Préface
Le chien des Baskerville
Arthur Conan Doyle est né le 22 mai 1859 à
Édimbourg, dans une vieille famille catholique.
L’un de ses ancêtres a été compagnon de Richard
Cœur de Lion (c’est du moins ce qu’il prétendra),
son grand-père est un caricaturiste célèbre, son
père, l’honorable conservateur des monuments
historiques de la ville. Arthur choisit de suivre les
cours de la faculté de médecine d’Édimbourg,
l’une des plus réputées du monde. Pour payer ses
études, il assiste des médecins et surtout, parce
que ce lecteur de Stevenson est passionné
d’aventures, il s’embarque sur un baleinier
comme médecin de bord.
Ainsi, en 1880, découvre-t-il le Grand Nord, et
la rude vie de marin. À son retour, il publie ses
souvenirs de la campagne de pêche dans un
journal londonien ; le directeur de la revue,
impressionné par son écriture, lui suggère
d’abandonner la médecine pour la littérature et le
reportage. Mais Doyle repousse la tentation, et
passe ses diplômes. Docteur et chirurgien en titre,
il s’embarque à nouveau, à destination de
l’Afrique. Mais étant tombé gravement malade, il
ne va pas au-delà de Lagos.
Puis, il ouvre un cabinet près de Portsmouth.
Ses débuts sont difficiles. Ayant perdu la foi, il a
refusé l’aide financière proposée par ses oncles
catholiques (il sera toute sa vie un anticlérical
farouche). Heureusement, il finit par se faire une
clientèle ; c’est ainsi qu’il épouse, en 1885, la
sœur aînée de l’un de ses jeunes patients, mort
entre ses bras… Le couple aura trois enfants. En
1886, Doyle, qui n’a jamais renoncé à l’écriture
et apprécie les histoires criminelles, invente les
personnages de Sherlock Holmes et du Dr
Watson dans son Étude en rouge. Mais le succès
n’étant pas au rendez-vous, il se tourne vers le
roman historique, avec La Compagnie blanche,
qui lui apporte un peu de notoriété.
Mariant encore écriture et médecine, il ouvre
un nouveau cabinet à Londres. Les patients sont
plus rares que les lecteurs ; aussi décide-t-il de se
consacrer uniquement aux seconds et de ranger
définitivement sa trousse. Pour écrire, il
s’enferme pendant plusieurs jours dans son
bureau, et en interdit l’accès à ses proches
(Simenon fera de même lorsqu’il écrira les
aventures du commissaire Maigret) ou s’exile à la
campagne pendant des semaines… Il alterne les
romans policiers et les romans historiques ;
Sherlock Holmes commence à devenir célèbre, si
célèbre que, las (et jaloux ?) de son succès, son
auteur le fait mourir dans Le Dernier problème,
en 1892. Les lecteurs s’indignent au point que,
deux ans plus tard, Conan Doyle sera contraint de
le ressusciter dans La Maison vide.
Son épouse ayant contracté la tuberculose,
Doyle l’emmène faire des séjours en Suisse. En
1894, l’Amérique lui fait un triomphe, grâce à
Sherlock Holmes, qui devient le héros d’une
pièce dans laquelle le détective, pourtant
célibataire endurci, se marie… Conan Doyle, qui
n’a pas participé au scénario, a donné son
accord ; la pièce sera joué trente ans sans
interruption.
En 1899, à 40 ans, Conan Doyle s’engage
comme médecin militaire pour participer à la
guerre contre les Boers, en Afrique du Sud : estce par pur patriotisme, ou pour fuir la tentation ?
Il est en effet amoureux de Jean Leckie, une
charmante jeune femme, mais refuse d’être
infidèle à son épouse, toujours malade. En
Afrique du Sud, il dirige un hôpital et rédige un
article sur la guerre ; sa défense de la position
britannique (dont l’impérialisme est fortement
critiqué sur le continent européen) est si brillante
que le roi Édouard VII le nomme chevalier.
Arthur Conan Doyle, désormais sir, se
présente, sans succès, aux élections à Édimbourg.
Battu en 1900 et en 1906, il renonce à mendier le
suffrage de ses contemporains, sans pour autant
renoncer à ses idées : dans une Angleterre encore
fortement victorienne, il défend le divorce, dans
une Europe colonialiste, il dénonce l’exploitation
de l’Afrique et de ses habitants. Sa première
épouse étant morte en 1906, il peut convoler avec
Jean Leckie, dix ans après leur première
rencontre. C’est un auteur à succès : le président
américain Théodore Roosevelt, venu assister aux
funérailles d’Édouard VII, demande à le
rencontrer.
Devant la montée des périls qui mèneront à la
Première Guerre mondiale, il prône une alliance
avec la France contre l’Allemagne. Ses
propositions – créer un corps de sous-mariniers,
installer des canots pneumatiques sur les navires
de guerre… – sont considérées par les militaires
comme les aimables inventions d’un romancier
trop imaginatif ! En 1914, toujours patriote, sir
Arthur veut s’engager dans l’armée, mais cet
honneur lui est refusé : il a 55 ans. Il se console
en allant effectuer des reportages sur le front
italien. Son fils Kingsley mourra sur le front dans
les derniers jours du conflit. Il lui rendra
hommage, ainsi qu’à tous les combattants
britanniques, dans son Histoire de la Grande
Guerre, qui fera un triomphe en librairie.
