Chapitre 4
Une fosse emplie d’eau s’est creusée au milieu du gymnase. Des vagues de vapeur s’élèvent au-dessus, tel des farfadets joviales, se mouvant au rythme d’une mélodie inaudible.
Madame Alpadov a troqué ses baskets contre des sandales vertes, épongeant les flaques d’eau qui se sont formées autour du bassin. Je m’approche timidement, contemple la clarté de l’eau, et trouble sa quiétude en effaçant mon reflet du bout de mes doigts.
Absorbée par l’aura paisible qui émane de cette eau chlorée, je me redresse sans trop faire attention à ce qui se trame autour de moi, percutant un autre élève. Ce dernier me repousse en sifflant un juron.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?! s’étrangle un jeune homme à la chevelure encre.
Il s’adresse à son camarade, dont la chevelure blonde a été soigneusement tirée en arrière. Il se retourne lentement, les lèvres étirées en un sombre rictus, au coin de sa mâchoire anguleuse. Ses traits sont durs, et ses petits yeux étirés me sont étrangement familiers.
— T’inquiète Paul, on se connait, elle et moi. N’est-ce pas, Lyly ?
Une massue s’abat sur mon crâne, et broie mes cordes vocales. Je ne suis plus qu’une statue effarée, qui se tue à se mouvoir, ne serait-ce que pour reculer de quelques pas.
Nous stimulons sans cesse notre mémoire, mais certaines choses, apprises il y a longtemps, peuvent ne jamais servir, et rester enfouies dans un coin sombre de votre esprit. Jusqu’à ce qu’un stimulus vienne l’extirper des ténèbres. Tandis qu’il est bon de se souvenir des théorèmes, se rappeler l’existence de Killian n’est pas une réjouissance.
D’un autre côté, je me sens coupable d’avoir pu l’effacer de mon histoire. Il n’était pas aussi impressionnant, lorsque nous nous étions rencontrés. Peut-être est-ce sa carrure ridiculement étroite qui avait écartée de ma conscience toute source d’humanité. J’avais des projets, pour lui, lorsque nous étions à l’orphelinat. Certains d’entre eux auraient pu lui coûter la vie. Mais j’étais si envieuse, si mesquine et égocentrique que le seul but qui m’avait empêchée de me pendre à l’époque régissait la chute de ce garçon.
Sa présence m’écrasait, je n’étais plus qu’une ombre lorsqu’il se présentait aux potentiels parents qui venaient à l’orphelinat. Son charme, avec ses petits yeux turquoises et son large sourire chaleureux, poussait inéluctablement les adultes à poser leur regard sur lui.
Je compris alors qu’avec un garçon comme lui, je n’avais pas la moindre chance du monde d’appartenir à une famille soudée et aimable. Mais au lieu de le laisser partir, j’ai usé de cette colère qui brûlait en moi pour le détruire, afin qu’il soit tout autant blessé que moi, voir plus, si cela était réellement possible.
Mes accusations firent de lui un enfant méprisable, que nul parent ne désirait voir en sa demeure. Il se fit peu à peu oublié de tous, et lorsqu’il s’en rendit compte, il abandonna l’idée de contester mes dires. Au fil des mois, je me délaissais de cette comédie, alors je le laissai, brisé jusqu’à la moelle, tel un jouet trop usé que l’on condamne à la déchetterie.
Le voir vivant, après tout ce que j’ai pu lui faire, est un subtile mélange de réconfort et de hargne. Qu’il m’en veuille est compréhensible, mais de là à désirer se venger, il n’est pas question que je laisse passer cela. J’ai souci de l’état dans lequel je l’ai plongé. Tout de même, tout cela appartient au passé, j’ai d’autres soucis qui me malmènent suffisamment pour qu’il n’est pas le droit d’en ajouter.
J’ai rarement peur. J’ai peur de tomber encore, pire, d’être ensevelie sous tous ces problèmes que je traine derrière moi. Jamais je n’ai eu peur d’une personne, pas même de Charles. Mais aujourd’hui, je suis forcée d’admettre que je crains ce que Killian me réserve, maintenant que nous sommes à nouveau réunis, après quatre ans à tracer nos propres chemins. Il est, en quelque sorte, l’esprit que j’ai façonné de mes doigts enragés. Il est le monstre que j’ai créé, à qui j’ai donné la colère qui me torturait. Et qui sait ce qu’on peut faire avec des pensées véhémentes ?
— Killian !
Ma voix tremble. Mon être est pourtant flegmatique. Mais mieux vaut-il trembler à l’intérieur devant notre ennemi, que sous ses yeux. Ledit ennemi crispe ses poings à l’entente de l’écho de ma voix, et je peux même déjà les sentir empoigner mon cœur pour le réduire en cendre.
