Chapitre 2
Je me berce au son d’une douce mélodie de piano. Ma mère en faisait, autrefois. Entendre cette musique s’immiscer dans le trou béant qui s’est formé dans ma poitrine, c’est comme apporter un autre petit bout de maman avec moi, même si j’en ai déjà pleins d’autres, quelque part, dans mes entrailles.
De temps à autre, j’aperçois, au dessus de la visière de ma casquette, des paires de jambes en collants, ou en pantalon, s’arrêter quelques instants devant moi, puis repartir aussitôt. Je m’enfonce d’avantage dans ce coin miteux que j’ai trouvé entre deux colonnes de casiers, fais tourner la roulette de mes écouteurs entre mes doigts, et serre un peu plus mon sac contre moi.
À chaque fois que je respire, je sens l’odeur du merdier dans lequel je suis tombée, il y un an et demi, et dans lequel je semble coincée. Au fil des minutes, de moins en moins d’élèves s’arrêtent devant moi. J’imagine qu’ils sont à présent tous au self, ce qui signifie qu’il ne va pas tarder à fermer. Malgré tout, je ne trouve pas la force de m’y rendre, bien que je sois consciente de l’énergie que me demanderont les trois heures de sport qui m’attendent.
Je décide de piocher dans mon goûter, afin d’avoir un peu de sucre dans le sang, au moins. Deux minutes avant la fin de la pause méridienne, des centaines de lycéens affluent dans le hall, me contraignant à quitter ma cachette. Je garde ma casquette vissée sur la tête, et rejoins la cours d’un pas nonchalant, mon lourd sac sur mon échine courbée par le poids de mes problèmes, et de mes affaires, évidemment. Les seules choses qui ne pourront jamais m’être ravie, parce que jamais je ne les emmènerais là où je tomberais. C’est ma maison, dans laquelle je me réfugie en cas de pluie. Mais si la terre tremble, rien ne sert de s’enfermer à l’intérieur, car tout finira détruit.
La cours est vaste, ornée de part et d’autres d’une verdure fleurissante, à l’approche de la fin du premier semestre. Quelques arbres offrent un peu d’ombre à ce mois d’avril, et enfilent leur manteau vert.
Je m’arrête soudain, frappée par la réalité : je ne sais absolument pas où aller. Je suis sortie d’instinct, en pensant trouver des rangs bitumés où rejoindre ma classe de sport. Mais tout ce que je vois, c’est un luxuriant parc désert.
Je regagne aussitôt le hall au pas de course, et l’angoisse me strangule au fur et à mesure que mes yeux dérivent sur le vide et le silence de la pièce. Mes méninges s’activent, listent les endroits où je pourrais trouver un professeur de sport. Évidemment, la seule suggestion plausible est le gymnase, un endroit dont j’ignore également l’emplacement. De même pour la vie scolaire. Il ne me reste donc plus qu’une option :
— Y’a quelqu’un ?
Ma voix déchire le silence, mais son écho ne s’éloigne pas de trop.
— Oui.
Monsieur Edyson s’approche, les mains dans les poches, les lèvres pincées en un rictus crispé, de mauvaise augure, je paris.
— Si vous ne voulez pas arriver en retard, fait-il en désignant un couloir du bout de l’index, je vous prierez de me suivre.
— Merci, soupiré-je, en dérive entre le soulagement et la peur de l’idée qu’il puisse déjà être au courant de l’incident avec Ella.
Je le rejoins aussitôt, en retirant rapidement ma casquette, que je coince dans mon dos, entre mon sac et ma colonne vertébrale. Nous traversons en silence un enchainement complexe de plusieurs couloirs, sans que je puisse retenir ne serait-ce qu’un dixième de notre parcours. C’est comme essayer de trouver des repères dans un désert, où chaque grain est identique.
Nous nous arrêtons soudain, devant une porte qui vient titiller ma mémoire. Il l’ouvre, et laisse la lumière raviver mes souvenirs. Il s’agit de la salle dans laquelle nous étions ce matin. Mais à présent, il n’y a personne.
— Où sont les autres élèves ? demandé-je.
