Cela fait bientôt quatre mois que je suis en stage dans cette agence de communication. Paris quinzième, la classe. Ouais, à d’autres. L’arrondissement me fait horreur depuis que j’ai commencé… Son traiteur chinois rue du Commerce, ses petites boutiques pédantes où le moindre T-Shirt Zadig et Voltaire coûte un peu moins que ma paye, le Daily Monop et son micro-onde pour faire semblant de manger équilibré, les sandwiches Sodébo avalés en hâte dans le square, les pains au chocolat Eric Kayzer ultime récompense après les journées de rush… et les beaux immeubles gris comme le ciel qui menace la Tour Eiffel. Ok je suis en train d’apprendre le métier dont j’ai toujours rêvé : attachée de presse. Mais ici on déchante vite. Déjà, il y a les deux anciens qui se prennent pour des artistes. Dès qu’ils ont une idée ils croient que la face du monde va changer et le pire, c’est qu’ils en sont tellement convaincus qu’ils puent l’orgueil. Mais allo, t’as juste pondu une reco pour client mec ! OK ok, t’as l’expérience, ça fait 10 ou 15 piges que tu roules ta bosse en démontrant ton incroyable talent de communiquant. Pour moi, tes idées ne sont même pas originales, tu recycles tes vieilles astuces et tu débites des banalités… C’est peut-être cela être un artiste : s’y croire. Parce que ça marche ! Bon sang vous arrivez à faire avaler à tout le monde que vos concepts sont inédits, fascinants, uniques…?! Alors soit le monde qui m’entoure aime se flatter, soit je comprends rien à ce métier. QU’EST-CE QUE JE FAIS ICI ? ah oui c’est vrai, je veux et je deviendrais attachée de presse. Oui mais pas comme eux, je ne peux pas. Je le ferai avec mon cœur. Oui j’ai 25 ans j’y crois ! Je donnerai des conseils avisés, j’écrirais des phrases qui sonnent juste, sans en faire trop ni pas assez, je le peux car je le veux. Mais vous là, les enchanteurs de clients, les charlatans du pantone, vous me faîtes pitié. Je ne dis rien, j’observe et je subis. Je fais mon expérience. C’est le lot des stagiaires : être les taupes d’aujourd’hui qui feront les lions de demain. Ah voilà les assistantes… Elles font leurs press-books « en urgence ». A-t-on besoin de préciser ? Tout est pressé ici, la presse n’attend pas. Faut toujours anticiper le coup d’après, sinon on est cuits. Je vais finir de trier ces enveloppes entre Paris et la Province. Quatre cent enveloppes à bulles qui gisent sur le sol, contenant un dossier de presse, un petit porte-clé et un mot personnalisé. Il m’en reste un peu de moins de la moitié à classer. Je m’évertue à faire des tas qui se tiennent mais ils retombent sans cesse. Je vais les classer par dizaines, ça ira plus vite pour le comptage. Oh non j’ai la nausée…cette odeur…. ! Un mélange de parfums : Eau D’Issey Miyaké et la brume lavande Brizz des toilettes. Voilà la patronne. J’entends ses talons arriver dans l’entrée. Que dis-je, les talonnettes de ses chaussures Castelbajac rouges, vertes, bleues et jaunes. Pour le bon goût, on repassera. Ces mocassins ont au moins vu tous les cocktails de la place Vendôme et visité le Fouquet’s des champs Elysées des centaines de fois… Elle ne les quitte plus, ses pantoufles de cuir, la Cendrillon des Relations Publiques… Gloups… j’ai un haut le cœur. Elle est visiblement agacée et donne le ton de la journée. Tout le monde est en poste, deux assistantes font semblant de téléphoner, deux autres découpent des articles minutieusement et les deux anciens tapent comme des malades sur les claviers. On dirait des épileptiques de l’I-Mac. La bosse n’a même pas dit bonjour, elle est toute affairée… encore une histoire de journaliste ? ou un impayé ? on peut tout supposer, tout arrive ici. Elle s’approche de moi. Je la salue poliment et elle me répond en hochant la tête prétentieusement. Elle me demande ce que je suis en train de faire. Je lui explique que je répartie les enveloppes qui partent pour la région parisienne et celles qui vont ailleurs, comme on me l’a demandé. Elle pioche une enveloppe au hasard dans le tas destiné à la Province. Je lis rapidement le code postal : 75008. Merde, je me suis emmêlée les pinceaux … Elle en prend une autre, puis une troisième. Une quatrième. Elle me regarde avec une insistance que je n’aime pas du tout. Cet air espiègle, ingrat et ce méchant petit rictus de sorcière… Je suis liquéfiée. Elle s’accroupie pour se mettre à mon niveau, tout en maintenant son regard sur moi. Elle ne lâche pas cette moue infernale tandis que je peine à avaler le peu de salive que j’ai dans la bouche. Je baisse les yeux, les relève vers elle… Elle saisit un tas d’enveloppe et les jette en désordre au par terre. Tout en me fixant, elle mélange les plis de telle sorte que j’ai tout à refaire. MAIS PUTAIN JE LA DÉTESTE !!! Au fond de moi, qui vient de passer une bonne demi-heure à ranger ces courriers, mon cœur bouillonne. Pourquoi a-t-elle fait ça ? J’ai fait une erreur, ou deux peut-être, mais après tout, ils reclassent à la Poste non ? NON ! elle voulait juste me faire du mal, me tester, voir si je perds patience… J’ai le nez qui picote. Oh non… j’ai envie de m’enfoncer dans le sol. Je jette un œil sur mes collègues dans l’open-space. J’aperçois le regard d’un des deux anciens au-dessus de son ordi, qui attend la suite de l’épisode. L’autre est en ligne et n’a rien remarqué, passionné par sa grande conversation téléphonique qu’il ponctue de rires hypocrites. Les assistantes se regardent entre elles, les mines déconfites. Je cours aux toilettes : c’est bon les larmes sont sorties. Dans le huit clos des WC j’ai cette odeur de lavande ignoble dans le nez et je sanglote comme un bébé. J’ai honte, j’ai peur, j’ai une boule au ventre. Le coursier qui va à la Poste arrive dans une demi-heure. Je me reprends, j’inspire profondément et sèche mes larmes. J’essuie le mascara qui a coulé sur ma joue avec un carré de PQ, puis, je retourne à ma place, penaude comme un enfant qui vient de se faire gronder. Je regarde le sol et ces quatre cent enveloppes en vrac sur la moquette… Je me baisse doucement et tremblante, je recommence à faire des petits tas.
Le stage
4 mins