A dix-neuf ans, Christelle se sut enceinte d’un garçon sans prénom. L’automne 1974 envoyait ses frimas par la fenêtre entrouverte de sa chambre, au matin d’une nuit qui lui offrit la première jouissance de sa vie, extraite d’un sexe sans identité ramené du coin d’un bar quelconque. Elle avait reçu de ce corps un plaisir fabuleux, plusieurs fois répété, lent, suave et profond, qui bourdonnait encore à l’aube. Elle en ressentait les tressaillements au fond du ventre, dégageant une volupté tremblante qui lui fit lâcher son assiette de porridge. Peu de temps après, elle sentit la semence anonyme féconder ses entrailles.
A dix-neuf ans, Christelle se sut enceinte, et la cangue l’encercla de son fer froid, prisonnière de son nouvel état de chrysalide, déchirée en deux par l’embryon, condamnée à partager un corps avec un être autre qu’elle. Elle se sut désormais astreinte à transporter une vie à venir comme un barda de bidasse, en attendant que l’univers l’en délivre enfin. La gestation aliène autant qu’elle définit. Pantomime immobile face à l’automne, elle se désarticula soudain sur le carrelage au sol et de ses poings fermés se frappa le ventre, dans une valse éperdue.
Christelle apprit à accepter le poids de la nature. Elle se surprit parfois à imaginer le visage poupon de sa créature, à l’envisager, en souriant tristement vers l’hiver de la fenêtre. Elle a vingt ans maintenant, et elle transporte avec abandon le produit d’une extase passée. La croissance du fruit en elle dessine la fragilité de sa constitution, modeste chenille glissant alors dans la vallée du monde, création éphémère sanctionnée par le cosmos à passer le bâton du vivant.
La délivrance effacera cet épisode pour en former un autre. La fission de sa chair en deux corps distincts les enchaînera davantage encore. Un enfant est un don du ciel tout comme une malédiction. C’est une charge, un barda, une cangue. Christelle a vingt ans, déformée par l’effet d’un plaisir fugace, et tourmentée par l’ampleur du devoir prochain. L’été par la fenêtre illumine la chambre de rais perçants et embrase l’inquiétude sur les lignes ridées de son front, autant d’épines sur le chemin de sa proche maternité.
La condition de géniteur est une adversité nécessaire, un engagement divin, un serment prêté à l’humanité toute entière et dont toute rupture condamne aux enfers civils, qu’importent les circonstances des conceptions et des avènements, qu’importe la fortune, qu’importent les moyens de subsistance. Christelle a vingt ans, elle voit les saisons défiler à sa fenêtre ; la conscience élevée du temps, c’est le peu qu’elle possède. L’amour qu’elle porte à son foetus lui est imposé par la biologie. Son état la prédispose, une fois né, à pourvoir à son entretien. Un enfant, créé de son corps à elle, à qui elle a offert du sang, de la peau, des yeux, de la chair, et sa malédiction.
Le fruit est trop gros pour ces menues entrailles et vient le temps de la libération. La chaleur est brûlante. Christelle a vingt ans et brame sa douleur par delà les fenêtres entrouvertes. Elle enfante sa production dans un déchirement infini. L’accoucheuse s’émeut de la détresse qu’elle irradie de tous ses membres et pleure pour de vrai au moment où elle pose doucement sur le ventre de Christelle son premier enfant encore ensanglanté. Conformément à ses instructions, le jumeau ira tout droit à l’orphelinat.
Un texte douloureux mais tellement beau!
Joli twist final!