Ce va-t-en-guerre au grand cœur lutte aussi
contre l’injustice au sein de son propre pays :
pour avoir fait campagne afin d’obtenir la grâce
d’un terroriste irlandais (son ami Kipling refusera
de s’y associer), il ne sera jamais pair du
royaume ; mais il est comme Sherlock Holmes :
la gloire, il s’en moque. En 1928 cependant, deux
ans avant sa mort, il aura la satisfaction de faire
casser le procès qui avait condamné un innocent
(mais le vrai coupable ne sera jamais retrouvé, et
les journalistes ne manqueront pas de déplorer
l’absence de Sherlock Holmes).
Esprit curieux, il s’intéresse à tout, et, comme
Victor Hugo, s’adonne au spiritisme. Il en préside
même un congrès international à Paris, en 1925.
C’est en rentrant d’un voyage en Scandinavie, en
1929, qu’il est victime d’une première attaque
d’apoplexie. Pendant sa convalescence, il
apprend à peindre. Mais il n’exposera jamais :
une nouvelle et définitive attaque l’emporte le 6
juillet 1930, assis dans son fauteuil, car ce
gentleman avait refusé de s’aliter.
Chapitre 1 : M. Sherlock Holmes
Ce matin-là, M. Sherlock Holmes qui, sauf les
cas assez fréquents où il passait les nuits, se levait
tard, était assis devant la table de la salle à
manger. Je me tenais près de la cheminée,
examinant la canne que notre visiteur de la veille
avait oubliée. C’était un joli bâton, solide,
terminé par une boule – ce qu’on est convenu
d’appeler, « une permission de minuit ».
Immédiatement au-dessous de la pomme, un
cercle d’or, large de deux centimètres, portait
l’inscription et la date suivantes : « À M. James
Mortimer, ses amis du C.C.H. – 1884. »
Cette canne, digne, grave, rassurante,
ressemblait à celles dont se servent les médecins
« vieux jeu ».
« Eh bien, Watson, me dit Holmes, quelles
conclusions en tirez-vous ? »
Holmes me tournait le dos et rien ne pouvait
lui indiquer mon genre d’occupation.
« Comment savez-vous ce que je fais ? Je
crois vraiment que vous avez des yeux derrière la
tête.
– Non ; mais j’ai, en face de moi, une cafetière
en argent, polie comme un miroir. Allons,
Watson, communiquez-moi les réflexions que
vous suggère l’examen de cette canne. Nous
avons eu la malchance de manquer hier son
propriétaire et, puisque nous ignorons le but de sa
visite, ce morceau de bois acquiert une certaine
importance.
– Je pense, répondis-je, suivant de mon mieux
la méthode de mon compagnon, que le docteur
Mortimer doit être quelque vieux médecin, très
occupé et très estimé, puisque ceux qui le
connaissent lui ont donné ce témoignage de
sympathie.
– Bien, approuva Holmes… très bien !
– Je pense également qu’il y a de grandes
probabilités pour que le docteur Mortimer soit un
médecin de campagne qui visite la plupart du
temps ses malades à pied.
– Pourquoi ?
– Parce que cette canne, fort jolie quand elle
était neuve, m’apparaît tellement usée que je ne
la vois pas entre les mains d’un médecin de ville.
L’usure du bout en fer témoigne de longs
services.
– Parfaitement exact ! approuva Holmes.
– Et puis, il y a encore ces mots : « Ses amis
du C.C.H. » Je devine qu’il s’agit d’une société
de chasse… Le docteur aura soigné quelques-uns
de ses membres qui, en reconnaissance, lui auront
offert ce petit cadeau.
– En vérité, Watson, vous vous surpassez, fit
Holmes, en reculant sa chaise pour allumer une
cigarette. Je dois avouer que, dans tous les
rapports que vous avez bien voulu rédiger sur
mes humbles travaux, vous ne vous êtes pas assez
rendu justice. Vous n’êtes peut-être pas lumineux
par vous-même ; mais je vous tiens pour un
excellent conducteur de lumière. Il existe des
gens qui, sans avoir du génie, possèdent le talent
de le stimuler chez autrui. Je confesse, mon cher
ami, que je suis votre obligé. »
Auparavant, Holmes ne m’avait jamais parlé
ainsi. Ces paroles me firent le plus grand plaisir,
car, jusqu’alors, son indifférence aussi bien pour
mon admiration que pour mes efforts tentés en
vue de vulgariser ses méthodes, m’avait vexé. De
plus, j’étais fier de m’être assimilé son système
au point de mériter son approbation quand il
m’arrivait de l’appliquer.
Holmes me prit la canne des mains et
l’examina à son tour pendant quelques minutes.
Puis, soudainement intéressé, il posa sa cigarette,
se rapprocha de la fenêtre et la regarda de
nouveau avec une loupe.
« Intéressant, quoique élémentaire, fit-il, en
retournant s’asseoir sur le canapé, dans son coin
de prédilection. J’aperçois sur cette canne une ou
deux indications qui nous conduisent à des
inductions.
– Quelque chose m’aurait-il échappé ? dis-je
d’un air important. Je ne crois pas avoir négligé
de détail essentiel.