Le doute s’estompe peu à peu, mais je ne peux en vouloir qu’à moi-même : j’aurais dû me contenir, et agir d’une autre façon avec Ella. Monsieur Edyson me fait signe d’entrer, assis sur le métal du bureau. Ce regard qu’il a ne me rassure aucunement. Ce n’est pas le genre de regard qu’on lance lorsqu’on s’apprête à gronder quelqu’un, c’est plutôt celui qu’on affiche pour annoncer une mauvaise nouvelle. Ma conscience reste tout de même indécise. Il y a autre chose encore, que ses yeux cachent.
Je ne peux m’empêcher d’ouvrir d’avantage la porte, par simple précaution. En réalité, je souhaite surtout m’assurer de l’absence de Ella. Au lieu de quoi, je découvre une femme potelée, installée sur le siège de cuire. Ses fines lèvres s’étirent en un sourire que je ne connais que trop bien.
— Savez-vous ce qu’est un Evolvire ? demande soudain monsieur Edyson.
Sans quitter des yeux ce visage boursoufflée, décorée par de petites tâches rouges sur les joues, je réponds à vive allure :
— C’est un humain faible d’esprit, qui développe des propriétés magiques, afin de se protéger lorsqu’il se trouve dans une profonde détresse physique ou psychologique. Vous êtes une psychologue, n’est-ce pas ? demandé-je, le cœur battant la chamade.
La jeune femme répond par la positive, et son sourire s’élargit, creusant de profonde fossette, comme une taupe creuse un terrier.
Quelques minuscules secondes secouent ma conscience, qui me hurle aussitôt d’échapper à ce démon, mais rien à faire, je ne parviens pas à bouger. Enfin, pas de suite. C’est comme si je patinais sur la décision à prendre. Mes ballerines glissent sur le sol, et, enfin, je parviens à détaller, comme une proie le ferait pour fuir un prédateur avide d’âmes écorchées, de problèmes sanglants, de larmes en dérivent sur un océan rancunier.
Le monde défile sous mes yeux embuées par la colère à une vitesse assommante. J’ai l’impression de faire défiler les images d’un film trop rapidement, de faire battre mon cœur plus qu’il ne le faudrait, de faire courir mes jambes bien trop loin. Je me sens comme un poisson dans son bocal de verre, heurtant les parois, sans connaitre la nature de ces limites. Sans pouvoir croire qu’il est déjà derrière les barreaux, entre les serres du monstre qu’il veut fuir.
Mais je continue ma course, je m’accroche à ce bout d’espoir, qui me laisse croire encore un peu que je peux m’en aller, que je suis capable de m’éloigner de ces médecins qui opinent du chef sans saisir un traitre mot de ce que vous dites. Des démons qui jouissent du vide qui me consume, des douleurs qui persistent malgré les pansements, qui n’ont d’oreilles que pour les remerciements qu’ils ne méritent pas. Ils sourient, quand vous pleurez. Comptent les billets qu’on leur tend, en échange d’un petit carré de réconfort. Au lieu de quoi, il enfonce d’avantage le couteau dans la plaie, et vous promet qu’il la retirera la prochaine fois. Finalement, vous vous retrouvez plus meurtris qu’avant, mais vous continuez à les croire, parce que tout homme qui se respecte à besoin de croire en quelque chose. Il a besoin de s’accrocher à une réalité, quel quelle soit.
La mienne fut façonnée par l’espérance qu’un jour, je finirais par oublier, que je parviendrais à guérir, et ce avec l’aide de ces psychologues. Je leur ai fait confiance maintes fois, et ils n’ont fait que détruire ce qu’il me restait. Je leur ai tendu mon cœur meurtris, et ils n’ont fait que le compresser d’avantage, pour boire les dernières goûtes qui s’en échappait. J’acceptais leur aide, mais n’est récoltée que les ténèbres de la douleur, qui grandissait au fil des pages arrachées sur le calendrier. C’était un cercle vicieux, que je refusais d’abandonner, parce que ces psychologues m’avaient rendue faible, m’avait persuadée que sans eux, je n’arriverais à rien.
