L’aube se levait à l’horizon dans un silence aussi paisible que la brise qui l’accompagnait, au dehors, pas une âme qui rodait, juste les premiers rayons du jour qui se faufilaient lentement dans la pièce mal-éclairée. Dans la semi-obscurité de la petite chambre à coucher, une silhouette grande et fine se mouvait ostensiblement sous la fine toile de coton blanc, laissant échapper un allaitement plaintif. Sortant progressivement de ce qui était vraisemblablement un sommeil agité, l’individu poussa soudainement un cri.
« NON ! Merrill…, maman… ! »
Désormais assis, le dos lamentablement voûté au-dessus de la large tâche grisâtre qu’avait formé son corps qui dégoulinait tout entier de sueur, Ezekiel reprenait difficilement ses esprits. Encore ce cauchemar, pensa-t-il. C’était le même à chaque fois. Aussi réel et douloureux que chaque nuit, ce spectre d’un souvenir refoulé, comme une ombre sur un voile blanc, lui parcourait l’esprit aussi délicatement que les griffes acérées d’un oiseau de proie. La succession des images était chaque fois la même, d’abord la pluie, puis le pont, la route glissante et enfin, la voiture qui dérape. Ezekiel le faisait depuis si longtemps, qu’il ne parvenait pas à se souvenir de quand exactement il avait commencé, un jour, une semaine, un mois, un an ? Il lui semblait que cela faisait une éternité. Une éternité qu’il souffrait d’un mal anonyme, un qui ne lui laissait aucun repos, le dévorant jusque dans son jardin secret. Avec le temps, il avait cru pouvoir s’accommoder de son mal, le dompter, mais pouvait-on dompter l’enfer ? Il avait, au péril de sa santé mentale, trouvé la triste réponse à cette question. Il en était sûr à présent, l’enfer était bien sur terre, et lui était damné. Il aurait volontiers laissé le temps s’écouler autour de lui, il l’aurait regarder courir sans souffrir, depuis son lit, mais s’il avait pu faire ainsi aurait-ce été l’enfer ?
Il lui fallait se lever, comme tous les matins, vivre comme tous les jours, ou du moins, essayer. Ses séances obligatoires avec le docteur Nelson, en après-midi, étaient les seules durant lesquelles il parlait plus qu’il ne pensait, même si parfois il doutait des conseils et techniques de son cher thérapeute, il se joignait tout de même à ses conversations et à ses expériences.
Poussant un soupir de résignation, il repoussa doucement son drap trempé vers ses membres inférieurs d’un geste lent, libérant ainsi ses pâles et frêles jambes, et sortit péniblement de son lit. Son corps tout entier lui était douloureux, des extrémités des talons à la racine des cheveux, comme si un fardeau invisible pesait sur son être, un poids pareil à une demi tonne de pierres, posée sur sa colonne. Ses vêtements et son lit étaient trempés de sueur, si bien, qu’on aurait dit que la pluie de son cauchemar s’était abattue sur lui toute la nuit durant. Instinctivement, il jeta un regard somnolant au réveil posé sur sa table de chevet, il n’avait toujours pas sonné, plissant ses yeux couleur noisette en direction du petit écran lumineux, il distingua les chiffres de l’horloge à travers la semi obscurité de sa chambre : 4 : 32 AM ; Bien que dépité, il n’en fut que peu surpris, cette scène faisait depuis plusieurs mois déjà, partie de son quotidien, chaque moment semblait se répéter inlassablement, comme les images d’une bobine de négatifs, sans fin. Il regagnait sa chambre tôt le soir tout de suite après le dîner, finissait ses quelques exercices, puis tentait vainement de s’endormir, pour, au final, n’y parvenir que tard dans la nuit, enfin, il se levait brutalement à l’aube, réveillé de force par ce même rêve. Une routine pénible qui lui meurtrissait autant l’esprit que le corps.
Il se leva donc, lourdement, à la manière d’un octogénaire croulant sous des courbatures pénibles, et, retenant des gémissements de douleur derrières ses dents à découvert sous ses babines retroussées, il tourna le dos à son lit et marcha mécaniquement vers son bureau où sa serviette, soigneusement pliée, l’attendait sur le dossier de son siège. La prenant de ses fines mains moites, il se la jeta à l’épaule, avant de quitter sa chambre, pour se rendre dans la salle de bain.
