Même si l’atmosphère semblait s’être détendue, Conrad sentait que l’attitude de Sally avait changée, elle était moins bavarde et paraissait ailleurs, comme à des lieux de leurs échanges, elle arborait une mine sérieuse et décidée qui lui était peu commune, et un calme froid avait remplacé sa si charmante énergie. Et cela l’effraya. Il ne cessa de l’observer jusqu’à la fin de l’après-midi, ses traits délicats, durcis par une colère mal dissimulée, il aurait voulu s’excuser, tenter de faire disparaître cette rancœur qui assombrissait son humeur, mais chaque fois qu’il posait les yeux sur elle, il l’entendait dans sa tête, lui souffler « Tu peux mentir à qui tu veux, mais à moi… » et il détournait le regard. Il pouvait presque lire dans le regard de l’adolescente, qu’elle avait pris une importante décision, et que rien ne lui ferait changer d’avis. Et pour une raison qu’il ignorait lui-même, il ne s’en réjouissait pas.
En rentrant chez lui ce soir-là, Conrad ne se sentait pas d’humeur festive, ses plus noires appréhensions s’étaient confirmées durant la journée, et pas une once de solution ne se profilait à l’horizon. Il était néanmoins sûr d’une chose, il devait désormais se méfier de Sally. Cette expression qui avait noircie son visage vers la fin de journée lui avait glacé le sang, comme si la jeune femme à côté de lui n’était plus celle dont il avait fait la connaissance dans les couloirs de leur établissement des semaines plus tôt, comme si une ombre malveillante s’était, à leur insu, substituée à elle.
Il franchit la porte d’entrée, d’un pas mal assuré, le regard porté vers le sol de la salle de séjour. Là, installé dans le grand sofa, le dos courbé au-dessus d’une bouteille de vin rouge à peine ouverte, il vit son père, le visage dans sa paume droite, l’air encore plus pitoyable qu’à l’accoutumée :
_ Papa ?
_ Oh, Conrad, tu es rentré ? Alors, comment était ta journée ?
_ Bien, dans l’ensemble, il ne s’est rien passé de particulier. Et la tienne ?
_ Un calvaire, mais on en parlera plus tard.
_ Il y a un problème ?
_ …
_ Papa ?
_ Ne t’en fais pas va, ça ira. Aller va prendre ta douche, on va passer à table. Sauf si tu as déjà mangé.
_ J’ai mangé, mais je te rejoindrai à table.
_ Tu as une faim de loup ou quoi ?
_ Non, j’ai envie de manger avec mon père. Dit-il en souriant.
Édouard regarda Conrad les yeux brillant de larmes, alors qu’il enjambait les marches d’escalier qui menaient à l’étage supérieur. Ils en avaient fait du chemin depuis trois ans, ils n’avaient jamais été aussi proches que maintenant, avant, comme après l’accident. Cette pensée lui arracha quelques larmes, et un sourire ému. Puis, il se souvint soudainement de quelque chose :
_ Oh, et avant que j’oublie, ton amie est passé récupérer vos recherches pour votre exposé.
_ Mon ami, qui ça ? demanda-t-il surprit.
_ Une jeune fille, Sally je crois.
_ Sally est venu ici ? Et qu’est-ce qu’elle voulait ? Demanda-t-il les yeux écarquillés d’étonnement.
_ Je viens de te le dire, elle est passé chercher vos travaux de recherches pour votre exposé, elle est allée dans ta chambre les récupérer.
_ Qu’est-ce qu’elle a pris exactement, tu le sais ? Dit-il angoissé.
_ Un classeur, rien d’autre. Tout va bien ? Lui demanda-t-il inquiet.
_ Oui, oui, ça va. Répondit-il en montant les marches, en courant.
Dans sa chambre, sa table de bureau était pitoyablement désordonnée, l’on y avait fouillé, mais pourquoi ? Il sonda les lieux, l’œil hagard, mais il eut beau tourner, retourner, verser et renverser, meubles et couvertures, il ne parvint pas à savoir tout de suite ce qu’elle avait emporté. Soudain, debout face à son lit, il entendit un bruit sourd derrière lui. En se retournant, il vit que le premier tiroir de son bureau était tombé, il s’en approcha doucement, et loin de s’attarder sur la manière dont il s’était retrouvé là, il constata immédiatement que quelque chose avait bien disparu, et non dès moindre. Le classeur qu’avait évoqué son père, n’était autre que celui dans lequel il consignait chaque rencontre, chaque nom, chaque expérience, la preuve de son don, n’était plus là.