~ RAZVAN ~
Obnubilé par l’aura qu’elle dégageait, sa ressemblance avec elle et son état inquiétant, mon corps massif à bouger de lui-même. Je me suis approché d’elle sans m’annoncer et j’ai eu tort. Heureusement pour moi, j’ai de bon réflexe et j’ai pu stopper son attaque ciblée. Sa lame à transpercer ma paume au lieu de mon cœur et ma main se referme sur la sienne. Mon regard croise le sien, ses iris verts s’ancrent dans les miens et je lis du désespoir, de la haine et de la terreur. Des émotions que j’ai connues par le passé et qui ont été mes meilleures alliées, mais aussi mes pires ennemies. À ce jour, certaines d’entre elles, m’habitent encore et me maintiennent en vie.
Intrigué par ses pupilles, leur beauté, ses émotions qu’elle ressent et la fragilité que je perçois au fond de ses yeux, je ne peux pas m’empêcher de sonder son âme. Sauf que je regrette aussitôt ma curiosité. Puisqu’elle déterre un sentiment tapis au fond de la mienne, ravivant cette blessure béante qui n’a jamais cicatrisé. Je ne pensais qu’elle la réveillerait aussi vite en la rencontrant. Andreï m’avait dit que sa petite-fille, Ana arrivait aujourd’hui et pour être honnête, je ne souhaitais pas la rencontrer. Pour la simple est bonne raison que je sais pourquoi, elle est revenue et je ne souhaite pas assister à cela.
Mes iris restent plongés dans les siens encore quelques instants avant de rompre notre échange, de relâcher son poignet et de reculer de quelques pas. J’arrache le couteau planté dans ma main, laissant mon sang couler à flots sur le carrelage et former une flaque. Puis, j’attrape le premier torchon me tombant sous la main pour la bander et serrer pour faire un garrot.
— Un conseil, fuis ce manoir et cette ville, si tu veux rester en vie, déclaré-je en enfonçant le couteau dans le plan de travail.
Puis, je décroche le petit gibier et les poissons, suspendu à ma ceinture et les pose brutalement juste à côté. Ces derniers temps, mes filets et mes pièges sont vides ou presque, à cause des ours, des lynx, des loups, la marte et des renards habitant dans la forêt. Alors, dès que j’en ai l’occasion, je les relève et les récupère avant qu’ils ne les mangent. Le regard effaré et décontenancé qu’Ana a sur moi m’agace. Je déteste être dévisagé de cette façon, tel un animal de foire, tout comme je déteste les gens et la société. Je suis un marginal et je vis dans la forêt du manoir. En dehors d’Olimpia, Andreï et maintenant, Ana – bien, malgré moi – personne n’a connaissance de mon existence et ça me convient très bien.
Je connais la famille Blàs depuis de nombreuses années et ces membres sont mes seuls interlocuteurs. Maintenant que je la vois de face et plus en détails, je me dis qu’elle n’a rien à voir avec elle. Du moins, sur le plan physique. Par contre son aura, lui, il est identique au sien, tout étant beaucoup plus concentré, intense et fort. Si elle savait ce qu’il l’attend et ce que tout ça signifie, elle prendrait mon conseil au sérieux et repartirait demain sans plus attendre et ne reviendrait jamais ici.
~ ANA ~
Incapable de détacher mon regard de cet homme, je ne cesse pas de le fixer sans savoir comment réagir ni quoi dire. Ce géant au physique imposant, au style vestimentaire moyenâgeux, bestial, sauvage et aux yeux noirs ébène, me déroute totalement. Il est à la fois troublant, hypnotisant et effrayant. Je ne sais pas qu’il est ni d’où il vient, mais on ne peut pas dire qu’il pousse à la sociabilisation. Il ressemble plus à un homme des cavernes qu’autre chose sans vouloir être médisante. Une chose est sûre, je n’en ferais pas mon allié, ni même un ami. De plus, je n’ai pas apprécié son conseil et cette sensation de l’avoir déjà vu, ne me quitte pas. Malheureusement, je ne me souviens toujours pas, où et quand et cela me perturbe. Un blanc lourd et malaisant s’installe entre nous. Nous nous dévisageons avec hostilité et méfiance.
