Il gravit quatre à quatre le large escalier de marbre vers les étages supérieurs du bâtiment. Il sait qu’elle va sortir de classe incessamment, et il est essentiel qu’il lui remette sa lettre avant le début du cours suivant. Il l’avise enfin au milieu d’une grappe de midinettes qui cancanent en choeur et, haletant, lui tend un pli cacheté de cire – cet ornement désuet ajoute à la cérémonie de l’instant, il n’y transige jamais.
Il avait découvert Les Liaisons dangereuses de Laclos en troisième année, et depuis dévoré l’ouvrage une douzaine de fois, abasourdi par la flamboyance du texte et la perversion de ses auteurs. L’oeuvre fut la matrice de sa conception des jeux de l’amour, qu’il ne comprenait plus désormais qu’à travers la séduction salace, le faux-semblant, la trahison, l’avilissement.
Il s’amuse depuis quelques mois à reproduire ces intrigues pour de vrai au sein de son lycée. Petit Valmont, il en porte jusqu’au ruban dans les cheveux, et élit avec précision celles de ses camarades qui subiront ses assauts libertins. Il leur écrit des pages au style emprunté, les assurant de son ineffable amour, mobilisant l’arsenal des artifices rhétoriques propres à faire couler une larme, puis baisser la garde. L’une après l’autre, elles sont Tourvel puis Volanges ; elle succombent à la queue leu leu aux charmes épistolaires, et il effeuille leur âme comme les couches des jupons à baleines. Sachant les lettres être des objets qui transitent de mains en poches, il en use avec feu pour faire éclore une jalousie par-ci, une attirance par-là, tirant les ficelles des rivalités subites et des amitiés forever comme un marionnettiste. Il fait à l’envi des heureuses, et des désespérées. Il s’en délecte davantage encore que des cajoleries charnelles que ses jeunes victimes lui consentent parfois dans les toilettes des filles ou dans les sous-sols des parkings en ville.
Elle accueille d’un sourire incomplet le pli tendu et le glisse dans sa poche sous les regards curieux des nymphettes alentours. C’est au moins le sixième épître qu’elle reçoit de ce jeune adonis un peu trop maigre dont les yeux verts pâles l’embrassent d’une inquiétante convoitise. Elle n’entend pas condescendre à des marivaudages surannés d’adolescents lubriques, comme toutes celles avant elle dont elle méprise la légèreté. Elle va renverser la manoeuvre contre lui, opposer la créature à son créateur, et la voilà qui feint de lentement ployer sous l’ardeur de la conquête : de fausses dérobades en clignements amènes, puis de mots liquoreux en effusions lascives, en peu de jours elle s’abandonne à la voracité du petit vicomte en attisant sa fièvre d’une sensualité discrète. Il en devient raide dingue, dans une virevolte soudaine qui, de berger, le fait brebis. Un soir de fancy-fair, sous un arbre isolé du jardin de l’école, elle s’offre toute entière à son appétit, laissant sa main explorer l’intérieur des cuisses ; il s’agite à caresser cette peau mate dans un immature empressement ; la jupe remonte, le pantalon s’affaisse, et à l’instant où les corps s’effleurent, elle se dégage d’une agile contorsion, pose un doigt sur les lèvres fumeuses de ce Valmont de kermesse, puis s’encourt dans la nuit, le plantant là les chevilles vissées au froc et la queue tendue vers la lune.
Elle n’en a pas terminé avec ce satyre. Le lendemain, elle lui lance à son tour une lettre au visage, un court texte brut, légèrement râpeux, exposant en rimes pauvres ses infirmités de jeune bouc, et qu’elle fait suivre à la direction du lycée, qui le convoque aussitôt. L’ensemble de sa correspondance s’étend sur le bureau du proviseur. On le félicite pour l’audace de l’écriture, on le blâme pour celle de ses intrigues, en lui signifiant qu’un seul autre billet l’expédierait illico dans un établissement concurrent. A présent reclus dans sa tanière, le loup panse ses plaies avec des larmes de colère, il ne quitte plus son lit ; trois jours et trois nuits durant il couine de dépit en bavant sa fureur ; il aime et hait cette fille d’égale manière, et cette déchirure lui ouvre en deux le ventre. Il n’a jamais autant souffert. La troisième nuit, le long cortège des filles qu’il a meurtries ou possédées dans son fantasme ignoble défile en joyeuse parade et le gifle à sang.
Un cortège bien réel l’attend justement le jour d’après à la sortie du lycée. Les lettres ont circulé dans les couloirs telle une grippe saisonnière, et c’est l’ensemble du parterre qui l’enrubanne aujourd’hui de mépris. A peine a-t-il posé un pied hors de l’enceinte qu’un bataillon de malabars recrutés en terminale le ceinture et le tabasse à coups de manuels scolaires épais comme des parpaings. Ils lui décomposent la mâchoire comme il l’a fait de l’innocence de ses proies, chaque frappe est une figure de style, chaque marque un cachet de cire. Une branlée d’exception. Si le proviseur n’était pas intervenu, il aurait tiré sa révérence à même le caniveau. Il en conservera sa vie durant d’intenses migraines ophtalmiques dont les épines, à chaque fois, lui rappelleront la cruauté de ses liaisons dangereuses. Il mourra très vieux, pendant une crise.