– Je crains, mon cher Watson, que la plupart
de vos conclusions ne soient erronées. Quand je
prétendais que vous me stimuliez, cela signifiait
qu’en relevant vos erreurs j’étais
accidentellement amené à découvrir la vérité…
Oh ! dans l’espèce, vous ne vous trompez pas
complètement. L’homme est certainement un
médecin de campagne… et il marche beaucoup.
– J’avais donc raison.
– Oui, pour cela.
– Mais c’est tout ?
– Non, non, mon cher Watson… pas tout – tant
s’en faut. J’estime, par exemple, qu’un cadeau
fait à un docteur s’explique mieux venant d’un
hôpital que d’une société de chasse. Aussi,
lorsque les initiales « C.C. » sont placées avant
celle désignant cet hôpital, les mots « Charing
Cross » s’imposent tout naturellement.
– Peut-être.
– Des probabilités sont en faveur de mon
explication. Et, si nous acceptons cette
hypothèse, nous avons une nouvelle base qui
nous permet de reconstituer la personnalité de
notre visiteur inconnu.
– Alors, en supposant que C.C.H. signifie
« Charing Cross Hospital », quelles autres
conséquences en déduirons-nous ?
– Vous ne les trouvez-pas ?… Vous connaissez
ma méthode… Appliquez-la !
– La seule conclusion évidente est que notre
homme pratiquait la médecine à la ville avant de
l’exercer à la campagne.
– Nous devons aller plus loin dans nos
suppositions. Suivez cette piste. À quelle
occasion est-il le plus probable qu’on ait offert ce
cadeau ? Quand les amis du docteur Mortimer se
seraient-ils cotisés pour lui donner un souvenir ?
Certainement au moment où il quittait l’hôpital
pour s’établir… Nous savons qu’il y a eu un
cadeau… Nous croyons qu’il y a eu passage d’un
service d’hôpital à l’exercice de la médecine dans
une commune rurale. Dans ce cas, est-il téméraire
d’avancer que ce cadeau a eu lieu à l’occasion de
ce changement de situation ?
– Cela semble très plausible.
– Maintenant vous remarquerez que le docteur
Mortimer ne devait pas appartenir au service
régulier de l’hôpital. On n’accorde ces emplois
qu’aux premiers médecins de Londres – et ceuxlà ne vont jamais exercer à la campagne.
Qu’était-il alors ? Un médecin auxiliaire… Il est
parti, il y a cinq ans… lisez la date sur la canne.
Ainsi votre médecin, grave, entre deux âges,
s’évanouit en fumée, mon cher Watson, et, à sa
place, nous voyons apparaître un garçon de trente
ans, aimable, modeste, distrait et possesseur d’un
chien que je dépeindrai vaguement plus grand
qu’un terrier et plus petit qu’un mastiff. »
Je souris d’un air incrédule, tandis que Holmes
se renversait sur le canapé, en lançant au plafond
quelques bouffées de fumée.
« Je ne puis contrôler cette dernière assertion,
dis-je ; mais rien n’est plus facile que de nous
procurer certains renseignements sur l’âge et les
antécédents professionnels de notre inconnu. »
Je pris sur un rayon de la bibliothèque
l’annuaire médical et je courus à la lettre M. J’y
trouvai plusieurs Mortimer. Un seul pouvait être
notre visiteur.
Je lus à haute voix :
– « Mortimer, James, M.R.C.S.1
, 1882 ;
Grimpen, Dartmoor, Devon. Interne de 1882 à
1884 à l’hôpital de Charing Cross. Lauréat du
prix Jackson pour une étude de pathologie
comparée, intitulée : “L’hérédité est-elle une
maladie ?” Membre correspondant de la Société
pathologique suédoise. Auteur de “Quelques
caprices de l’atavisme” (The Lancet, 1882),
“Progressons-nous ?” (Journal de Pathologie,
1883). Médecin autorisé pour les paroisses de
Grimpen, Thornsley et High Barrow. »
– Hé ! Watson, il n’est nullement question de
société de chasse, fit Holmes avec un sourire
narquois ; mais bien d’un médecin de campagne,
ainsi que vous l’aviez finement pronostiqué,
d’ailleurs. Mes déductions se confirment. Quant
aux qualificatifs dont je me suis servi, j’ai dit, si
je me souviens bien : aimable, modeste et distrait.
Or, on ne fait de cadeaux qu’aux gens aimables ;
un modeste seul abandonne Londres pour se
retirer à la campagne et il n’y a qu’un distrait
pour laisser sa canne au lieu de sa carte de visite,
après une attente d’une heure dans notre salon.
– Et le chien ? repris-je.
– Le chien porte ordinairement la canne de son
maître. Comme elle est lourde, il la tient par le
milieu, fortement. Regardez la marque de ses
crocs ! Elle vous indiquera que la mâchoire est
trop large pour que le chien appartienne à la race
des terriers et trop étroite pour qu’on le range
dans celle des mastiffs. C’est peut-être… oui,
parbleu ! c’est un épagneul ! »
Tout en parlant, Holmes s’était levé et
arpentait la pièce. Il s’arrêta devant la fenêtre. Sa
voix avait un tel accent de conviction que la
surprise me fit lever la tête.
