Désir d’écrire.
J’étais en CP, dans la classe de Madame Petit. Un jour, quelques mois après cette rentrée en élémentaire, elle avait disposé, dans une boîte à chaussures, des feuilles en carton Bristol sur lesquelles étaient imprimés puis collés des dizaines de poèmes. La boite en carton blanche, béante et remplie de fiches, avait été placée sur une petite table, au fond de la classe. La consigne était la suivante : « Choisissez un poème, puis illustrez-le dans votre cahier de poésie. ». Moi, timide, très introvertie, découvrant l’enchaînement des lettres, des mots, ayant à peine acquis la façon dont était constituée une phrase, me suis trouvée étrangement à l’aise dans cet exercice. Le lendemain matin, j’attendis le temps de la récréation agitant mes pieds sous ma chaise, agaçant ainsi Madame Petit qui me sentit impatiente.
A dix heures et demi, j’avalai ma brique de lait, puis me dirigeai vers la boîte. Je piochai dans les fiches, comme on tire une carte des mains d’un magicien et le hasard me fit d’abord tomber sur un poème de Jacques Prévert. Je me souviens du nom de l’auteur, du rythme chantant, de la joie imbibée dans chaque mot. Ne comprenant pas toutes les phrases, la musicalité du texte me confiait son sens… ou du moins c’est l’impression que j’eus. Curieuse, je laissai aller ma main deux ou trois fois au hasard des Bristols. Je lus deux poèmes qui m’ont moins marqués : un dont le titre m’a suffi pour passer à l’autre, le suivant dont le rythme m’a lassé.
A nouveau, je fis glisser mes doigts dans le jeu. Je saisis une fiche et en lus le titre : « Il pleure dans mon cœur, Paul Verlaine ». Mes yeux étaient attirés vers le texte, les virgules et les signes : tout était à la bonne place, c’était beau. Les rimes firent échos dans mon sang comme un gong raisonne dans un temple. Il pleurait dans mon cœur, et je ne savais pas pourquoi. Quelqu’un, quelque part dans le monde, avait réussi à traduire quelque chose de moi, dont je n’avais pas conscience. La sonnerie retentit : fin de la récrée. Cette fiche était collée à ma main. C’était la mienne et je ne voulais pas qu’un autre élève se l’approprie. Je jetai un coup d’œil vers Madame Petit, qui me regarda du haut de son mètre cinquante, par-dessus ses lunettes rondes. Ses cheveux frisés semblèrent se hérisser et son regard m’appela à revenir à ma place. Je m’agitai, regardai à nouveau Mon poème. Je le déposai à contre cœur, en prenant soin de le ranger ni trop devant ni trop au milieu des autres textes, faisant en sorte de le perdre dans la boîte à poèmes. Penaude, je regagnai ma timidité et ma place, éberluée par la révélation que je vins d’avoir. Les mots pouvaient exprimer ce que j’ignorais de moi. Monsieur Verlaine avait pris mon cœur, j’en pleurais, dans mon propre cœur.
Dans la salle de classe, assise à mon pupitre, je tournai la tête vers la fenêtre et il se mit à pleuvoir, de plus en plus en fort. Plus la pluie tombait, par terre et sur les toits, plus mon cœur pleurait, plus les mots vibraient. Rêveuse et mélancolique, j’étais Verlaine. Je ne savais rien de lui, mais il était moi. Soudain, au loin, la voix mielleuse de Madame Petit me ramena brutalement à la vie scolaire. Je me retournai rapidement, l’air inquiet, espérant qu’elle n’ait pas vu que j’étais Verlaine. « Julie ? » : ce mot sortant de sa bouche me rassura de suite. Bien qu’interloquée, je repris le cours de ma vie d’enfant. Mais c’est à ce moment-là, précisément, que le temps se figea, à tel point qu’aujourd’hui, le seul moyen pour moi de sortir de cet instant, c’est d’être… Verlaine.