Les pulsions de Mr Craze – Lundi matin

6 mins

Monsieur Craze était un homme honnête, depuis toujours sage et serviable, respectueux et timide. Il était résilient et ne faisait jamais de vagues. Monsieur Craze avait eu plusieurs expériences professionnelles, “toutes plus inintéressantes les unes que les autres”, disait-il. Caissier, livreur, assistant, ses boulots ne reflétaient rien que sa volonté d’être un passe-plat. Être sur le devant de la scène le répugnait, braver les règles le terrifiait. Jamais vraiment très à l’aise avec les autres, il n’en était pas moins loyal envers ceux qu’il côtoyait – un entourage essentiellement composé de connaissances et de collègues lointains. En 35 ans de vie il était parvenu à se faire une place sociale sur-mesure : assez intégré pour ne pas paraître suspicieux, assez distant pour ne pas avoir à s’épancher. 

Mais depuis quelques temps, son état d’esprit avait évolué. De nombreuses pulsions l’envahissaient. Voici l’histoire qui les raconte. 

Un épisode de 5 minutes de lecture par semaine (vendredi).

Lundi matin

Cette nuit, Monsieur Craze avait mal dormi. Au réveil, sa tête lourde et son dos dur, criblé de nœuds, le faisaient souffrir. L’épicentre de sa douleur se trouvait sous la pointe de son omoplate gauche. Impossible de l’atteindre seul, il allait falloir la subir. Après une douche froide – il aimait être tonique – Monsieur Craze ouvrit la fenêtre et porta son bras dehors. Le nœud dans son dos se fit sentir, la fraîcheur extérieure aussi. Tous les matins, il choisissait sa tenue en observant le ciel et en sentant l’air. Depuis qu’il ne travaillait plus, il s’était astreint à une routine militaire : le matin, après la toilette, sortie (marche dans la forêt ou balade dans le centre-ville), l’après-midi, lecture ou courses, au besoin. Le soir, un gratin de pâtes, une émission de télévision, et au lit. 

Le matin était son moment préféré de la journée. Il faisait parfois plusieurs kilomètres à pied autour de chez lui. Il aimait marcher, que ce soit dans la forêt, s’abandonnant à la nature éclatante de vie, ou dans son quartier, déambulant et examinant ses voisins aller et venir à leurs affaires, occupés jusqu’au bout des ongles. Marcher seul était un pur plaisir pour lui, il laissait ses idées s’envoler, divaguait, ne pensant plus qu’à un pas, puis l’autre, puis l’autre. Il regardait le monde tourner, heureux d’avoir le sentiment d’en être exclu. 

Depuis quelques années, l’état d’esprit de Monsieur Craze évoluait. En un sens, il se comprenait moins bien qu’avant. Lorsqu’il était enfant, tout était très fluide. Il savait mieux s’occuper de lui, il était plus à l’écoute. Aujourd’hui, il rechignait certaines pensées et n’arrivait pas à faire de choix. Il confondait ce dont il avait besoin, ce dont il avait envie et ce qui pouvait le faire vivre, alors il s’abandonnait, laissait les jours mourir et renaître sans interférer d’aucune façon, impassible passager éphémère qui, au regard de ce que l’époque pouvait offrir, n’était pas si mal loti, disposant d’un toit et de quelques économies. 

Monsieur Craze vivait seul. Sa maison, située à l’extrémité ouest d’une ville de plusieurs milliers d’habitants, était à la lisière d’une forêt industrielle de sapins impeccablement alignés, dont émanait une route qui joignait sa commune à l’A6. Quand le jour était clair et le vent axé au nord, le vrombissement des voitures résonnait jusque dans le salon blanc de Monsieur Craze. Installé dans cette maison depuis dix ans, il n’avait pourtant jamais pris le temps d’en changer l’aspect et encore moins de la décorer. Au rez-de-chaussée, la cuisine était faite d’étagères mal fixées et d’un lavabo rouillé, le canapé creusé du salon regardait une télévision vieillie, tous les murs étaient nus et le sol carrelé et blanc, enfin un vieux tapis rouge face à la porte d’entrée tentait mollement de réchauffer l’accueil. Massif, l’escalier en acacia foncé occupait une grande partie de l’espace pour mener à un étage étriqué composé d’une petite salle de bain et d’une chambre, sous les combles, dans laquelle n’entrait qu’un lit. Le seul bricolage réalisé par Monsieur Craze dans cette maison se trouvait dans la chambre, sous la fenêtre, à la droite de son matelas. Il s’agissait d’un placard encastré qui lui permettait de ranger ses vêtements autre part que dans la pièce d’eau, où ils avaient subi pendant plusieurs années l’humidité et la fraîcheur de cet endroit mal isolé. 

Prêt à sortir, Monsieur Craze enfila sa veste noire, empoigna ses clés et ferma la porte. En se retournant, il prit le temps d’observer la maison de son voisin, en tous points identique à la sienne, sauf concernant le jardin avant. Le sien était fait de graviers blancs tandis que le voisin avait une pelouse parfaitement rase et tondue. A part ça, ils avaient la même maison. Le même muret en béton beige clôturait leur propriété. Les mêmes champs, qui appartenaient au voisin, entouraient leurs résidences, qui étaient les plus éloignées du centre-ville de toute la commune. 