« Comment, mon cher ami, dis-je, pouvez-vous affirmer cela ?
– Pour la raison bien simple que j’aperçois le
chien à notre porte et que voilà le coup de
sonnette de son maître… Restez, Watson ; le
docteur Mortimer est un de vos confrères, votre
présence me sera peut-être utile… Que vient
demander le docteur Mortimer, homme de
science, à Sherlock Holmes, le spécialiste en
matière criminelle ?… Entrez ! »
M’attendant à voir le type du médecin de
campagne que j’avais dépeint, l’apparition de
notre visiteur me causa une vive surprise. Le
docteur Mortimer était grand, mince, avec un
long nez crochu qui débordait entre deux yeux
gris, perçants, rapprochés l’un de l’autre et
étincelants derrière des lunettes d’or. Il portait le
costume traditionnel – mais quelque peu négligé
– adopté par ceux de sa profession ; sa redingote
était de couleur sombre et son pantalon frangé.
Quoique jeune, son dos se voûtait déjà : il
marchait la tête penchée en avant et son visage
respirait un air de grande bonhomie.
En entrant, il aperçut sa canne dans les mains
de Holmes et il se précipita avec une expression
joyeuse :
« Quel bonheur ! fit-il. Je ne me souvenais
plus où je l’avais laissée… Je ne voudrais pas
perdre cette canne pour tout l’or du monde.
– Un cadeau, n’est-ce pas ? interrogea
Holmes.
– Oui monsieur.
– De l’hôpital de Charing Cross ?
– De quelques amis que j’y comptais… à
l’occasion de mon mariage.
– Ah ! fichtre ! c’est ennuyeux », répliqua
Holmes, en secouant la tête.
Le docteur Mortimer, légèrement étonné,
cligna les yeux.
« Qu’y a-t-il d’ennuyeux ?
– Vous avez dérangé nos petites déductions…
Vous dites : votre mariage ?
– Oui. Pour me marier, j’ai quitté l’hôpital… Je
désirais me créer un intérieur.
– Allons, fit Holmes, après tout, nous ne nous
sommes pas trompés de beaucoup… Et
maintenant, docteur Mortimer…
– Non, monsieur ! M. Mortimer, tout
bonnement !… Un humble M.R.C.S.
– Et, évidemment, un homme d’un esprit
pratique.
– Oh ! un simple minus habens, un ramasseur
de coquilles sur le rivage du grand océan inconnu
de la science. C’est à M. Sherlock Holmes que je
parle ?…
– Oui ; et voici mon ami, le docteur Watson.
– Très heureux de faire votre connaissance,
monsieur. J’ai souvent entendu prononcer votre
nom avec celui de votre ami. Vous m’intéressez
vivement, monsieur Holmes. J’ai rarement vu un
crâne aussi dolichocéphalique que le vôtre, ni des
bosses supra-orbitales aussi développées. Voulezvous me permettre de promener mon doigt sur
votre suture pariétale ? Un moulage de votre
crâne, monsieur, en attendant la pièce originale,
ferait l’ornement d’un musée d’anthropologie.
Loin de moi toute pensée macabre ! Mais je
convoite votre crâne. »
Holmes montra une chaise à cet étrange
visiteur.
« Vous êtes un enthousiaste de votre
profession, comme je le suis de la mienne, dit-il.
Je devine à votre index que vous fumez la
cigarette… ne vous gênez pas pour en allumer
une. »
Notre homme sortit de sa poche du papier et
du tabac, et roula une cigarette avec une
surprenante dextérité. Il avait de longs doigts,
aussi agiles et aussi mobiles que les antennes
d’un insecte.
Holmes demeurait silencieux ; mais ses
regards, obstinément fixés sur notre singulier
compagnon, me prouvaient à quel point celui-ci
l’intéressait.
Enfin Holmes parla.
« Je présume, monsieur, dit-il, que ce n’est pas
seulement pour examiner mon crâne que vous
m’avez fait l’honneur de venir me voir hier et de
revenir aujourd’hui ?
– Non, monsieur, non… bien que je me
réjouisse de cet examen. Je suis venu, monsieur
Holmes, parce que je reconnais que je ne suis pas
un homme pratique et ensuite parce que les
circonstances m’ont placé en face d’un problème
aussi grave que mystérieux. Je vous considère
comme le second parmi les plus habiles experts
de l’Europe…
– Vraiment ! Puis-je vous demander le nom de
celui que vous mettez en première ligne ? fit
Holmes avec un peu d’amertume.
– L’œuvre de M. Bertillon doit fort
impressionner l’esprit de tout homme amoureux
de précision scientifique.
– Alors, pourquoi ne le consultez-vous pas ?
– J’ai parlé de précision scientifique. Mais, en
ce qui concerne la science pratique, il n’y a que
vous… J’espère, monsieur, que je n’ai pas
involontairement…
– Un peu, interrompit Holmes. Il me semble,
docteur, que, laissant ceci de côté, vous feriez
bien de m’expliquer exactement le problème pour
la solution duquel vous réclamez mon
assistance. »
II
La malédiction des Baskerville
« J’ai dans ma poche un manuscrit, commença
le docteur.
– Je l’ai aperçu quand vous êtes entré, dit
Holmes.
– Il est très vieux.
