Brûlure

3 mins

Il faut environ trois mois pour qu’un corps humain se décompose en mer. Le cadavre est progressivement dévoré par des crustacés nécrophages, à moins qu’un requin griset ne s’en délecte avant. Celui que l’équipage s’apprête à larguer par dessus bord d’une étroite rampe en bois est âgé de cinquante ans. Toute une vie de souvenirs accumulés dissoute en douze semaines, l’âme et les chairs consumées dans le gouffre des abîmes. Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire. S’agissant de la vie des hommes, l’enveloppe n’est pas à la hauteur de l’enjeu. 

C’est la troisième immersion de la journée, certainement pas la dernière. Depuis le début du voyage, les passagers succombent successivement d’une fièvre aussi fatale que soudaine, qui les saisit sans préavis d’une toux gutturale et les achève en quelques heures la gorge noyée dans le sang. Les linceuls souillés défilent en procession sur le modeste dispositif funéraire qu’on ne démonte plus entre les décès ; chacun craint être le prochain à y glisser. Comme Victor Hugo, Agnès se demandait combien ont disparu, dure et triste fortune, dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, sous l’aveugle océan à jamais enfouis. Elle serre contre son corps son fils de trois ans, petit garçon chétif au regard triste, probablement anémié par la dégradation récente de la vie coloniale. A terre, les médecins ne lui avaient consenti aucune chance d’atteindre l’Europe vivant. Pourtant, Agnès et sa famille embarquèrent sur ce navire-hôpital ; l’impatience de rentrer au pays après des années de mise à pied en Afrique fut irrépressible. La capitulation en mai dernier de l’Allemagne nazie avait dégagé les routes maritimes et libéré les ports européens. Le retour en ces terres dévastées n’était plus seulement possible, il était aussi nécessaire pour l’immense majorité des colons du Congo. L’avertissement médical n’entama pas la détermination d’Agnès à rejoindre les cendres du vieux continent, elle y retrouverait peut-être quelque proche survivant. Elle ne s’y résigna cependant qu’une fois adoucis les tourments du dilemme, prenant la mer en se préparant à l’éventualité de la voir engloutir son plus fragile enfant. Elle avait apprêté une petite valise dévolue à cet effet, composée de quelques jouets, d’un onguent pour farder la peau du visage, des habits du dimanche, d’un missel et d’une bougie, qu’on aurait du mal à allumer sur le pont, qu’importe. Par temps calme, elle contemplait l’infinité du large en imaginant son fils y onduler au gré des vents, les yeux ouverts vers le soleil, reniflé par les créatures marines, puis elle pensait que si l’enfant ne serait pas oublié, avec le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire, sur le sombre océan jette le sombre oubli, l’épouvantable brûlure que sa perte aura causé pourrait l’être un jour. Le vieux navire tombe en panne tous les jours, on attend l’incident rituel en épiant les ratés des moteurs, il y a beaucoup de fausses alertes. Le gosse perd fréquemment connaissance, et sa mère à chaque fois le voit partir. Entre ces coups de semonce, on joue aux cartes et, au son du tocsin qui retentit à chaque victime, on compte les points et les morts. Le matin du vingtième jour, des consignes spéciales sont distribuées aux passagers : il s’agit de rester en cabine et d’arrimer les enfants aux couchettes. On distribue aux hommes des sifflets et des miroirs, aux femmes des bouées et des brassières. Le plus long du voyage est fait, mais pas le plus périlleux : le golfe de Gascogne est en vue. Agnès s’affaire à boutonner le paletot de son fils quand soudain son petit corps semble fondre et s’écroule en un bruit sourd sur le métal du rafiot. 

Il faut absolument consigner toutes ces histoires avant qu’elles ne se perdent, dis-je en reposant mon verre de vin sur la table. Le destin de la famille mérite ses annales, tu ne trouves pas ? L’enfant, c’était toi, papa ? – Oui, c’était moi. 

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