Et puis arriva cet éclair de lumière, qui cousue ma bouche, et qui me fit comprendre que j’étais le seul remède à ma souffrance. Aucun mot n’avait besoin de sortir de mes entrailles abîmés. Je devais juste me couper du reste du monde, abandonner ces hypocrites, ces menteurs, ces voleurs, ces tueurs, tous ces humains qui abusent de votre confiance à des fins personnels, auxquelles vous auriez préféré ne pas participer. J’ai appris, depuis cet orage qui m’apporta la clarté, que la confiance était un objet dont il fallait se passer pour guérir, pour survivre, aussi. Je n’en donne plus, puisque je n’en ai plus.
La dernière chose dont il faudrait que je me débarrasse pour achever ma guérison est ma pitoyable naïveté, qui m’amène toujours là où je ne veux pas être.
Et justement, elle me colle un professeur d’anglais à la langue souillée par les mensonges, qui me retient prisonnier de ses bras. Les larmes se déversent sur cette impuissance qui m’écroue dans une prison fragile, mais trop complexe pour s’en échapper. J’ai beau me mouvoir dans ses bras, mes efforts se perdent dans son étreinte étouffante.
— Mais calme-toi ! grogne monsieur Edyson.
Nous tombons sous mes tentatives pour fuir, mais il ne me lâche pas. Il s’accroche à moi, comme un loup affamé s’accrocherait à sa proie, se débattant en vain dans sa gueule écumeuse. Je sens peu à peu les minutes glisser sur ma peau en sueur, et s’enrouler tel un serpent tangible autour de mes muscles pour en soustraire les derniers goûtes d’énergie. Mon cœur est cette bombe qui menace d’exploser à tout moment, pour souffler sur les flammes vacillantes, et refroidir le corps épuisé, dont je suis prisonnière.
— Kelly, stop, murmure monsieur Edyson en me serrant d’avantage contre lui. Calme-toi, tout va bien se passer.
— Je ne veux pas y aller, je vous en supplie.
Mes sanglots se mêlent à ce souffle qui se perd dans une ultime tentative vaine pour m’extirper de son étreinte. J’ai l’impression de n’être qu’une coquille vide, sans bougie, ni lumière. Juste l’obscurité et le froid de mes muscles qui perdent leur dernière ressources pour m’agripper à la poignée d’un casier.
— Kelly, tu vas juste faire connaissance avec la psychologue de l’établissement. Ce n’est qu’une formalité, assure-t-il en me lâchant prudemment. Tous les élèves ont été tout aussi contraints que toi à passer par cette étape. La Direction n’accepte que les humains, et seulement ceux qui possèdent le mental adéquat pour réussir.
— Rien ne sert alors que je passe ce test, car je n’ai pas les aptitudes requiers pour intégrer votre lycée d’intellos.
La situation ne me parait pas être de sorte que l’on puisse s’en moquer, et pourtant, monsieur Edyson étouffe un rire.
— Si on vous a donné votre chance, reprend-il plus sérieusement, c’est que vous avez probablement votre place parmi nous.
Ses paroles sont comme le cheveux sur la soupe. Mes larmes s’assèchent, se perdent dans un désert aride, où d’immenses flammes dévorent lentement la haine agonisante. La colère dévale les cours d’eau pour se noyer dans un masque de marbre, qui m’enveloppe doucement.
L’hypocrisie est un ennemi qu’on ne peut vaincre. Croire à ces insanités est inconcevable, contester leur authenticité n’en vaut pas la peine. L’Homme aime croire en quelque chose, et tout le monde pense que cette réalité erronée dont il se berce est la meilleur, si bien qu’ils en oublient d’ouvrir les yeux. À rester enfoui dans l’obscurité des mensonges et des secrets, on finit par en oublier la lumière et sa clarté. On va même, je dirais, jusqu’à la craindre.
Dans cette antre obscure peint de ces douces illusions, la vérité n’est qu’un imposteur, dont la lumière est à étouffer sous ces couches de mensonges, qui finissent par s’encrer dans notre esprit, tel un tatouage dont on ne se défait pas.
Qu’il camoufle la vérité. Je saurais toujours la retrouver. Monsieur Edyson peut se convaincre que j’ai le profil qu’il faut pour intégrer cette école, je n’oublierais pas que ce n’est pas le cas. La seule conviction qui ait pu pousser la Direction à m’offrir cette chance, c’est la pitié qui émane de mon corps, qui n’a pourtant rien de faible. Loin de là, il est aussi puissant qu’un cyclone. Et tout le monde sait comme il peut être dangereux.