La salle d’eau se trouvait à quelques pas seulement de la chambre du jeune homme, au bout d’un vaste couloir éclairé par de petites ampoules encastrées dans le faux plafond, sur sa droite. Les yeux plissés, il se frayait un chemin entre les griffes de l’obscurité encore présente de la nuit, le parquet sous ses pieds était aussi froid que les courants d’air frais qui lapaient sa peau humide comme des langues de fauve gelées. Il marchait aussi vite que le lui permettait son corps endolorit par ses terreurs nocturnes, aussi, plusieurs minutes s’étaient écoulées lorsqu’il parvint enfin aux pieds de la porte en bois de chêne que décorait l’inscription Bathroom, inscrite au bronze. La poignée en cuivre de cette dernière, exposée à tous les vents, était aussi glacée que le sol sous lui, tant, que Ezekiel se sentit frissonner lorsque ses doigts la saisirent, ce qui l’amusa assez pour le faire sourire dans sa grimace, il s’en étonna un instant. Voilà un moment qu’il ne s’était pas surprit à sourire, et pour si peu, cela le réconforta, il se dit qu’il allait sans doute mieux qu’il ne se le laissait entendre. Il resta là un moment tout à son étonnement, puis, doucement, s’en retourna à ses manœuvres.
En entrant dans la pièce, Ezekiel referma programmatiquement la porte derrière-lui, non loin, se trouvait un crochait en métal, fixé à la porte en bois, il y accrocha sa serviette, puis, entreprit de retirer ses vêtements dont l’odeur de la sueur ne semblait pas vouloir se défaire. Petit à petit, il se débarrassa de sa chemise de nuit aux rayures bleu ciel, puis de son pantalon, avant de retirer son caleçon et de les ranger tour à tour dans le panier à linge qui se tenait non loin du lavabo. Une fois totalement dévêtu, il enjamba prudemment le rebord de la baignoire tout en repoussant le rideau de la douche.
« Hé merde ! », s’était-il exclamé en ouvrant le robinet d’eau chaude, il n’y en avait plus. Déjà ? Dommage ! Murmura-t-il pour lui-même. Il comprit qu’il était condamné à la douche froide de bon matin. Ce qu’il fit, non sans un soupir de résignation et de nombreux jurons mal articulés. Cette douche avait eu pour effet d’accentuer la douleur qui étreignait ses muscles, les perles d’eau glacée ruisselaient nonchalamment le long de son épiderme, caressant ses articulations engourdies. Il souffrait tant qu’il en gémissait de douleur à mi-voix, froissant ainsi le silence dans lequel baignait le lieu. Accablé par le froid matinal qui cajolait sa peau trempée, Ezekiel grelottait intensément le long du couloir alors qu’il s’en retournait dans sa chambre. Là, il s’était immédiatement dirigé vers sa fenêtre qui lui offrait une vue agréable sur le jardin. Il était resté appuyé un moment au cadre en bois vernis qui ornait celle-ci, avant d’écarté les rideaux gris et éteint sa lampe de chevet. La pièce dans son entièreté baignait désormais dans la douce lumière de l’aube que laissaient passer les vitres embuées par l’air frais et humide qui accompagnait le début de matinée. Le jeune homme s’essuya le corps à la façon d’un travail bâclé, pressé par le froid qui le mordait de ses crocs tranchants, l’on aurait dit qu’il oubliait volontairement certaines parties de son corps, ou était-ce simplement de la paresse, sans doute fuyait-il la douleur que lui aurait causée plus de minutie. Après avoir nonchalamment jeté sa serviette humide sur son lit, il s’était dirigé à pas de loup jusqu’à son armoire en bois de chêne, en se rapprochant de celle-ci, il avait étouffé un cri de stupeur, ne relâchant qu’une brusque inspiration maladroite, face à un visage aussi familier que peu reconnaissable. Devant lui, sur chacun des deux miroirs de taille moyenne que portaient les deux battants de la grande armoire, Ezekiel avait cru voir un revenant, une âme tourmentée… il s’observait silencieusement, avec effroi, touchant du bout