1ère partie suite
L’accident
Durant toutes ces sept années, et jusqu’à ce terrible jour du 29 janvier 1995, la famille Lagrange vivait un conte de fées. Stéphanie n’avait pas tout à fait trois ans, et son père venait d’avoir trente-cinq ans, il faisait une magnifique journée d’hiver très ensoleillée. Cette année-là, au mois de février, il avait énormément neigé un peu partout en France toutefois il y avait également eu des records de chaleur, jusqu’à 20° dans le sud de la France. Les lacs de la région avaient gelés malgré tout et depuis quelques temps déjà des patineurs s’initiaient aux joies de la glisse. Il était rare que sur les lacs autour de Villeneuve d’Ascq soit autorisé le patinage cependant il avait fait si froid que le Conseil Général avait permis à la mairie de rendre praticable une piste aménagée sur l’un d’entre eux, le lac du Héron dans le parc du même nom. La famille Lagrange avait pris l’habitude de venir se promener dans ce magnifique parc situé au centre de la ville. Depuis cette année-là, les soixante-treize hectares du parc à l’est du lac du Héron avaient été classés « réserve naturelle volontaire », la faune et la flore y étaient protégées. On venait y marchait, la plupart du temps Stéphanie y faisait du vélo tandis que ses parents promenaient Marc dans sa poussette ou bien l’installaient sur un cheval de bois qu’ils tiraient à tour de rôle. Les gens venaient le week-end parfois dans la semaine pour s’y promener ou courir au bord du lac, en été ils étaient aussi venus se bronzer ou se baigner. Cet hiver, toute la famille était emmitouflée des pieds à la tête pour assister à la première leçon de patinage de Stéphanie que son papa allait lui donner. Le soleil depuis quelques jours était revenu, il faisait presque chaud. Sophie avait préparé les patins et les gants de sa fille et de son mari pour leur faire plaisir, néanmoins elle n’aimait pas vraiment cette idée d’aller patiner sur le lac. Les associations de la ville qui participaient à cet événement assez exceptionnel l’avaient particulièrement bien organisé. C’était la première fois qu’il était autorisé de patiner sur le lac durant l’ensemble de ce week-end. La famille Lagrange était arrivée le dimanche vers quatorze heures, et Sophie trépignait déjà le matin. Elle avait englouti son repas et pressait ses parents pour rejoindre le lac. En arrivant, Sophie fit promettre à Stéphanie et à son époux de rester ensemble, main dans la main. Il y avait eu toute la matinée énormément de monde sur la glace leur avait dit l’un des surveillants en leur remettant le ticket pour accéder aux pontons spécialement aménagés pour mettre ses patins. Un espace pour patiner avait été délimité par des piliers enfoncés dans la glace et un filet de sécurité accroché à une grosse corde ceinturait l’ensemble. Des vagues d’une cinquantaine de personnes allaient et venaient sur un fond musical. Marc riait énormément de voir tous ces gens gesticulait comme des pantins désarticulés et tomber en faisant de longues glissades. Son père en revanche était particulièrement maître de lui, bien que très grand, il maîtrisait totalement ce sport qu’il avait pratiqué douze années étant enfant et jusqu’à son bac. Lorsqu’au microphone votre numéro était appelé vous pouviez vous engager sur la glace, au bout de quinze minutes c’était ensuite au tour d’un autre groupe. Sophie et son père avaient déjà fait deux tours de quinze minutes et Sophie avait voulu faire encore un troisième tour. Il était un peu plus de quinze heures quand de nombreux jeunes se présentèrent à l’entrée du lac gelé. Ils étaient impatients et sans doute légèrement éméchés quand quelques-uns d’entre eux forcèrent le passage et s’élancèrent sur la glace. Sophie tentait de faire de grands signes à Edouard pour qu’il regagne le ponton rapidement. Et en l’espace d’un instant l’un des jeunes gens lançait à pleine vitesse