– Du XVIIIe
siècle – à moins qu’il ne soit
faux.
– Comment le savez-vous ?
– Pendant que vous parliez, j’en ai entrevu
cinq ou six centimètres. Il serait un piètre expert
celui qui, après cela, ne pourrait préciser la date
d’un document à une dizaine d’année près. Avezvous lu ma petite monographie sur ce sujet ?… Je
place le vôtre en 1730.
– Il est exactement de 1742, répondit
Mortimer, en sortant le manuscrit de sa poche.
Ces papiers m’ont été confiés par sir Charles
Baskerville, dont la mort tragique a causé
dernièrement un si grand émoi dans le
Devonshire. J’étais à la fois son médecin et son
ami. D’un esprit supérieur, pénétrant, pratique, il
se montrait aussi peu imaginatif que je le suis
beaucoup moi-même. Cependant il ajoutait très
sérieusement foi au récit contenu dans ce
document, et cette foi le préparait admirablement
au genre de mort qui l’a frappé. »
Holmes prit le manuscrit et le déplia sur son
genou.
« Vous remarquerez, Watson, me dit-il, que
les s sont indifféremment longs et courts. C’est
une des quelques indications qui m’ont permis de
préciser la date. »
Par-dessus son épaule, je regardai le papier
jauni et l’écriture presque effacée. En tête, on
avait écrit : « Baskerville Hall », et, au-dessous,
en gros chiffres mal formés : « 1742 ».
« Je vois qu’il s’agit de sortilège, fit Holmes.
– Oui ; c’est la narration d’une légende qui
court sur la famille de Baskerville.
– Je croyais que vous désiriez me consulter sur
un fait plus moderne et plus précis ?
– Très moderne… et sur un point précis,
urgent, qu’il faut élucider dans les vingt-quatre
heures. Mais ce manuscrit est court et intimement
lié à l’affaire. Avec votre permission, je vais vous
le lire. »
Holmes s’enfonça dans son fauteuil, joignit les
mains et ferma les yeux, dans une attitude
résignée.
Le docteur Mortimer exposa le document à la
lumière et lut d’une voix claire et sonore le
curieux récit suivant :
« On a parlé souvent du chien des Baskerville.
Comme je descends en ligne directe de Hugo
Baskerville et que je tiens cette histoire de mon
père, qui la tenait lui-même du sien, je l’ai écrite
avec une conviction sincère en sa véracité. Je
voudrais que mes descendants crussent que la
même justice qui punit le péché sait aussi le
pardonner miséricordieusement, et qu’il n’existe
pas de si terrible malédiction qui ne puissent
racheter le repentir et les prières. Je voudrais que,
pour leur salut, mes petits-enfants apprissent, non
pas à redouter les suites du passé, mais à devenir
plus circonspects dans l’avenir et à réprouver les
détestables passions qui ont valu à notre famille
de si douloureuses épreuves.
« Au temps de notre grande révolution, le
manoir de Baskerville appartenait à Hugo, de ce
nom, homme impie et dissolu. Ses voisins lui
auraient pardonné ces défauts, car la contrée n’a
jamais produit de saints ; mais sa cruauté et ses
débauches étaient devenues proverbiales dans la
province.
« Il arriva que Hugo s’éprit d’amour (si, dans
ce cas, l’emploi de ce mot ne constitue pas une
profanation) pour la fille d’un cultivateur voisin.
La demoiselle, réservée et de bonne réputation,
l’évitait, effrayée par son mauvais renom.
« Une veille de Saint-Michel, Hugo, de
concert avec cinq ou six de ses compagnons de
plaisir, se rendit à la ferme et enleva la jeune fille,
en l’absence de son père et de ses frères. Ils la
conduisirent au château et l’enfermèrent dans un
donjon ; puis ils descendirent pour achever la nuit
en faisant ripaille, selon leur coutume.
« De sa prison, la pauvre enfant frissonnait, au
bruit des chants et des blasphèmes qui montaient
jusqu’à elle. Dans sa détresse, elle tenta ce qui
aurait fait reculer les plus audacieux : à l’aide du
lierre qui garnissait le mur, elle se laissa glisser le
long de la gouttière et s’enfuit par la lande vers la
maison de son père, distante d’environ trois
lieues.
« Quelque temps après, Hugo quitta ses amis
pour monter un peu de nourriture à sa
prisonnière. Il trouva la cage vide et l’oiseau
envolé. Alors, on l’aurait dit possédé du démon.
Dégringolant l’escalier, il entra comme un fou
dans la salle à manger, sauta sur la table et jura
devant toute la compagnie que, si cette nuit
même il pouvait s’emparer de nouveau de la
fugitive, il se donnerait au diable corps et âme.
Tous les convives le regardaient, ahuris. À ce
moment l’un d’eux, plus méchant – ou plus ivre –
que les autres, proposa de lancer les chiens sur les
traces de la jeune fille.
« Hugo sortit du château, ordonna aux valets
d’écurie de seller sa jument, aux piqueurs de
lâcher la meute et, après avoir jeté aux chiens un
mouchoir de la prisonnière, il les mit sur le pied.
L’homme, en jurant, les bêtes, en hurlant,
dévalèrent vers la plaine, sous la clarté morne de
la lune.
« Tout ceci s’était accompli si rapidement que,
tout d’abord, les convives ne comprirent pas.