— T’approche pas de moi, lui intimé-je dans un grondement qui peine à passer mes lèvres trémulantes.
Mes paroles font l’effet d’un coup porté au vent. C’est comme abattre une nuée de guêpe : alors que tu crois t’en être débarrassé, un groupe plus grand et plus enragé que le précédent se rue vers toi. Dans la situation présente, cette vague de dards enflammés me conduit au fond de la piscine, sous les yeux injectés de sang de Killian.
Sa main semble avoir arraché quelque chose dans mes entrailles, puisque je sens un trou béant se formé au creux de ce dernier. C’est comme si les falaises alentours s’étaient écroulées, agrandissant le canal, et favorisant l’écoulement des larmes.
Paul l’éloigne aussitôt du bord de la piscine, mais je ne remonte pas de suite. Je porte sur mes épaules le poids de cette menace. Elle me noie, m’entraine d’avantage dans les profondeurs au fur et à mesure que le visage crispé de Killian traverse ma rétine.
Mes veines sont enflées, formant des stries sur mes bras. L’indécision m’étreigne, un courroux se déchaine dans mon corps, brûlant tout sur son passage. De cet incendie ardent se dégage un voile de confusion, qui avale entièrement ma conscience.
La menace devient plus légère, et je me laisse remonter doucement, telle une carcasse souillée par les actes passés. Au fil de mon ascension sous marine, j’abandonne ma conscience à ses ténèbres. L’impuissance écrase mon corps flottant sous des regards effarés, et caressé par des soupirs de soulas. Malgré le poids qu’elle exerce sur mon corps, je reprends le contrôle de ma personne, afin d’interroger les élèves qui se sont regroupés autour du bassin.
Une nuée de murmures s’élèvent à chaque parcelle de mon corps qui jaillis de l’eau. Quelques yeux s’illuminent à mon passage, mais la lumière qui en émane ne fait que nourrir l’épais brouillard qui tient fermement mon esprit entre ses serres.
Au delà de cet attroupement de lycéens en maillot de bain, abrutis par cette chose que je ne parviens pas à cerner, m’attend la professeure de sport, la mine rébarbative.
Ce n’est plus qu’une roche incassable, qui a recouvert ses traits. De son petit nez busqué s’échappe deux nuages de fumée, pendant qu’elle humecte les lèvres de sa bouche pincée. Ses joues flétries par l’âge retombent d’avantage sous cette grimace qui raidit chaque éléments de son visage émacié. Elle se contente d’envoyer des lames tranchantes, quoique impuissante face à ma carapace, de ses petits yeux pers.
— Je peux savoir ce qu’il vous a pris ?
Sa voix frôle l’intonation qu’a employé madame Alano. Mais rien n’égale cette vipère démoniaque.
— J’étais sur le point de plonger, poursuit-elle d’une voix chevrotante.
Malgré cette peur soudaine qui s’est glissé au coin de son regard, des éclairs s’échappent d’entre ses lèvres, mais rien de suffisamment puissant pour briser cette impassibilité qui couvre mon visage.
— Alors ? s’impatiente-elle.
— Je n’ai rien à dire pour ma défense, dis-je d’un air faussement détaché.
Je suis plus affectée que je ne laisse paraitre par la peur que j’ai causé à cette femme. Mais les excuses ne me fermeront pas les portes de ce lycée.
Cependant, je ne permettrais pas à Killian de s’en prendre à moi de la sorte. Il est trop tard pour les représailles, et je tâcherais de le lui rappeler.
Je suis bien vite oubliée par la professeure, qui ordonne à tous de se jeter à l’eau, et ajoute même, sur le ton de la plaisanterie, qu’elle veut voir le bonnet de chacun à la surface, et de préférence sur notre tête.
—Huit cent crowl, puis deux cent pap’ !
Sa voix retentissante s’immisce pourtant difficilement sous le plastique de mon bonnet. Les plus en point s’élancent aussitôt, bravent avec force le kilomètre qui se dresse devant eux, intrépides. Ils doublent même les plus appréhensifs, qui ne trouvent pas la volonté d’abandonner le bord du bassin.
Puisque personne ne semble décidé à prendre le relais, je me glisse entre eux jusqu’au plot, auquel je m’accroche, afin de positionner comme il le faut mes pieds contre la parois froide de la piscine. Je me propulse de toutes mes forces, traverse l’eau telle une torpille, et en émerge telle une baleine. La réalité m’essouffle plus que ce à quoi je m’attendais, et je dois redoubler d’effort pour remonter mes bras à la surface. Je me propulse difficilement, chaque inspiration devient de plus en plus courte, j’expire de moins en moins d’air sous l’eau, et seul mon cœur bat des records de vitesse.