alors qu’il était poursuivi par des agents de la sécurité, bouscula Edouard qui dans sa chute lâcha la main de Stéphanie qui dans l’élan glissa sur plusieurs dizaines de mètres au-delà des piquets en passant sous le filet et l’énorme corde servant de clôture. En se relevant Edouard se précipitait vers sa fille quand la glace avait subitement cédé sous leur poids. Ils avaient tous deux disparus puis Stéphanie portée à bout de bras par son père, tandis que les secours venaient vers eux avec une infinie précaution, fut enfin récupérée par un pompier. Elle était inconsciente au moment où Sophie s’en approcha, elle aperçut ses lèvres bleuies et son corps immobile. Les premiers secours lui firent du bouche à bouche, néanmoins Stéphanie restait inconsciente. Pendant que certains continuaient le bouche à bouche, d’autres la déshabillèrent, ôtant tous ses vêtements trempés et la réchauffèrent en l’enroulant dans des couvertures chaudes. Au bout d’un temps qui parut une éternité à Sophie, Stéphanie se mit à cracher, à vomir, elle était revenue à la vie. Les pompiers arrivés particulièrement vite sur place l’installèrent dans leur camion, ils lui appliquèrent un masque à oxygène. On rassura Sophie et lui proposa de les accompagner à l’hôpital. Elle avait Marc dans ses bras à l’instant où elle montait dans le camion des pompiers. A ce moment précis, elle réalisa qu’elle n’avait pas eu de nouvelle de son mari. Un des pompiers la prévînt qu’une autre équipe de pompiers s’en occupait et le prenait en charge pour l’emmener dans le même hôpital. Soulagée, Sophie se cala aux côtés de sa fille, Marc toujours dans ses bras, muet comme une carpe. Toutes sirènes hurlantes, ils arrivèrent très rapidement au centre hospitalier de Roubaix. Stéphanie subit de nombreux examens puis fut transportée dans une chambre du service pédiatrique où elle devrait rester au moins quarante-huit heures en observation car elle avait subi un gros choc et à son arrivée elle était encore en état d’hypothermie. Sophie prit le temps de téléphoner à ses beaux-parents pour les prévenir et leur demander de venir chercher Marc. En arrivant ils demandèrent des nouvelles d’Edouard, Sophie leur expliqua ce que les pompiers lui avaient précisé qu’il avait été récupéré par une autre équipe et devait être transporté dans ce même hôpital. Elle leur précisa qu’en les attendant, elle allait se tenir informée de sa situation. Ils se donnèrent rendez-vous une demi-heure plus tard dans la chambre de Stéphanie.
Après avoir rempli toutes les formalités concernant sa fille, et après avoir donné aux infirmières son numéro de portable, elle leur annonça qu’elle allait prendre des nouvelles de son époux. Sophie partit à la recherche d’Edouard qui restait introuvable. Sophie courait dans tous les services en demandant où son mari avait pu être conduit et à chaque fois, on la renvoyait de service en service. Au détour d’un couloir, elle tomba nez-à-nez avec l’un des pompiers qu’elle avait vu sur place au bord du lac, et là elle éclata en larmes dans ses bras en le suppliant de l’aider à trouver son époux qui était tombé avec sa fille dans le lac du Héron, cela faisait presque une heure qu’elle tentait de savoir où il était et personne n’était capable de la diriger. Le pompier lui demanda de s’asseoir et de rester à cette place le temps qu’il se renseigne. Sophie était assise dans le hall de l’entrée de l’hôpital, avec son fils au moment où ses beaux-parents arrivèrent. Elle leur remit Marc et leur demandèrent de se rendre auprès de Stéphanie, leur expliquant qu’elle devait patienter ici même, un pompier devait la mener auprès d’Edouard. Elle leur promit qu’elle les rejoindrait dès que possible pour les tenir au courant. Afin de minimiser l’état de panique dans laquelle se trouvait Sophie et d’éviter de créer un surplus d’angoisse à leur petit-fils déjà tétanisé, ils s’exécutèrent.
