Passé par la belle porte

C’était une nuit blafarde où les nuages scintillaient des reflets d’un soleil qui n’allait pas tarder à apparaître. Dans la clinique de la Bonne Nouvelle, un patient prénommé Adam dormait paisiblement dans une chambre flanquée à l’occasion de machines à la pointe de la technologie. Allongé sur un lit, son visage semblait être insensible aux clignotements intempestifs de ces appareils hétéroclites. Les spécialistes étaient unanimement convaincus : Adam était en forme, en excellente forme.

Dans la chambre voisine, l’atmosphère était tout autre. Une jeune fille, Adèle, atteinte d’une maladie rare était assise sur son fauteuil entourée de ses deux parents qui avaient l’intime conviction que leur vœu allait bientôt être exaucé. Tout leur espoir reposait sur ce nouveau protocole dit révolutionnaire qui avait pourtant ,durant des années, fait débat dans la vie politique. Depuis que le secteur des services était en crise à cause de l’utilisation de plus en plus fréquente de robots, le pays avait connu une forte augmentation du taux de chômage. Cela finit par provoquer une baisse des cotisations et donc un trou de la sécurité sociale. Pour apporter davantage de moyens aux médecins, un lobby artificiel créé par un ingénieur en informatique avait pu aider le gouvernement à promulguer une loi : « la loi efficience ». Encore aujourd’hui, celle-ci est contestée et incite les citoyens à manifester dans la rue.

Devant l’accueil de l’hôpital, nous pouvons sentir cette idéologie s’appesantir. Un groupe décrit par les médias comme du néo terrorisme psalmodie des ritournelles qui glacent le sang des secrétaires médicales. Franck, un activiste chevronné, organisateur de la manifestation, était debout sur le toit de son camion regardant le bâtiment de santé comme l’instrument du mal.

Alors que la chambre 13 était totalement insonorisée, Adam se réveilla et ouvrit les yeux. Ce qu’il ne savait pas, c’est que cela faisait déjà trois mois qu’il était arrivé à la clinique et qu’il avait évolué, beaucoup évolué. Ses sursauts de vie déclenchèrent la mise en route d’une intelligence artificielle. Celle-ci inspecta ce patient d’un genre nouveau comme s’il était une voiture qui passait un contrôle technique. A la fin de l’analyse, elle finit de manière très procédurière par délivrer son diagnostic « Patient de E-AC-311086, état stable-h-1 avant fermeture des portes ». Adam n’avait jamais connu ce type d’appareil de sa vie et ne comprit guère la raison pour laquelle il était là. En dépliant ses bras branchés à différentes machines, il pensa qu’il était en train de faire un mauvais rêve. Pour lui, avant de dormir, il avait dû mélanger plusieurs évènements passés pour pouvoir créer dans ses songes un tel scénario. Petit, il savait qu’il faut être rationnel dans son sommeil pour se réveiller. Il se demanda alors pourquoi il était plus grand que la veille et plus jeune. C’est probablement parce qu’il avait retrouvé un ami d’enfance dans le centre commercial près de chez lui lundi dernier conclut-il. Les yeux rivés vers des seringues lui rappelaient vaguement qu’il avait passé un test récemment et qu’il voulait que celui-ci ne soit pas par prélèvement sanguin. Les questions se multipliaient et son cœur se mit à battre de plus en plus vite déclenchant de nouveau l’exaspérante intelligence artificielle.

Le Docteur Pruvost ouvrit la porte de la chambre 14. Tenant une tablette à la main, il salua la petite famille qui s’armait de patience.

« Bonjour, je vous présente mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année. Nous allons la commencer en beauté. N’ayez crainte ! Les nouvelles sont bonnes. Nous sommes à la dernière étape du protocole. Votre fille est une battante. Elle a 92,86% de chance de s’en sortir depuis les dernières données que nous avons pu recueillir». C’est avec un grand soulagement que les parents de la jeune Adèle prirent cette nouvelle. « Merci Docteur, Merci ! » s’exclama la mère.

La montre du médecin sonna soudainement, arrêtant inopinément ces échanges d’espoir. Le médecin était contraint en effet de descendre à l’accueil pour résoudre un problème des plus délicats. Il avait été alerté par une de ses secrétaires que des manifestants lançaient des pavés sur ses drones.

Adam dans l’obscurité sentit de légères vibrations sur le plafond qu’il était contraint de regarder. Il voulait crier à l’aide mais sa langue engourdie l’empêchait de parler. Ses yeux se mirent à larmoyer. Il pensa à sa mère et voulut que celle-ci vienne le rechercher. Tout à coup, il se rappela tout l’amour qu’il avait pour elle, cette femme aux yeux clairs qui avait tout fait pour l’adopter. Il avait eu la chance d’être recueilli dans une famille aimante. Toutefois, il avait toujours souffert de n’avoir pas pu connaître ses réelles origines.

Pendant ce temps-là, le père d’Adèle trouvait étonnant que le médecin soit parti subitement. Son épouse voulut le rassurer en présentant ce départ comme naturel « Mon cœur, Monsieur Pruvost est beaucoup sollicité. Il a dû sûrement intervenir pour une urgence médicale ». Son mari loin d’être convaincu fit mine de vouloir chercher un sandwich. Il traversa le couloir et trouva supect le fait d’entendre des fracassements sur le toit de l’hôpital. Il courut alors vers la fenêtre principale qui jouxtait l’accueil et aperçut avec stupeur que la pharmacie qui livrait des cageots en métal était prise d’assaut par les manifestants de plus en plus agités.