Mes pieds battent l’eau, sans pour autant me faire avancer plus vite. Chaque personne qui me double est une humiliation. Je finis par m’arrêter, au bout de quatre cent mètres, à cause d’une inspiration prise prématurément, alors que ma tête était encore immergée.
La toux est violente, mais pas suffisamment puissante pour expulser l’eau de mes poumons asséchés par l’effort. J’inspire profondément, et repars, résolue à avaler ces derniers mètres comme je le faisais autrefois.
Mes muscles sont envahies par une doucereuse léthargie, que je m’efforce de combattre, malgré mon souffle peiné, et mon cœur battant la chamade. Et je parviens à résister jusqu’au dernier centimètre. Mes doigts s’agrippent, dès mon arrivée, au rebord, et j’extirpe le haut de mon buste de l’eau mouvementée, bousculée par les retardataires. Certains se dandinent inutilement, devenant eux-même un obstacle pour leur avancée.
Je sens mon regard se perdre dans les mouvements irréguliers de l’eau, et mon souffle suffoquer sous les battements puissant de mon cœur. À chaque impulsion, il menace d’éjecter mes yeux de leur orbite.
Ils s’accrochent de toutes leurs forces à leur nid nerveux, et tiennent dans leur champs de vision le regard ivre de colère de Killian, qui flotte deux couloirs plus loin. Mais la distance n’empêche pas cette rage incommensurable former un étau autour de ma poitrine.
S’il croit que son corps vallonné de muscles sculptés dans du marbre m’empêchera de lui tenir tête, il se trompe. J’ai conscience de la plaie que je lui ai infligé, mais j’ai suffisamment de problèmes pour plus d’une vie. Qu’importe ce qu’il prévoit, je m’assurerais de quitter cet endroit avant qu’il ne m’entraine trop loin dans cette parodie insane et puérile. La vengeance n’est pas une question sérieuse, plus encore à notre âge. Il est juste en colère.
— Tout le monde sort ! ordonne la professeure, apaisée par l’absence de corps au fond du bassin. Séchez-vous, et on retrouve dans vingt minutes dehors, avec les vélos.
Quelques soupirs éreintés s’élèvent au-dessus de la masse de lycéens, qui ahanent tel des chiens, recouverts d’un mélange d’eau salée et chlorée.
— Sauf toi, Kelly, corrige-t-elle en faisant barrière entre moi et le vestiaire. J’aimerais que nous discutions de quelques points ensembles.
Les derniers élèves s’éloignent, rapprochant de moi cette récompense que je convoite tant depuis mon arrivée. J’entends déjà ces mots qui me libéreront de cette cage. Je suis désolée tante ‘Lie, pensé-je. Mais je n’en serais pas sortie indemne.
— Où as-tu appris à nager ainsi ?
— Pardon ?
Elle soulève de sa main noueuse mon bonnet, pour répéter ces paroles impénétrables, qui serpentent dans mon esprit, telle une mélasse ténébreuse, qui ingurgite chaque parcelle de lumière, me réduisant à l’état d’un aigle démembré. Impossible de m’envoler vers la clarté.
— V-Vous me demander où j’ai appris à… à nager ? balbutié-je, déconcertée.
Son sourire retrousse la pointe de son nez aquilin, tandis que ses sourcils de jais s’arquent d’impatience au-dessus de ses yeux pers. J’ignore si c’est le bleu ou le vert de son regard qui m’horripile le plus. Est-elle réellement insensible à mon outrecuidance ? Est-il lui aussi qu’une source d’amusement, qu’elle ne fait qu’apprécier en toute circonstance ? Ou peut-être me suis-je alors montrée trop exemplaire.
— J’ai pris des cours, comme tout le monde, réponds-je en levant les yeux au ciel.
Je sens toutefois mon cœur se pincer au souvenir des entrainements.
— Vraiment ? s’étonne-t-elle, sceptique.
Vraiment. Ce mot m’étrangle, et fait enfler mes veines. Ses maigres lèvres s’étirent d’avantage, nourrissant les braises qui me consument.
— Je crains qu’il y ait autre chose que de simples cours, fait-elle en agitant ses sourcils dans tous les sens. Ai-je raison ?
Ses yeux traversent mon visage, mais je reste flegmatique malgré ses insinuations. Qu’on me renvoie à cause de mon comportement est une chose. À cause de l’espèce à laquelle on me croit appartenir en est une autre, qui ajouterait à ma montagne de problèmes un poids supplémentaire.