Sophie dut attendre quelques minutes qui lui parurent une éternité, enfin le pompier revint accompagné d’un médecin, une femme d’à peine plus âgée qu’elle-même. Elle lui demanda de la suivre dans un bureau, Sophie regardait autour d’elle en cherchant son mari or il n’était pas là, sans doute était-il encore en soins intensifs, les choses étaient peut-être plus graves que prévues. Mille hypothèses passèrent à toute allure dans sa tête, puis Sophie demanda au médecin quand elle pourrait voir son époux et surtout s’il allait mieux. Le médecin eut juste le temps d’ouvrir la bouche pour demander à Sophie de bien vouloir s’asseoir, qu’elle comprit que quelque chose de grave était arrivée. Le médecin lui expliqua que les secours sur place, au lac, avaient mis infiniment trop de temps pour repêcher le corps de son mari. Il avait dû rester presque une demi-heure au fond de l’eau avant d’être remonté à la surface… Et les nombreux massages cardiaques, bouche-à-bouche et électrochocs prodigués par les sapeurs-pompiers n’avaient pas suffi à le ramener à la vie. Elle était désolée tellement désolée, d’autant que personne ne l’avait prévenue depuis son arrivée à l’hôpital. Il avait été transféré au sous-sol de l’hôpital dans une salle où elle pouvait aller le voir. Quelqu’un pouvait l’y conduire si …. Le médecin poursuivit sans doute sa phrase cependant Sophie était ailleurs, elle n’entendait rien qu’un bourdonnement inaudible dans ses oreilles et ne voyait plus clairement ce qui se passait sous ses yeux tant la tête lui tournait. Sophie restait muette, immobile, on aurait dit une somnambule. Elle se leva, et se rassit instantanément, ses jambes étaient incapables de supporter son corps. La jeune médecin l’aida à se relever et lui proposa de l’y conduire elle-même. Sophie avançait à petits pas, telle une personne supportant un fardeau si lourd qu’elle avait du mal à se déplacer. Autour d’elle, tout était flou, la phrase du médecin dont chaque mot n’était qu’un son déformé comme s’il avait été exprimé au ralenti et tournaient en boucle dans sa tête au point de lui donner une impression de vertige. Elle fut conduite dans une toute petite salle, à peine éclairée où se tenait un lit au centre. Un corps se trouvait là, allongé sur le dos, recouvert d’un drap blanc. Sophie toujours soutenue par le médecin faisait glisser ses pieds sur le sol dans un état semi-léthargique, les bras le long de son corps si fragile désormais, qu’il aurait pu se briser en mille morceaux tant le poids qui pesait sur elle l’écrasait. Le médecin contourna le lit pour soulever ce drap et laisser Sophie voir le visage bleui d’Edouard. A cet instant, Sophie poussa un cri d’une telle force qu’il dut retentir dans l’ensemble de l’hôpital. C’était la plainte d’une femme à qui on avait ôté la « chose » la plus précieuse au monde. Son cri fut si puissant que plusieurs personnes poussèrent la porte de la salle où se trouvaient Sophie et le médecin, craignant qu’un accident se soit produit. La jeune médecin se dirigea vers ses collègues pour les tenir au courant et les pria de laisser cette jeune veuve se recueillir sans omettre de demander à l’un d’eux de revenir jeter un œil tous les quarts d’heure. Elle-même prit congés en proposant à Sophie de prévenir pour elle sa famille ou des amis. Sophie ne répondit pas, elle venait de réaliser qu’Edouard, l’homme de sa vie, son confident, son amour, sa moitié, celui sans qui elle était incapable de vivre, avait à jamais disparu. Son cri de douleur se transforma en un long et interminable gémissement à peine audible mais si empreint d’une douleur indéfinissable que la jeune médecin n’osait faire aucun geste et c’est avec une infinie précaution qu’elle s’effaça et sortit de la pièce. Sophie resta aux côtés d’Edouard à lui caresser le visage, les mains, puis elle s’installa près de lui. Elle s’allongea le long du corps encore glacé d’Edouard. Elle paraissait toute petite à ses côtés, elle ressemblait à une enfant. Elle prit le bras droit d’Edouard qu’elle enroula autour de sa taille, sa tête posait sur sa poitrine, elle lui parlait comme elle aimait le faire, lui racontant qu’elle l’aimait et qu’elle n’avait jamais aimé personne comme lui. Et lui demanda de faire un effort pour lui revenir, pour ne pas la quitter, elle avait tant besoin de lui, il fallait qu’il revienne sinon elle irait le rejoindre, elle ne le laisserait jamais partir seul. Elle savait trop bien que malgré sa taille imposante, il était si sensible qu’il ne pourrait supporter de rester seul sans elle. Plus rien n’avait d’importance à ce moment, elle avait oublié tout le reste, jusqu’à ses propres enfants. Plus rien ne comptait qu’Edouard et elle. Et sans l’arrivée de son beau-père, elle serait là à tenter de cesser de respirer, appuyant son visage si fort sur la poitrine d’Edouard qu’il lui était presque impossible de respirer, elle tentait en vain de rejoindre l’amour de sa vie…