Mais bientôt la lumière se fit dans leur esprit. Ce
fut alors un vacarme infernal ; les uns
demandaient leurs pistolets, les autres leur
cheval, ceux-ci de nouvelles bouteilles de vin.
Enfin, le calme rétabli, la poursuite commença.
Les chevaux couraient ventre à terre sur la route
que la jeune fille avait dû prendre pour rentrer
directement chez elle.
« Les amis de Hugo galopaient depuis deux
kilomètres, quand ils rencontrèrent un berger qui
faisait paître son troupeau sur la lande. En
passant, ils lui crièrent s’il avait vu la bête de
chasse. On raconte que la peur empêcha l’homme
de répondre immédiatement. Cependant il finit
par dire qu’il avait aperçu l’infortunée jeune fille
poursuivie par les chiens.
« – J’ai vu plus que cela, ajouta-t-il ; j’ai vu
galoper en silence, sur les talons du sire de
Baskerville, un grand chien noir, que je prie le
ciel de ne jamais découpler sur moi. »
« Les ivrognes envoyèrent le berger à tous les
diables et continuèrent leur course.
« Mais le sang se figea bientôt dans leurs
veines. Le galop d’un cheval résonna sur la lande
et la jument de Hugo, toute blanche d’écume,
passa près d’eux, les rênes flottantes, la selle
vide.
« Dominés par la peur, les cavaliers se
serrèrent les uns contre les autres ; mais ils ne
cessèrent pas la poursuite, quoique chacun, s’il
eût été seul, eût volontiers tourné bride.
« Ils arrivèrent sur les chiens. La meute était
réputée pour sa vaillance et ses bonnes qualités
de race ; cependant les chiens hurlaient
lugubrement autour d’un buisson poussé sur le
bord d’un profond ravin. Quelques-uns faisaient
mine de s’éloigner, tandis que d’autres, le poil
hérissé, les yeux en fureur, regardaient en bas,
dans la vallée.
« La compagnie, complètement dégrisée,
s’arrêta. Personne n’osant avancer, les trois plus
audacieux descendirent le ravin.
« La lune éclairait faiblement l’étroite vallée
formée par le fond de la gorge. Au milieu, la
pauvre jeune fille gisait inanimée, à l’endroit où
elle était tombée, morte de fatigue ou de peur. Ce
ne fut ni son cadavre, ni celui de Hugo, étendu
sans mouvement à quelques pas de là, qui effraya
le plus les trois sacripants. Ce fut une horrible
bête, noire, de grande taille, ressemblant à un
chien, mais à un chien ayant des proportions
jusqu’alors inconnues.
« La bête tenait ses crocs enfoncés dans la
gorge de Hugo. Au moment où les trois hommes
s’approchaient, elle arracha un lambeau de chair
du cou de Baskerville et tourna vers eux ses
prunelles de feu et sa gueule rouge de sang… Le
trio, secoué par la peur, s’enfuit en criant.
« On prétend que l’un des trois hommes
mourut dans la nuit ; les deux autres restèrent
frappés de folie jusqu’à la mort.
« C’est ainsi, mes enfants, que l’on raconte la
première apparition du chien qui, depuis cette
époque, a, dit-on, si cruellement éprouvé notre
famille. J’ai écrit cette histoire, parce que les
amplifications et les suppositions inspirent
toujours plus de terreur que les choses
parfaitement définies.
« Plusieurs membres de la famille, on ne peut
le nier, ont péri de mort violente, subite et
mystérieuse. Aussi devons-nous confier à
l’infinie bonté de la Providence qui punit
rarement l’innocent au delà de la troisième ou de
la quatrième génération, ainsi qu’il est dit dans
l’Écriture sainte.
« Je vous recommande à cette Providence,
mes chers enfants, et je vous conseille d’éviter,
par mesure de prudence, de traverser la lande aux
heures obscures où l’esprit du mal chemine. »
(De Hugo Baskerville à ses fils Roger et John,
sous la recommandation expresse de n’en rien
dire à leur sœur Élisabeth.)
Lorsque le docteur Mortimer eut achevé sa
lecture, il remonta ses lunettes sur son front et
regarda Sherlock Holmes. Ce dernier bâilla, jeta
le bout de sa cigarette dans le feu et demanda
laconiquement :
« Eh bien ?
– Vous ne trouvez pas ce récit intéressant ?
– Si ; pour un amateur de contes de fées. »
Mortimer sortit de sa poche un journal
soigneusement plié.
« Maintenant, monsieur Holmes, fit-il, je vais
vous lire quelque chose de plus récent. C’est un
numéro de la Devon County Chronicle, publié le
14 mai de cette année et contenant les détails de
la mort de sir Charles Baskerville, survenue
quelques jours avant cette date. »
Mon ami prit une attitude moins indifférente.
Le docteur rajusta ses lunettes et commença :
« La mort récente de sir Charles Baskerville,
désigné comme le candidat probable du parti
libéral aux prochaines élections du Mid-Devon, a
attristé tout le comté. Quoique sir Charles n’ait
résidé à Baskerville Hall que peu de temps,
l’amabilité de ses manières et sa grande
générosité lui avaient gagné l’affection et le
respect de tous ceux qui le connaissaient.