Par chance, Olimpia ne tarde pas à rentrer dans la cuisine par la porte menant au potager, un cagot de légumes et d’aromates fraîchement récoltés sous le bras. Son tablier, ses mains et ses bottes en son recouvert de terre. Elle se déchausse sur le paillasson et mets ses sabots d’intérieur avant de nous remarquer. Ses lèvres s’étirent et son sourire des plus solaires, réchauffe l’ambiance glaciale présente de la pièce et elle ne tarde pas à briser le silence en saluant l’ours mal léché.
— Razvan ? Quel plaisir de te voir !, se réjouit-elle. Comment vas-tu ?
Razvan ? C’est quoi ce prénom ? Il est aussi sauvage et bestial que son apparence physique. Au moins, on peut dire que les deux sont en parfaite symbiose. Olimpia dépose sa cagette sur le plan de travail, juste à côté de l’évier qu’elle ne tarde pas à remplir d’eau.
— Tu nous apportes du gibier et du poisson pour le marché ?, l’interroge-t-elle en mettant les légumes et les aromates à tremper.
— Andreï n’est pas là ?, rétorque-t-il avec une voix profonde, grave et rêche.
— Non. Il est parti en ville, après le petit déjeuner et il n’est toujours pas rentré. Je vois que tu as fait la connaissance d’Ana, commente-t-elle à la fin en commençant à les nettoyer.
— Je m’en serais bien passé, grogne-t-il en me regardant du coin de l’œil avec mépris.
Cette fois, c’est trop. J’en ai assez de l’homme des cavernes et de sa mauvaise humeur. Pour qui, il se prend ?
— C’est réciproque, le rassuré-je. Si le yéti des bois a fini sa crise, il peut retourner dans sa caverne au fin fond de la forêt et nous laisser entre personne civilisé ?
— Ana !, s’offusque Olimpia.
— Je repasserais plus tard, conclut-il.
Ceci dit Razvan se rend à la porte par laquelle Olimpia est entrée, il l’ouvre et la regarde.
— Dis à Andreï que je suis passé, termine-t-il.
— D’accord.
Il jette un dernier coup d’œil dans ma direction. Loin d’être intimidé par son regard à cause de mon agacement, je le soutiens sans ciller. Ses lèvres s’étirent très légèrement et il s’en va en refermant la porte derrière lui. Une fois qu’il a quitté la cuisine la pression que son charisme exercé sur moi, disparaît et je me remets à respirer normalement. Pendant qu’Olimpia continue de laver ses légumes et ses aromates, je prends une éponge et je nettoie la flaque de sang que Razvan a laissé sur le carrelage. Je la rince et la remet à sa place comme si de rien était. Je me lave les mains, me sert un verre de jus d’orange et en bois une gorgée.
Intrigué par cette rencontre désagréable, la présence de Razvan dans la cuisine du manoir, son insensibilité à la douleur, la familiarité qu’il y a entre lui, Olimpia et probablement, celle qui avec mon grand-père puisqu’il l’appelle par son prénom, je ne peux pas m’empêcher de me poser une multitude de questions. Je reste silencieuse quelques instants en regardant, le jus d’orange dans mon verre avant de commencer à les poser à ma nourrice.
— Olimpia, pourquoi Razvan vous appelle par vos prénoms, toi et grand-père ? Vous le connaissez depuis longtemps ?
Elle termine de laver ses récoltes et les remet dans sa cagette avant de vider l’évier, le laver et s’essuyer les mains.
— Razvan est un ami de votre famille, il l’a connu tes parents. En particulier, ton père et ton grand-père pour qu’il a un profond respect et inversement. D’ailleurs, Andreï, lui a proposé de reprendre les rênes de votre famille lorsqu’il prendra sa retraite, mais il a refusé.
— Pourquoi grand-père lui a proposé une telle chose ? C’est un étranger. De plus, il est asocial, désagréable et il n’a rien d’humain. Même son prénom est aussi bestial et sauvage que son apparence physique.
— Pour toi, oui, c’est un étranger. Car tu étais beaucoup trop jeune à l’époque pour te rappeler de lui, mais aux yeux d’Andreï, Ionel et Horia, tes parents, il a toujours été bien plus qu’un ami. Pour eux, c’est un membre de la famille.
— Attends, tu es en train de me dire que je connais cet homme des cavernes depuis que je suis enfant ?
— Effectivement. Tes parents l’avaient même désigné pour être ton parrain lors de ton baptême à l’église.
— Pardon ?, m’offusqué-je. Dis-moi que tu plaisantes ?