Lorsque Jules se présenta dans la salle où se trouvait son fils, il se rua sur Sophie comprenant que quelque chose était en train de se produire. Le corps de Sophie était secoué de spasmes comme s’il avait compris ce qu’elle tentait de lui faire subir. Il prit Sophie dans ses bras comme on porte un petit enfant. Ensuite il l’enlaça en se mettant à pleurer. Sophie se mit à tousser en cherchant l’oxygène qui commençait à lui manquer, en demandant à Jules de la laisser mourir dans les bras d’Edouard qu’elle voulait retrouver. Doucement Jules lui expliqua que Jeanne, son épouse attendait dans le couloir avec Marc et que Stéphanie avait appelé son père dans son sommeil. Elle semblait tirée d’affaires néanmoins Sophie devait aller la voir. Titubante sur ses longues jambes fragiles, elle se dégagea vivement des bras de son beau-père, se dirigea vers Edouard pour l’embrasser une nouvelle fois et lui dire qu’elle l’aimait et l’aimerait toujours et que bientôt ils seraient à nouveau réunis… A ces mots, Jules en eut la chair de poule. Ensuite elle regagna la porte d’entrée qu’elle ouvrit avec brusquerie. Sa belle-mère lui tendit Marc qu’elle prit sans même la regarder. Ce petit garçon de deux ans à peine était resté pelotonné dans les bras de sa grand-mère sans dire un mot depuis qu’elle l’avait pris deux heures auparavant des bras de sa maman dans le hall de l’hôpital. Nonobstant son jeune âge, il avait dû comprendre que des choses graves s’étaient produites et il passa à nouveau des bras de sa grand-mère à ceux de sa maman sans un mot. Il observait les visages des uns et des autres en silence. Et, en voyant le visage de sa mère décomposé et sans aucune expression, il enroula ses petits bras autour de son cou comme pour la protéger.
Jeanne entra à son tour dans la chambre et rejoignit son mari et son fils étendu, mort, sur un lit encadré par deux chaises, installé au milieu de cette pièce nue, sans vie elle aussi … Les murs jaunis par le temps rendaient cet endroit impersonnel et les deux plafonniers diffusés une lumière blafarde qui accentuait davantage cette sensation étrange presque morbide où la mort rôdait déjà bien avant que leur fils ait été déposé là. Ils n’arrivaient pas à réaliser ce qui venait de se produire. Leur fils, leur avait été enlevé à jamais. Jeanne, comme Sophie juste avant elle, sentit dans son corps comme une déchirure, on venait de lui arracher une partie d’elle-même et elle aurait voulu hurler, malgré sa peine aucun son ne parvint à sortir de sa bouche. Des larmes coulaient le long de ses joues. Jules regardait incrédule sa femme et sentit ses yeux se remplir. Il aurait voulu résister pour soutenir son épouse dans cette épreuve qui les accablait cependant il lui était impossible de résister à cette douleur qu’il ressentait, elle était indescriptible tant elle était puissante, violente, envahissante, dévastatrice. Ils se regardèrent, ensemble ils s’approchèrent d’Edouard. Jeanne pris son fils dans ses bras et Jules les pris à son tour dans les siens. Et ils restèrent ainsi longtemps à lui parler, Jules totalement immobile, son épouse et son fils entre ses bras s’adressa à Edouard pour lui promettre qu’il prendrait soin de sa famille, de Sophie, Stéphanie et Marc. Il lui promit de veiller aussi sur sa maman. Il lui promit de tacher d’être suffisamment fort pour tous les épauler. Sa voix si puissance d’habitude était douce et hoquetante de gros sanglots qui restaient coincés dans sa gorge.
Pendant ce temps, Sophie rejoignit la chambre de sa fille. Elle était réveillée néanmoins elle semblait ailleurs. Elle regarda sa maman, son frère, et comprit ou sentit en les voyant que quelque chose de grave s’était produit, un malheur rôdait. Sans que Sophie ne parle, sa fille toujours immobile dans ce grand lit d’hôpital, ferma les yeux d’où des larmes coulèrent le long de ses petites joues. Puis elle s’assoupit, ou du moins, Sophie le crut. Tous ces événements l’avaient vraisemblablement épuisée. Une infirmière passa pour voir comment la petite fille allait, elle précisa à Sophie que tous les examens étaient bons, toutefois le médecin préférait la garder jusqu’au lendemain en observation. Elle lui demanda si elle allait rester cette nuit et proposa de lui amener un autre lit pour elle et son fils, qui semblait également sous le choc de l’accident. Sophie hocha la tête sans toutefois regarder l’infirmière. Dans le quart d’heure qui suivit des aides-soignants arrivèrent en poussant devant eux un lit qu’ils installèrent à la droite de la table de nuit. Sophie y déposa son fils, releva les barrières de sécurité de chaque côté, dans les secondes qui suivirent Marc sombra dans un profond sommeil.