« En ces temps de “nouveaux riches”1
, il est
réconfortant de voir des rejetons d’anciennes
familles ayant traversé de mauvais jours
reconstituer leur fortune et restaurer l’antique
grandeur de leur maison.
« On sait que sir Charles avait gagné beaucoup
d’argent dans l’Afrique du Sud. Plus sage que
ceux qui poursuivent leurs spéculations jusqu’à
ce que la chance tourne contre eux, il avait réalisé
ses bénéfices et était revenu en Angleterre. Il
habitait Baskerville depuis deux ans et nourrissait
le grandiose projet de reconstruire le château et
d’améliorer le domaine, projet que la mort vient
d’interrompre. N’ayant pas d’enfants, il voulait
que tout le pays profitât de sa fortune, et ils sont
nombreux ceux qui déplorent sa fin prématurée.
Nous avons souvent relaté dans ces colonnes ses
dons généreux à toutes les œuvres charitables du
comté.
« L’enquête n’a pu préciser les circonstances
qui ont entouré la mort de sir Charles
Baskerville ; mais, au moins, elle a dissipé
certaines rumeurs engendrées sur la superstition
publique.
« Sir Charles était veuf ; il passait pour
quelque peu excentrique. Malgré sa fortune
considérable, il vivait très simplement. Son
personnel domestique consistait en un couple,
nommé Barrymore : le mari servant de valet de
chambre et la femme, de bonne à tout faire.
« Leur témoignage, confirmé par celui de
plusieurs amis, tend à montrer que, depuis
quelque temps, la santé de sir Charles était fort
ébranlée. Il souffrait de troubles cardiaques se
manifestant par des altérations du teint, de la
suffocation et des accès de dépression nerveuse.
Le docteur Mortimer, ami et médecin du défunt, a
témoigné dans le même sens.
« Les faits sont d’une grande simplicité. Tous
les soirs, avant de se coucher, sir Charles avait
l’habitude de se promener dans la fameuse allée
des Ifs, de Baskerville Hall. La déposition des
époux Barrymore l’a pleinement établi.
« Le 4 mai, sir Charles fit part de son intention
bien arrêtée de partir le lendemain pour Londres.
Il donna l’ordre à Barrymore de préparer ses
bagages. Le soir, il sortit pour sa promenade
nocturne, pendant laquelle il fumait toujours un
cigare.
« On ne le vit pas revenir.
« À minuit, Barrymore, trouvant encore
ouverte la porte du château, s’alarma et, allumant
une lanterne, il se mit à la recherche de son
maître.
« Il avait plu dans la journée ; les pas de sir
Charles s’étaient imprimés dans l’allée. Au
milieu de cette allée, une porte conduit sur la
lande. Des empreintes plus profondes indiquaient
que sir Charles avait stationné à cet endroit.
Ensuite il avait dû reprendre sa marche, car on ne
retrouva son cadavre que beaucoup plus loin.
« Il est un point de la déclaration de
Barrymore qui reste encore inexplicable : il
paraîtrait que la forme des empreintes s’était
modifiée à partir du moment où sir Charles
Baskerville avait repris sa promenade. Il semble
n’avoir plus marché que sur la pointe des pieds.
« Un certain Murphy – un bohémien – se
trouvait à cette heure tout près de là, sur la lande ;
mais, d’après son propre aveu, il était
complètement ivre. Il déclare cependant avoir
entendu des cris, sans pouvoir indiquer d’où ils
venaient. On n’a découvert sur le corps de sir
Charles aucune trace de violence, quoique le
rapport du médecin mentionne une convulsion
anormale de la face – convulsion telle que le
docteur Mortimer s’est refusé tout d’abord à
reconnaître dans le cadavre le corps de son ami.
On a remarqué fréquemment ce symptôme dans
les cas de dyspnée et de mort occasionnée par
l’usure du cœur. L’autopsie a corroboré ce
diagnostic, et le jury du coroner a rendu un
verdict conforme aux conclusions du rapport
médical.
« Nous applaudissons à ce résultat. Il est, en
effet, de la plus haute importance que l’héritier de
sir Charles s’établisse au château et continue
l’œuvre de son prédécesseur si tristement
interrompue. Si la décision prosaïque du coroner
n’avait pas définitivement détruit les histoires
romanesques murmurées dans le public à propos
de cette mort, on n’aurait pu louer Baskerville
Hall.
« L’héritier du défunt – s’il vit encore – est M.
Henry Baskerville, fils du plus jeune frère de sir
Charles. Les dernières lettres du jeune homme
étaient datées d’Amérique ; on a télégraphié dans
toutes les directions pour le prévenir de l’héritage
qui lui échoit. »
Le docteur Mortimer replia son journal et le
replaça dans sa poche.
« Tels sont les faits de notoriété publique,
monsieur Holmes, dit-il.
– Je vous remercie, dit Sherlock, d’avoir
appelé mon attention sur ce cas, certainement
intéressant par quelques points… Ainsi donc cet
article résume tout ce que le public connaît ?
– Oui.
– Apprenez-moi maintenant ce qu’il ne
connaît pas. »
Holmes se renversa de nouveau dans son
fauteuil et son visage reprit son expression grave
et impassible.
