Nous sommes en 1944, j’ai treize ans. Dehors la misère se mêle au froid hivernal, nous vivons, maman et moi, frugalement dans un appartement parisien au papier peint gris comme la couleur du ciel. Papa est en Allemagne, il reviendra bientôt triomphant et tout sera de nouveau comme avant. Dans la cuisine, ma mère met sur le feu une grande casserole remplie d’eau. Assise sur une chaise, juste à côté d’elle, je regarde l’eau frémir crescendo dans la casserole en cuivre. Des petites bulles se forment au fond du récipient puis montent doucement, pour s’échapper de là dans un clapotis délicat. Je cours aux toilettes car ce bruissement m’a donné envie. Je reviens et me rassoie sagement à ma place tandis que maman épluche des pommes de terre pour le diner de ce soir. La casserole vibre sur le feu, on dirait qu’elle veut nous dire quelque chose, elle semble très dissipée. Au-dessus de l’eau, se forme un nuage vaporeux. Une fumée douce et épaisse se dégage puis se disperse dans l’air. Fascinée, je regarde intensément les mouvements oscillants de l’eau sous sa forme aérienne former des tourbillons infinis blancs translucides. Mon ventre gargouille et j’ai faim. Ce brouillard, au-dessus de la casserole, trouble mon esprit et je rêve. Je m’imagine lécher un énorme nuage. J’en ai même autour des lèvres. Je n’ai pas bien gouté, j’y reviens. Je tends la langue hors de ma bouche et la colle frénétiquement à la matière généreuse, légère et blanche. Mes papilles s’inondent de lait frais et sucré. Une sensation de plénitude m’envahit et me met en émoi. Je suis sur un nuage de crème fouettée et m’envole vers une voie lactée, texturée, parsemée de milliers d’infimes cristaux de sucre. Je suis en apesanteur, ivre d’aisance et d’insouciance. Les sillons blancs et réguliers de la crème sont mélodieusement enroulés autour de mon index, que j’ai plongé affectueusement dans cette mousse pure et aérienne. Je porte mon doigt à mes lèvres, j’ai l’impression de plonger toute entière sur un coussin aux saveurs suaves et raffinées. Un parfum de Vanille abonde sur mon palais, me voilà en terre inconnue, et pourtant si familière. J’y suis…l’absolu est une délicieuse, succulente, délectable et nourrissante Crème Chantilly. Maman immerge les pommes de terre dans l’eau. Elle ajoute une pincée de gros sel. Je referme ma bouche béante et savoure ma salive acide sous mon palais. Mes dents claquent dans le vide. Ce soir, comme hier, nous mangerons, maman et moi, deux pommes de terre farineuses, ébouillantées, égouttées après trente minutes de cuisson à feu moyen.
Recette.
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