— Non, je suis très sérieuse. Du moins pour eux et Andreï, c’est le cas. Pour Razvan par contre, c’est différent. Il est très attaché à votre famille et à énormément de respect pour elle, mais il refuse d’être lié à elle de quelque façon que ce soit.
— Certes, c’est contradictoire comme comportement, mais ça m’arrange. Imaginer avoir un lien avec lui, m’hérisse les poils au plus haut point et ça me donne la nausée. Que ce soit du parrainage civil qui est un simple engagement moral sans aucune valeur juridique, à remplacer les parents en cas de malheur ou autres.
— Je ne te savais aussi superficiel et jugeante, Ana… Je pensais qu’Ecaterina t’avait donné une meilleure éducation, tu me déçois, me rétorque mon grand-père en entrant dans la cuisine.
— Gran-grand-père ?, balbutié-je, pris de court. Mais, je … Enfin, je veux dire, ça fait longtemps que tu es rentré ?
— Suffisamment longtemps pour t’entendre, jugé Razvan sans le connaître et remettre en doute, le choix de tes défunts parents et les miens.
— Je n’ai pas besoin de le connaître pour savoir qu’il est aussi aimable qu’une porte de prison et que c’est un ours mal léché, misanthrope.
— Je t’accorde que Razvan n’est pas un exemple d’intégration et que c’est un solitaire endurci, mais le juger de façon aussi catégorique n’est pas digne d’un membre de la famille Blàs.
Ses mots résonnent comme une insulte à mes oreilles et ils me blessent profondément sans savoir pourquoi. Blàs ? Ce nom de famille que je porte m’est totalement étranger. Je n’en connais pas les origines, l’histoire ni même le fonctionnement. En dehors de quelques traditions que j’ai acquises par habitude lorsque j’étais petite comme le placement des membres autour de la table. Je n’ai jamais réellement cherché à comprendre pourquoi il était organisé de cette façon et pas autrement. D’un autre côté avec des parents et un grand-père constamment absents ou presque, c’est difficile de poser des questions. Et lorsqu’ils rentraient pour une durée, je n’avais envie que d’une chose : profiter d’eux au maximum avant leur prochain départ. C’est sans doute un tort que j’ai eu parce qu’aujourd’hui à vingt-deux ans, j’ignore tout de ma famille.
Quant à feu ma grand-tante, elle a quitté définitivement Braşov pour Paris, après son mariage et n’a plus jamais voulu entendre parler de son frère. De la famille Blàs et de tout ce qui s’en approchait de près ou de loin. Maintenant que j’y repense, je me demande pourquoi elle a accepté de m’élever, après l’assassinat de mes parents ? Autant que je m’interroge sur la personne qui m’a emmenée à Paris et m’as confié à elle ce soir-là ? Ce qui est sûr, c’est que ce n’était pas mon grand-père donc c’est forcément Olimpia. Pourtant aussi loin que je m’en souvienne, Eucaterina m’a toujours affirmé qu’elle ne la connaissait pas. Est-ce qu’elle m’aurait menti ? Si non, qui m’a emmené chez elle lors de cette nuit funèbre ?
Je reste silencieuse en tentant désespérément de trouver des réponses à ces nouvelles questions que je me pose. Et qui s’ajoute à celles qui me hantent déjà. J’espère sincèrement que mon exploration dans la forêt lors de cette séance de chasse avec mon grand-père m’aidera à y voir plus clair sur ses rêves que je fais chaque nuit depuis ma majorité. Bientôt, je pose mon verre sur le plan de travail.
— Je monte me changer pour la chasse. Appelle-moi lorsque tu seras prêt, conclué-je, dénué d’expression et sur un ton glacial.
Puis, je commence à partir pour quitter la cuisine et rejoindre ma chambre.
— Attends, Ana, m’interpelle mon grand-père.
Je m’arrête et détourne la tête vers lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu vas encore me dire que je suis indigne de la famille Blàs parce que ma réaction n’est pas adaptée ?
— Non. Je voudrais savoir comment tu connais Razvan ?
J’esquisse un sourire agacé et désabusé. Je peine à croire ce que j’entends. Il m’insulte et tout ce qu’il intéresse c’est de savoir comment j’ai appris l’existence de ce yéti des bois ?
— Demande à Olimpia, terminé-je avant de quitter définitivement la cuisine et de regagner ma chambre.