des doigts les cernes béantes d’un bleu pâle qui creusaient son visage terne, les rides saillantes qui trahissaient son inquiétant manque de sommeil. L’espace d’un instant, il en oublia le froid, palpant nerveusement son visage enlaidit par la fatigue, observant son teint pâle qui donnait à son corps svelte un aspect maigre et pathétique. Résigné à la vue de la mine affreuse qu’il arborait, Ezekiel s’était voûté, réduisant son mètre quatre-vingt-deux de quelques centimètres, avant d’ouvrir doucement le battant gauche de son armoire à linge. Il avait pris un air sérieux, debout les sourcils froncés face aux nombreuses piles de linges qui se dressaient devant lui, il lui fallut plusieurs minutes de réflexion pour que finalement son choix se porte sur une tenue simple et confortable, un col roulé blanc à manches longues, soigneusement repassée ainsi qu’un pantalon tailleur noir qu’il se passa avec une ceinture en cuire qu’ornait une boucle en argent. Puis, il s’en était retourné vers son lit où il avait saisi sa serviette pour ensuite l’installer sur un cintre accroché près de sa fenêtre, pour qu’elle sèche. Enfin, il avait de troqué sa paire de draps trempés contre une paire propre en coton beige, dont il parât sa couche, qu’il dressa aussi élégamment qu’à l’accoutumée. En s’en retournant vers le centre de la pièce, le jeune homme s’était arrêté net, comme soudainement figé. Tournant doucement la tête vers le mur à sa gauche, Ezeckiel avait posé presque malgré lui les yeux sur le calendrier accroché sur le mur au-dessus de son bureau, la case du « Mercredi, dix Novembre » était à cocher. Alors qu’il tentait vainement de détourner le regard, il fut soudain pris de flashes, comme des poignards se mirent à lui lacérer le crâne de parts en parts : de la pluie, une voiture sous un pont, des cris…
Déjà trois ans que sa mère et son frère les avaient quittés son père et lui, et pourtant, il aurait aisément cru que ce fut la veille qu’un orage avait eu raison de leur weekend au camping. Chaque moment lui revenait, de la chanson que passait la radio, au regard affolé de sa mère alors qu’elle perdait peu à peu le contrôle du véhicule dont les roues dérapaient dangereusement sur le pont. Depuis, il ne se passait pas un jour, pas une nuit, sans qu’il ne pense à eux, sans qu’il se demande ce que serait sa vie si cet accident n’avait jamais eu lieu. Il se sentait si seul sans Merrill, leurs parties de foot en binôme dans le parc, mais aussi moins en sécurité depuis qu’il n’était plus là pour veiller sur lui. Il avait moins de raison de sourire sans les taquineries de sa mère, il n’avait faim de rien depuis qu’il ne pouvait plus manger de ses plats à elle, c’était comme s’il était mort en même temps qu’eux, et qu’il vivait l’enfer, une éternité à contempler ce qu’était une vie sans eux. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés seuls son père et lui, leur relation, déjà très tendue, était allée en s’empirant jusqu’à ce qu’elle devienne quasi inexistante, ils se saluaient, s’échangeaient des « comment tu vas ?» et des « et ta journée ? », se disaient « bon appétit !» et enfin, se souhaitaient « bonne nuit. », s’en était devenu plus que monotone. Ces pensées le torturaient de plus en plus chaque jour, il en souffrait tant que des larmes auraient pu s’échapper de ses yeux en de gigantesques cascades salées, mais hélas, longtemps avait passé depuis que sa dernière larme avait perlée sur ses joues pâles sous le coup de grâce du chagrin.
Son réveil le sortit finalement de ses pensées, au bout de minutes qui lui avait semblées une éternité, « pin…pin… », 6 :15 AM. Il poussa un soupire en passant une main tremblante dans sa chevelure châtain clair avant de saisir son sac à dos accroché à une patère près de son bureau. Doucement, il sortit de sa chambre, son sac en mains et le regard fixé sur le sol.