Après un temps, passé aux côtés de leur fils, qu’ils étaient incapables d’estimer, Jules et Jeanne comprirent qu’il était temps de rejoindre Sophie et ses enfants. Et tandis que Jeanne se dirigeait vers la chambre de Stéphanie, Jules se présenta à l’accueil de l’hôpital pour remplir toutes les formalités nécessaires et les démarches administratives incontournables pour l’enterrement de leur fils. Jules avait pour lui et son épouse préparé leurs obsèques de leur vivant pour épargner à leurs proches tous les soucis financiers et toutes les insupportables démarches obligatoires à des moments où les proches n’ont pas la tête à ça. Edouard était si jeune, il venait d’avoir trente-cinq ans, il était normal qu’il n’ait pas fait le nécessaire dans ce sens. Lui-même à son âge venait d’être l’heureux papa de ce fils aujourd’hui disparu. Jules s’efforça de penser à autre chose qu’à son fils inerte, froid et bleui par l’eau glacée dans laquelle il était resté. Il lui fallait agir pour supprimer cette image insupportable à ce vieil homme qu’il était devenu d’un coup. Il devait prendre les choses en main pour préparer le départ de son fils. Il s’appliqua à mettre de l’ordre dans ses idées. Il devait dans un premier temps joindre les pompes funèbres. Jules s’adressa à ceux qui avaient pris en charge le décès de ses propres parents. Cette maison très sérieuse datée des années 37 et depuis elle s’était implantée dans l’ensemble de la région autour de Lille. L’une d’entre elle, se trouvait à Tourcoing et le directeur de l’établissement avait été si gentil avec sa mère lorsqu’elle avait perdu son mari, que Jules avait pris là-bas un contrat Prévoyance Obsèques pour lui et sa femme cette année-là. Jamais il n’avait imaginé qu’un jour il devrait faire cette démarche pour son propre fils. Comment un père pouvait-il concevoir que son enfant puisse disparaître avant lui ? L’idée lui paraissait absurde et pourtant il était là, à l’accueil de l’hôpital, à récupérer tous les documents à remplir pour déclarer le décès de son fils. Il ne savait même pas comment Edouard aurait souhaité que se déroule son enterrement, jamais il n’avait abordé dans ce sens cette discussion avec lui. Edouard savait que ses parents voulaient être incinérés et qu’ils avaient fait le nécessaire pour lui éviter toute tracasserie quand il serait un jour ou l’autre confronté à cette situation. Seulement Edouard n’aimait pas aborder ce sujet, il évitait la plupart du temps de s’éterniser ce point. Jules devait en discuter avec Sophie or ce n’était pas le moment. Il devait attendre et procéder pour ordre.
Lorsque Jeanne entra dans la chambre de Stéphanie, la lumière était tamisée, elle aperçut Marc endormi dans un lit installé à côtés de Sophie qui donnait la main à sa fille, endormie également. Sophie n’avait aucune expression sur le visage, elle n’avait visiblement pas pleuré. Ses yeux étaient secs et sans expression. Jeanne en fut surprise mais resta discrète. Elle proposa à Sophie de prendre Marc avec elle dès son réveil afin de le ramener à la maison en attendant qu’elle-même, les rejoigne avec sa fille. Il était un peu plus de seize heures et on aurait dit qu’on était en pleine nuit. Les stores de la chambre étaient baissés et il y régnait une atmosphère étrange où Jeanne se sentit mal. Elle prit congés de Sophie, lui expliquant qu’elle rejoignait son mari qui s’occupait de remplir tous les papiers pour leur fils. Sophie n’eut aucune réaction, elle ne leva pas les yeux.