« En obtempérant à votre désir, fit le docteur
Mortimer, qui commençait déjà à donner les
signes d’une violente émotion, je vais vous
raconter ce que je n’ai confié à personne. Je me
suis tu devant le coroner, parce qu’un homme de
science y regarde à deux fois avant d’endosser
une superstition populaire… Moi aussi, je crois
qu’il serait impossible de louer Baskerville Hall,
si quelque chose venait en augmenter l’horrible
réputation. Pour ces deux raisons, j’en ai dit
moins que je n’en savais – il ne pouvait en
résulter pratiquement rien de bon. Mais, avec
vous, je n’ai plus les mêmes motifs de garder le
silence. »
Et Mortimer nous fit le récit suivant :
« La lande est presque inhabitée, et ceux qui
vivent dans le voisinage les uns des autres sont
étroitement liés ensemble. Voilà la raison de mon
intimité avec sir Charles Baskerville. À
l’exception de M. Frankland, de Lafter Hall, et de
M. Stapleton, le naturaliste, il n’y a pas, à
plusieurs milles à la ronde, de gens bien élevés.
« Sir Charles se plaisait dans la retraite, mais
sa maladie opéra entre nous un rapprochement
qu’un commun amour de la science cimenta
rapidement. Il avait apporté du sud de l’Afrique
un grand nombre d’observations scientifiques et
nous avons passé ensemble plus d’une bonne
soirée à discuter l’anatomie comparée du
Bushman et du Hottentot.
« Pendant les derniers mois de sa vie, je
constatai la surexcitation progressive de son
système nerveux. La légende que je viens de vous
lire l’obsédait à tel point que rien au monde
n’aurait pu l’amener à franchir la nuit la grille du
château. Quelque incroyable que cela vous
paraisse, il était sincèrement convaincu qu’une
terrible fatalité pesait sur sa famille, et,
malheureusement, les archives de sa maison
étaient peu encourageantes.
« La pensée d’une présence occulte,
incessante, le hantait. Bien souvent il me
demanda si, au cours de mes sorties nocturnes, je
n’avais jamais aperçu d’être fantastique ni
entendu d’aboiements de chien. Il renouvela
maintes fois cette dernière question – et toujours
d’une voix vibrante d’émotion.
« Je me souviens parfaitement d’un incident
qui a précédé sa mort de quelques semaines. Un
soir, j’arrivai au château en voiture. Par hasard,
sir Charles se trouvait sur sa porte. J’étais
descendu de mon tilbury et je lui faisais face.
Tout à coup ses regards passèrent par-dessus mon
épaule et j’y lus aussitôt une expression de
terreur. Je me retournai juste à temps pour
distinguer confusément, au détour de la route,
quelque chose que je pris pour un énorme veau
noir.
« Cette apparition émut tellement sir Charles
qu’il courut à l’endroit où il avait vu l’animal et
qu’il le chercha partout des yeux. Mais la bête
avait disparu. Cet incident produisit une
déplorable impression sur son esprit.
« Je passai toute la soirée avec lui, et ce fut
pour expliquer l’émotion ressentie qu’il confia à
ma garde l’écrit que je vous ai lu. Ce petit
épisode n’a d’importance que par la tragédie qui
a suivi ; sur le moment, je n’y en attachai aucune
et je jugeai puérile l’exaltation de mon ami.
« Enfin, sur mes instances, sir Charles se
décida à partir pour Londres. Le cœur était
atteint, et la constante angoisse qui le poignait –
quelque chimérique qu’en fût la cause – avait une
répercussion sur sa santé. Je pensais que les
distractions de la ville le remettraient
promptement. M. Stapleton, consulté, opina dans
le même sens.
« Au dernier instant, la terrible catastrophe se
produisit.
« La nuit du décès de sir Charles Baskerville,
Barrymore, le valet de chambre qui avait fait la
lugubre découverte, m’envoya chercher par un
homme d’écurie. Je n’étais pas encore couché et,
une heure plus tard, j’arrivais au château.
« Je contrôlai tous les faits mentionnés dans
l’enquête : je suivis la trace des pas dans l’allée
des Ifs et je vis à la grille l’endroit où le défunt
s’était arrêté. À partir de cet endroit, je remarquai
la nouvelle forme des empreintes. Sur le sable
fin, il n’y avait d’autres pas que ceux de
Barrymore ; puis j’examinai attentivement le
cadavre, auquel on n’avait pas encore touché.
« Sir Charles était étendu, la face contre terre,
les bras en croix, les doigts crispés dans le sol et
les traits tellement convulsés sous l’empire d’une
violente émotion que j’aurais à peine osé certifier
son identité.
« Le corps ne portait aucune blessure… Mais
la déposition de Barrymore était incomplète. Il a
dit qu’auprès du cadavre il n’existait nulle trace
de pas… Il n’en avait pas vu… Elles ne m’ont pas
échappé, à moi… nettes et fraîches… à quelque
distance du lieu de la scène !…
– Des empreintes de pas ?
– Oui, des empreintes de pas.
– D’homme ou de femme ? »
Mortimer nous considéra une seconde d’une
façon étrange. Sa voix n’était plus qu’un faible
murmure, quand il répondit :
« Monsieur Holmes, j’ai reconnu l’empreinte
d’une patte de chien gigantesque ! »
III
Le problème