En bas, Monsieur Pruvost alerta les services de police et les sapeurs-pompiers et tint des propos peu rassurants à sa secrétaire « Si les forces de l’ordre ne viennent pas nous aider, il faudra recourir à notre plan B ».

Adam avait soif mais son taux d’humidité buccale était, selon l’intelligence artificielle, tout à fait satisfaisant. Il avait l’impression alors que sa vie était une prison. Pourtant ankylosé, il se mit à être vrillé pour une raison qu’il ignorait. Soudainement, il comprit que le monde avait énormément changé et se demanda quelle avait été la durée de son séjour à la clinique. « Si je ne suis pas dans un rêve, aurais-je été dans le comas ? Et pourquoi suis-je devenu un enfant anémié ? » s’interrogea-t-il. Dans une ultime tentative de rébellion, il réussit à se mettre dans une position fœtale laissant découvrir son ventre relié à un cordon ombilical.

Le père d’Adèle retourna complètement essoufflé dans la chambre de sa fille et demanda à son épouse d’avoir une discussion avec elle. « Jeanne, nous avons mis toutes nos économies dans ce projet. La clinique est entièrement encerclée par les manifestants. Parlons au médecin pour connaître les suites des évènements ». Sur le coup de la surprise, son épouse se mit à pleurer de désespoir. Elle se sentit impuissante. La voyant en état de choc, le père d’Adéle demanda à une infirmière de la prendre en charge pour épargner à sa fille un spectacle humiliant. D’un pas décidé, il se dirigea vers la salle de chirurgie et retrouva le médecin qui était en communication téléphonique avec son agent d’assurance. Il lui manifesta son impatience « Docteur Pruvost, bordel, qu’est ce qui se passe ? ». Le médecin tenta de le calmer comme il le pouvait. « Je vous rassure Monsieur Vasseur. Tout est sous contrôle. L’opération va avoir lieu comme prévu dans un quart d’heure. Le bloc est prêt et les forces de l’ordre ne vont pas tarder à arriver. Tout va bien se passer. ».

Franck vit du haut de son camion que la façade de la clinique si blanche il y a encore une heure était désormais maculée de sang. Les drones qui portaient les organes et les poches avaient été éviscérés par le jet intempestif des pierres lancées par les manifestants.

Adam avait encore plus soif. Il se remémora que son dernier souvenir remontait le jour où il comptait envoyer un échantillon de sa salive pour retrouver ses parents biologiques. Il était totalement affolé : un tapis roulant qu’il n’avait pas remarqué se mit en marche laissant son corps immobile passer dans une pièce voisine. C’est alors que retentit la voix stridente de m’intelligence artificielle. « Attention à la fermeture des portes. Patient de l’éprouvette de l’année 2020, Adam Country né le 31/10/1986, état stable et organes vitaux compatibles pour opération chirurgicale éminente avec Adèle Watch. Finalisation du protocole en cours ».

Monsieur Pruvost réaffirma à Monsieur Vasseur « Votre fille est conditionnée : l’opération établie de longue date va commencer quels que soit les incidents extérieurs. L’affaire ne peut pas souffrir du moindre retard. »

Le père invita prestement sa fille à rejoindre un caisson. Pour rassurer celle-ci de l’absence de sa mère, prise en charge le temps de sa crise d’angoisse, il lui dit qu’elle avait une urgence professionnelle et qu’elle serait présente dès son réveil. Il savait que son épouse ne lui pardonnerait pas ce mensonge éhonté, mais il fallait faire vite pour ne pas compromettre cette opération de la dernière chance. Adèle lui sourit en saisissant sa peluche près de son cœur et s’exclama « Encore un dodo et je vais avoir une vie normale ! Hein papa ? » Pour ne pas manifester sa vive inquiétude, le père opina du chef.

Profitant de la confusion, Franck était parvenu à s’introduire dans la clinique de l’horreur. Une secrétaire acquise à sa cause l’avait conduit à la salle de déconditionnement. C’est là qu’il découvrit avec stupeur un corps atrocement mutilé. Il comprit que le combat de sa vie n’était pas vain. Ses pires cauchemars se reflétaient dans la viande qui pendait. Ce n’était pas une clinique. C’était un abattoir où les organes dépecés patientaient avant d’être envoyé en transit par des drones. Toute sa vie, il avait lutté contre le clonage et les banques d’organes qui enrichissaient les cultivateurs de morts au nom de la vie. Piétinant le serment d’Hippocrate, les médecins avaient pactisé avec le diable en acceptant de faire naître des fœtus compatibles avec les riches receveurs putatifs avortant les autres vies considérées comme non immédiatement rentables au regard de leurs échéances.

Pris d’un haut le cœur, il se décida à couper l’électricité et le générateur de secours de cette clinique. L’intelligence artificielle consciente de cette coupure se mit en mode sécurité et pour la dernière fois formula de sa voix stridente ses analyses « Ouverture des portes ».

Un mois après les événements de la clinique de la Bonne Nouvelle, des chaines d’informations continues reçurent des images d’un corps écorché dont on ignorait tout de l’histoire.