En sortant de la chambre, Jeanne se dirigea vers le bureau des infirmières pour prendre des nouvelles de sa petite fille. Elles lui confirmèrent qu’elle avait échappé au pire, et que le lendemain elle pourrait sans doute rentrer avec sa maman en précisant que bientôt ce serait un mauvais souvenir qui disparaîtrait sous peu. Jeanne leur apprit que son fils, le père de Stéphanie était décédé dans le lac après avoir sauvé sa fille. Cette information ne leur avait pas été transmise et jeta un froid sur les infirmières présentes. Le mauvais rêve serait sans doute évidemment difficile à oublier, pensèrent-elles en gardant le silence. Jeanne les interrogea également au sujet de sa belle-fille qu’elle trouvait particulièrement abattue, ce qui était normal en soi, toutefois elle avait eu en entrant dans la chambre une étrange sensation, une prémonition, la certitude que quelque chose d’anormal était en train de se produire, et elle les implora de veiller aussi sur la maman lors de leur prochaine visite pour prendre des nouvelles de sa petite-fille. Elle leur transmit le numéro de son portable ainsi que celui de son mari qu’elle allait rejoindre pour l’aider à préparer l’enterrement de leur fils.
Jeanne retrouva son époux assis dans un coin de salle d’attente. Il tenait entre les mains tous les papiers fournis par l’hôpital néanmoins il n’avait pas pu se décider à les remplir. Il avait les mains moites et elles tremblaient sans cesse. Ce corps si puissant d’habitude était recroquevillé sur une chaise, on aurait dit un vieillard. Jeanne en l’apercevant ainsi eut un choc, elle le sentit si fragile, si faible qu’elle prit peur. Elle comprit qu’il lui faudrait être forte pour deux, pour lui qu’elle aimait tant depuis presque cinquante années. Elle s’approcha de Jules et posa sa main sur la sienne, s’efforçant de le calmer. La douleur était si violente qu’il s’effondra dans ses bras comme un petit enfant. Jamais elle n’avait vu son mari pleurer même à la disparition de ses parents, et dieu sait qu’il adorait sa maman. Cependant ses parents avaient eu une vie formidable avant de s’éteindre et, ils étaient déjà assez âgés. Son fils n’avait que trente-cinq ans et il avait toute la vie devant lui, il était si jeune et ses enfants étaient si petits qu’il rageait de le voir succomber si tôt. Il vivait un mauvais rêve et il allait se réveiller. Il répétait à sa femme que c’était à lui de mourir et non à son fils. Il aurait donné sa vie pour qu’il leur revienne. Jeanne lui parlait à voix basse au creux de son oreille et lui demandait de reprendre le dessus car Sophie et leurs petits-enfants allaient avoir besoin d’eux. Elle lui fit part de son inquiétude quant à l’attitude de Sophie. Elle lui avait paru absente aux côtés de Stéphanie et la réaction qu’elle avait eu quelques heures auparavant lorsqu’elle avait voulu mourir à son tour pour rejoindre Edouard l’alarmait beaucoup, d’autant que Jules lui avait fait part de ce que Sophie avait dit en quittant Edouard – bientôt nous seront à nouveau réunis -. Jules regrettait d’avoir rapporté cette phrase sortie de son contexte, puis reprenant le dessus, il lui expliqua que sa propre mère avait voulu mourir également au décès de son époux. En prononçant ces mots, il espérait remonter le moral de sa femme, sachant que la situation était bien différente, il était nettement plus difficile à faire admettre à une jeune femme qui avait toute la vie devant elle, la disparition de son mari en pleine force de l’âge.
Jeanne proposa à son époux d’aller chercher leur petit-fils pour le ramener chez eux, et de reporter au lendemain les papiers non indispensables à l’hôpital ce soir. Ils avaient tous besoin de se reposer un peu avant de prendre une décision pour l’enterrement, d’autant que c’était à Sophie de choisir ce qu’elle voulait pour son mari. Et seulement, si c’était trop dure pour elle, l’un et l’autre décideraient ensemble. Ils se levèrent et se dirigèrent vers la chambre de leur petite-fille. En entrant, ils s’aperçurent que Marc s’était réveillé et qu’il jouait dans son lit. Sophie était toujours aux côtés de sa fille, elle lui tenait encore la main or elle semblait absente. Stéphanie avait un sommeil agitait et appelait par intermittence son père. Son « papa » ressemblait à une plainte qui vous arrachait le cœur. Une infirmière les suivit en leur expliquant, qu’elle allait administrer un calmant à Stéphanie tant son corps était constamment parcouru de tremblements, et de spasmes, certains peu violents, d’autres étaient relativement forts depuis trop longtemps. Elle expliqua que ces réactions étaient souvent normales cependant le pédiatre qui venait de repasser juste avant leur arrivée préférait lui donner quelque chose pour lui permettre d’avoir un sommeil moins agité et ainsi pouvoir récupérer dans de meilleures conditions. Il avait expliqué à Sophie lors de son précédent passage, vers dix-sept heures, que Stéphanie ne présentait à priori aucune séquelle néanmoins qu’en plus de son propre accident, cette petite fille aurait à gérer la disparition de son papa, et cette situation n’allait pas être simple. Il était maintenant dix-huit heures et depuis presque une heure Stéphanie luttait dans son sommeil. A la voir ainsi se débattre, c’était difficile à supporter, heureusement, le goutte-à-goutte fit son effet assez rapidement et ce petit corps tendu comme un arc se détendit progressivement.