Ce matin, Monsieur Craze se décida pour une balade en forêt plutôt qu’en centre-ville. La semaine commençait, s’aérer auprès des arbres lui ferait le plus grand bien. Il ne prit pas sa voiture, car le soleil ce matin était aussi luisant que la fraîcheur mordante : l’équilibre parfait pour une marche excellente pour la santé. 

Depuis le domicile de Monsieur Craze, il fallait longer la départementale ou bien passer à travers champs pour atteindre la forêt. Il choisissait toujours de longer la route, malgré le danger qu’elle représentait, trop anxieux de se faire attraper par son voisin, l’agriculteur, s’il les traversait, soupçonnant chez lui une méchanceté profonde et vicieuse. 

“Peu de voitures pour le happer aujourd’hui”, se dit-il. D’habitude elles le frôlaient si proche que ses cheveux se plaquaient contre son front. 

En arrivant à l’orée de la forêt, Monsieur Craze remarqua une voiture garée sur le bas-côté, de celles qui servent lors des événements ou des déménagements. Il ne l’avait jamais vue, et un rapide coup d’œil à la plaque d’immatriculation lui apprit que son propriétaire n’était pas du coin.

Lorsqu’il marchait dans la forêt, il aimait écouter le bruit que faisaient les arbres à son passage. Il appréciait le froissement des feuilles sous ses pieds et celui, un peu différent, de celles qui n’étaient pas encore tombées, secouées par le vent au-dessus de sa tête. De temps en temps, il avait la chance de croiser un animal (souvent petits : écureuils, lapins, souris, musaraignes, taupes, mais parfois plus gros : biches, renards et, une fois, un cerf) et au fil de ses balades il avait appris à reconnaître quelques empreintes et bruits suspects, témoins de leur présence. 

Voilà vingt minutes que Monsieur Craze s’enfonçait dans la forêt. La balade qu’il avait choisie durait, au bas mot, 45 minutes. De toute façon il ne regardait plus l’heure, de un parce qu’il avait une aptitude spéciale – il savait très bien estimer l’heure grâce à une conscience pointue du temps qui passe – de deux parce qu’il n’avait plus de rendez-vous avec personne. Embué dans un état mental léthargique, il marchait les mains dans les poches et la tête enfoncée dans les épaules quand, à sa gauche, un bruit de feuilles au loin, de plus en plus proche, le surprit. Quelque chose se dirigeait rapidement vers lui, et il ne parvint qu’assez tard à distinguer ce dont il s’agissait : un chien. De taille moyenne. Blanc sur tout le corps sauf au garot et au niveau des oreilles, où des tâches marrons cassaient sa robe uniforme. 

“Pas de collier”, remarqua Monsieur Craze, qui observait autour de lui, cherchant le maître de ce chien qui le fixait d’un air impassible et ne bougeait plus, attitude qui tranchait vigoureusement avec son arrivée, en trombe, quelques secondes plus tôt. Il n’y avait personne, et plus un bruit. Immobile et silencieux, le chien ne décrochait pas de Monsieur Craze, qui n’avait pas envie de briser le silence de la forêt pour appeler son propriétaire. L’homme et le chien restèrent quelques secondes à se regarder, de la buée, l’une petite et homogène, l’autre plus large et concentrée, émanant de chacun d’entre eux, leurs corps stoïques s’enfonçant doucement dans la boue, légèrement humidifiée de la rosée du matin. 

Monsieur Craze prit la décision de partir. Après tout, ce chien n’était pas à lui. Il n’avait pas à s’en occuper. Bien sûr, en reprenant sa balade, ses premières pensées lui furent destinées : “à qui appartient-il ? et s’il s’était perdu ? et s’il m’accompagnait ? et si, et si…” mais elles furent vite chassées par les pensées errantes qui l’animaient tous les matins et qui, malgré cette rencontre improbable, allaient encore l’occuper entièrement. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se déconcentrer et oublier très vite ce chien qui ne l’avait pas suivi et était resté mutique. 

Mais, en terminant sa promenade et en reprenant le chemin par lequel il était passé, le chien était toujours à sa place. Il n’avait pas bougé, et, quand il l’aperçut de loin, couché, paralysé, Monsieur Craze en vint même à se demander s’il était toujours vivant. Oui, il l’était : en sentant Monsieur Craze arriver, le chien s’était vivement redressé sur ses pattes, dirigeant sa truffe vers l’homme, hérissant sa queue, presque en arrêt. De nouveau, un flottement s’installa et le silence régna. De nouveau, la forêt semblait s’être arrêtée. 

Monsieur Craze sentait son coeur battre et, en lui, montait une excitation étrangère. Il s’agita, examina la forêt autour de lui, se tourna, revint vers le chien, s’arrêta, le fixa, se posa un instant, puis réfléchit. C’était ainsi, dans un mélange d’adrénaline et de flou, que Monsieur Craze eût sa première pulsion. 

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