Comme chaque jour, 8h02, il appuie machinalement sur la touche « Snooze » de son réveil, qui sonnera de nouveau à 8h07, puis à 8h12. Mais c’est à 8h20, 3 minutes après la troisième sonnerie, qu’il déniera fermer sa bouche béante, la salive coulant encore sur son oreiller bleu pâle, délavé, taché d’auréoles. Son sommeil de plomb, bercé par le bruit des voitures, traçant cinq étages plus bas, n’est plus que l’ersatz du souvenir d’une nuit, diluée… Dans son vétuste logis de banlieue, la chaleur d’août est intense. Il a dormi en caleçon. Sa peau, dont chaque pore transpire, est parsemée de poils frisés, ceux-là même qui, quelques heures plus tôt, avaient complétés la constellation de pellicules grasses, décollées de son crâne durant l’agitation causée par ses songes oubliés.
Les sirènes des pompiers ou de l’ambulance, -il ne sait plus, tout se confond dans le capharnaüm urbain- chantent dans la rue. Sur cette douce mélodie, il enfile son jean de la veille, déjà en place aux pieds du lit, et se dandine en s’appuyant où il peut jusque sa kitchenette, pour y piocher la seule denrée matinale de son placard presque vide. Tout en titubant, il croque sans faim, la bouche encore pâteuse, dans sa biscotte nue, puis se sert du café froid dans un gobelet en plastique. Humectant ainsi son petit déjeuner, il avale le tout laissant tomber par terre la chapelure, manne sacrée des cafards, cachés dans les recoins de son T2. Il saisit son peigne adipeux, aux dents manquantes, et coiffe ses cheveux noirs vers l’arrière. Avec une petite moue satisfaite, il salue son reflet dans le miroir teinté de l’entrée, avant d’attraper les clés de sa camionnette sur la console. Il est déjà 8h40. Pressé, il descend en trombe les escaliers et file démarrer l’utilitaire. En poste, il jette un coup d’œil sur sa feuille de route : 12 livraisons à faire aujourd’hui. Rouspétant dans sa barbe de deux jours, il inspire profondément et embraye. Le vrombissement du moteur indique avec un enthousiasme relatif le démarrage de la tournée des grands ducs : tous ces petits bourgeois réceptionneraient comme chaque jour leurs frigos, leurs fours, leurs cuisinières, leurs ventilateurs et leurs chauffe-biberons…
Entre deux étapes, il avale quelques gorgées aqueuses de café épais et noir, illusoire substitut de son éveil. A la mi-journée, il sillonne les rayons d’un Franprix, et s’achète un sandwich triangulaire à la rosette qu’il englouti, aidé d’un coca. Il rote en-dedans et s’en suit un hoquet aux relents de viande avariée. Il est déjà 13h30, il reprend la route à toute allure pour réaliser sa 7ème livraison, légèrement aveuglé par le soleil positionné face à lui. Nerveux, il appuie sur l’accélérateur. Arrivé à destination, il prend cinq minutes pour se calmer, gérer. Il roule une cigarette fébrile, qu’il glisse entre ses doigts brunis par la nicotine. Déjà 14h00, il doit sonner chez sa cliente et lui faire signer le bon. Miné par les délais, les heures filent comme des secondes, bernées par la trotteuse de sa montre. Il monte dans son véhicule et enchaîne sur sa prochaine course.
Il avait, quelques mois plus tôt, obtenu ce boulot, pour s’en sortir. Sans diplôme ni expérience, il s’était rendu à l’entretien d’embauche, déterminé à gagner sa vie, à réussir. Le patron, , un cinquantenaire marocain bedonnant, avait grandi dans la même cité que lui et s’était fait tout seul. Aujourd’hui, il donnait sa chance à des banlieusards qui n’avaient connus que les vols à l’arraché et les bastons derrière les tours. Lors du recrutement, il expliqua à l’employeur qu’il savait conduire depuis l’âge de 14 ans et qu’il avait acquis le sens du commerce en trafiquant quelques barrettes de « chocolat ». Le nez fin, le marocain, enthousiaste et intéressé, lui avait fait confiance. Chaque mois il percevait ainsi mille deux cent cinquante euros répartis en trois liasses de billets, minutieusement comptés sous les doigts experts de son chef.
Il roule à vive allure pour terminer sa tournée dans les temps. La fatigue pèse sur ses paupières fripées, il sent des pulsations tout près de son œil droit : son sang circule, va et vient dans sa veine temporale, comme un fugitif affolé. A 17h30, l’heure du « Fuck you », comme il dit, il a fini sa journée.
A bout de nerf, il regagne son appartement sordide, vacillant jusqu’au cinquième pallier, épuisé, éreinté, agité, dégoûté. Il s’affale sur son clic-clac replié en canapé, tel une déjection plonge dans l’eau d’une cuvette, et s’empare de la bouteille de Scotch à moitié vide, gisant sur le sol. Au goulot, il boit quelques gorgées et se relaxe enfin, laissant sortir une grosse expiration de son thorax, qu’il évacue par la bouche, comme un camion poubelle déverse ses ordures à la décharge.
Il se remémore : c’était à 15h36, juste après la 13ème livraison… Dans son rétroviseur, il avait vu l’hémoglobine gicler sur le bitume et aperçu des membres écrasés joncher l’asphalte. Ce vélo rouge, réduit en bouts de ferrailles, écrasé sous sa camionnette, avait crissé sous les pneus comme des cris d’effrois. Une voix d’homme, de femme, d’enfant… ? Qui était-ce ? Pressé, oppressé, il avait pris la fuite. Ce n’est pas un lâche…c’est un héros, une racaille, un caïd, un “vrai”. Il avait appliqué ce que lui avaient enseigné les grands frères, durant son enfance dans les tours bétonnées : cavaler, tracer, se tirer et ne plus jamais se retourner.
Ses pupilles dilatées, en deux dimensions, étalées sur leurs blancs jaunis, se remplissent de liquide lacrymal. Des larmes coulent sur ses joues halées. Un goût de sel s’invite sur ses lèvres… Il pense, ressasse, rumine et s’obsède : il purge sa peine.