J’ai vécu trente ans d’une existence acceptable dont la quiétude s’est subitement évanouie le premier juin. Les fêtes d’anniversaire étant prétexte aux excès dissouts dans l’alibi, je m’étais virilement résolu à m’y abandonner avec quelques amis réunis pour l’occasion dans la cour de notre belle ferme en carré. Mes parents s’y joignirent une partie de l’après-midi, et heureusement s’en retournèrent avant que l’innocente sauterie ne finisse en bamboula.
Je n’ai nul souvenir d’un jour où j’aurais appris que j’étais un enfant adopté. Cette idée fut instillée en moi telle une langue maternelle, issue du fonds des âges, infusée au fond de mon être comme si j’étais né gaucher ou daltonien. Je n’en ai jamais souffert de symptômes visibles, offrant là le magistral contre-exemple à l’importante littérature scientifique, qui promet la pire des souffrances à la caste des adoptés, tous névrosés, sociopathes, alcooliques ou violents – si vous n’êtes pas confondu dans l’une de ces affections, vous devez être un surhomme abandonné.
Pour mon trentième anniversaire, je reçois du vin. Mes amis m’ont souvent offert du vin ou des livres, peut-être parce que j’abuse un peu de l’un, et beaucoup des autres. Ces offrandes convenues leur octroient l’accès au bar et aux saucisses sans restriction ni scrupule, et la réception doucement essaime ses effluves capiteuses jusqu’à la nuit. Avant de quitter la fête, ma mère m’invite à l’écart du groupe et m’offre son cadeau, à elle. Elle me tend un tas de feuilles enliassées dans une chemise en carton. Qu’est-ce donc, maman ? – C’est ton dossier de naissance.
Les psychiatres en coeur gloseraient sur le syndrome de l’abandon, la rupture originelle, l’arrachement à la matrice maternelle et autres périphrases ; ils n’auraient sans doute pas pleinement tort, mais s’il s’agit de soulager une souffrance, encore faut-il qu’elle soit ressentie, et en l’occurrence, je ne souffre pas. J’ai prospéré dans l’atmosphère d’une famille culturellement pourvue qui jamais ne subit de commotions funestes, ni même de vents défavorables.
Le geste inattendu de ma mère m’éberlue un bref instant, je ne pense pas qu’elle l’ait remarqué. Ah, merci ! fis-je, avec le détachement nécessaire à l’étouffement de mon émoi. Quelle raison enfouie motiva mes parents à me remettre des informations dont j’ignorais l’existence et que je n’ai du reste jamais eu le besoin, ni le désir, d’apprendre ? En déposant le document sur la table de la salle à manger, je me convainc qu’il ne s’agit que de reconnaître en moi l’être adulte apte au jugement rationnel, suffisamment établi pour que s’estompent les risques de dérapages : on peut donc lui refiler cette grenade à dégoupiller.
La soirée s’étira loin dans le noir. Le lendemain, en nettoyant les stigmates de la fête avec mon épouse, j’avise le dossier sur la table, et le décachète. Je balaie mes origines d’un regard prudent, j’aperçois quelques dates, d’autres lieux, et le nom de la femme qui m’a donné naissance. Je le lis plusieurs fois. Fort bien. Le dossier ira s’empoussiérer entre deux atlas de la bibliothèque. A mon retour dans la cuisine, j’annonce que je connais enfin le nom de ma mère biologique. Ah ? fait-on, comment s’appelle-t-elle ? J’ouvre la bouche pour le prononcer, mais aucun son ne s’en échappe. Je suis incapable de m’en souvenir. Mon cerveau l’a dégommé à bout portant.
L’adopté est d’abord l’abandonné, et c’est aussi son contraire, exprimant ainsi la déchirure première qui s’inocule sournoisement tout au long de l’existence.