Jules et Jeanne proposèrent à Sophie de prendre Marc avec eux ce soir. Ils allaient appeler un taxi pour rentrer et proposèrent à Sophie de garder la clé de leur voiture pour le lendemain à la sortie de Stéphanie. Jules lui tendit les clés et comme Sophie ne réagissait pas, il les déposa sur la table de nuit. Jeanne fit le tour du lit et prit dans ses bras son petit-fils qui commençait à s’énerver. Ils sortirent de la chambre et chacun voulut prendre la parole mais ils préférèrent attendre d’être en tête-à-tête pour aborder leurs réflexions sur l’attitude étrange de leur belle-fille.
Le lendemain matin vers onze heures, le pédiatre repassa pour prendre des nouvelles de sa petite malade. Elle semblait en meilleure forme et lorsqu’il l’interrogea pour avoir son avis, Stéphanie le regarda sans un mot. Il expliqua à Sophie qu’il souhaitait la revoir dans une semaine et lui proposa de lui prescrire un sirop à base de plantes aux vertus sédatives reconnues qu’elle pourrait lui donner si elle avait des nuits agitées ou si elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Ce sirop fait à partir de mélisse, passiflore, camomille, fleur d’oranger et tilleul favoriseraient son endormissement. Il lui préconisa également un petit traitement homéopathique qui pourrait s’avérer efficace contre les troubles du sommeil et les cauchemars. Ces deux produits n’avaient quasiment aucune contre-indication et permettraient à Stéphanie de se rétablir dans de meilleurs délais. Il indiqua à Sophie qu’elle pouvait également utiliser ces produits et il lui conseilla de prendre rendez-vous chez son médecin pour elle-même. Elle allait avoir besoin de très vite reprendre le dessus au moins pour ses enfants qui allaient beaucoup la solliciter, bien davantage que d’habitude. Ce surplus de fatigue physique pourrait agir sur son mental, et elle ne devait négliger cet aspect, et se faire aider psychologiquement si nécessaire. Il lui suggéra de ne pas hésiter à le joindre au cas elle s’inquiétait pour sa fille et à laisser un message à son secrétariat à l’hôpital qui lui transmettrait dans les meilleurs délais.
Le lendemain après avoir régler les dernières formalités de sortie de sa fille, Sophie, Stéphanie dans les bras, se dirigea tel un automate vers la voiture de ses beaux-parents. En arrivant chez eux, elle leur tendit Stéphanie qui enlaça sa grand-mère comme si elle ne l’avait pas vue depuis des jours. Sophie les interrogea pour savoir où se trouvait la voiture d’Edouard. Les beaux-parents se regardèrent sans savoir quoi dire. La voiture était restée au parc du Héron et ni l’un ni l’autre n’avait eu l’idée ou l’envie d’y retourner. Sophie appela un taxi tandis que Jeanne tentait de la résonner, lui expliquant qu’il serait toujours temps d’y aller ultérieurement. Elle ne voulut rien entendre et réclama à Jules le jeu de clés que son fils lui avait remis au cas où. Elle les prit et sortit en claquant la porte. Le taxi arriva quasiment aussitôt, elle s’y installa et le taxi s’éloigna très vite. Jules et Jeanne installèrent les enfants dans le salon devant la télé et se mirent un peu à l’écart pour se consulter. Sophie avait besoin d’aide et ils étaient d’avis de ne pas la laisser retourner chez elle, seule avec ses enfants. Cette maison regorgerait de souvenirs trop douloureux et ensemble ils se proposèrent de l’installer ici avec leurs petits-enfants le temps qu’elle aille mieux. Les enfants avaient leur chambre et Sophie pourrait s’installer dans la chambre d’amis. Ils avaient pris leur décision et comptaient bien lui tenir tête si elle refusait.