La chute de la Maison France

19 mins

D’après Edgar Allan Poe

 Au crépuscule d’une sombre journée d’automne, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel de la capitale. J’avais traversé seul, un masque à gaz sur le nez, un Paris extrêmement lugubre, dévasté, et tandis que les ombres du soir approchaient, je me trouvai, faubourg Saint-honoré, en vue du mélancolique palais de l’Élysée. Au premier coup d’œil, pour je ne sais quelle raison, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme, comme si la résidence du chef de l’État reflétait à lui seul l’état de la nation.

La Mort Rouge avait depuis longtemps dépeuplé le pays. Jamais pandémie ne fut si fatale et si horrible. Son apparence, c’était le sang. Sa réalité, des douleurs insupportables, des vertiges soudains, suivis d’une hypertrophie des veines, d’un suintement pourpre abondant par les pores. Sa finalité, la dissolution de l’être. L’apparition des premiers symptômes, leur évolution, le résultat funeste de la maladie ; tout cela pouvait n’être l’affaire que de quelques heures, voire de seulement quelques minutes pour les cas les plus virulents. Hématidrose falciforme était son nom, mais en raison de son horrible traduction dans les chairs, tout le monde l’appelait « Mort Rouge », comme un écho de la « Peste noire » qui avait ravagée l’Europe au XIVe siècle. Sa cause était plus ou moins connue, son remède introuvable. Il faut dire qu’avec la maigre poignée de chercheurs qu’il nous restait, il y avait bien peu d’espoir à placer en la science. Le caractère falcémique était à priori présent depuis longtemps en nous tous. Conséquence du laxisme, de la corruption et de la pusillanimité de notre classe politique ces trente dernières années, cette altération du sang s’était insidieusement répandue dans nos veines, à grand coup de campagnes de vaccination aussi intempestives qu’obligatoires, contre des maladies imaginaires, sous le joug du principe de précaution, et aux plus grands bénéfices des laboratoires et de la myriade de parlementaires que ces derniers avaient soudoyés. Bien sur, certaines voix éclairées s’étaient élevées pour dénoncer le risque, mais elles furent traitées en Cassandre et ne furent pas entendues par la nation endormie au son des berceuses médiatiques.

Ce poison dans nos veines serait resté latent sans les dérèglements que l’activité humaine avait fait subir à la nature et à l’atmosphère. En effet, seule une considérable réduction de la pression de l’oxygène dans l’air pouvait déclencher la Mort Rouge à partir de l’anémie falcémique. Le dérèglement climatique et tous ces éléments mortifères que les industries rejetaient nonchalamment dans l’atmosphère avaient fait le reste. Une fois la maladie déclarée, un simple contact suffisait à transmettre le mal, de sorte qu’en quelques mois la pandémie s’était étendue à tout l’hexagone, charriant des millions de cadavres sanguinolents dans son sillage.

Dernier représentant d’une classe politique à l’agonie, composée de médiocres et de pusillanimes, Roderick Prospero était le Président de la République, élu moins pour ses qualités personnelles qu’au profit de l’impopularité de son prédécesseur et adversaire. Il avait cependant su préserver quelque peu sa popularité par une action gouvernementale dépourvue d’audace mais centrée sur la communication. En somme elle était surtout composée d’effets d’annonces et de lois vides de substance, de façon à donner l’illusion de l’action tout en ne brusquant pas l’opinion du bon peuple. En privé il aurait un dicton personnel qui, à défaut peut-être d’être vrai, résumait fort bien sa vision de la politique : « Certes l’Histoire nous jugera, mais l’Histoire ne vote pas ! ». Il était à peu prés à mi-mandat quand la Mort Rouge entama sa moisson sanglante. Malgré un matraquage de « réunions de crise » et la création de multiples « Comité de réflexion et de proposition contre la propagation de l’épidémie» et autre « Haute Autorité de Lutte contre la Maladie », en passant par d’autres organismes d’état aux sigles aussi longs et complexes que leur existence inutile ; rien n’avait pu ralentir la progression de la maladie et la France connut la plus grande chute démographique de son Histoire. En désespoir de cause, le Président Prospero convoqua à l’Élysée les derniers représentants de l’élite française à n’avoir pas fui le pays, ou trouvé la mort, soit une centaine de personnes à peine, pour une population qui comptait près de 67 millions d’âmes avant la pandémie, comprenant médecins, parlementaires, cadres, ingénieurs, quelques légistes et hauts fonctionnaires. Le palais s’était changé en forteresse pressurisée, barricadée contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et fermée aux frénésies du dedans. La raison d’être de cette étrange arche de Noé républicaine était de faire corps pour sortir de la crise et reconstruire ce que le Président aimait à appeler « la Maison France ». A l’intérieur il y avait les ors de la République, au dehors il y avait la Mort Rouge.

C’était néanmoins dans cet antre de mélancolie que je devais pénétrer, à la demande, où plutôt sur ordre, du président et y résider pendant une période indéfinie. Roderick Prospero avait été l’un de mes bons camarades d’enfance, mais de nombreuses années s’étaient écoulées depuis notre dernière entrevue, bien avant qu’il ne se lance sur les pentes abruptes et incertaines de la politique. Une lettre, estampillée « Présidence de la République », m’était cependant récemment parvenue dont la tournure follement pressante et autoritaire n’admettait pas de réponse que ma présence même. Bien qu’ami d’enfance, je ne connaissais de lui rien de plus que ce que tout le monde savait désormais par les médias. Lui, cependant ne m’avait semble-t-il pas oublié, mais mes fonctions de chercheur au centre national d’épidémiologie n’était sans doute pas pour rien dans son invitation.

Après avoir franchi les multiples barrages de soldats du faubourg Saint-honoré, et avoir subi une auscultation en bonne-et-due-forme dans une tente médicale équipée, je pénétrai dans la célèbre cour du palais. La vision globale des lieux eut pour effet de rendre plus profonde ma première et si singulière impression. Autour du domaine planait une atmosphère particulière qui s’exhalait des murailles grisâtres, telle une vapeur mystérieuse et pestilentielle, pour se répandre dans les rues environnantes. Tout entier pris dans la contemplation de la désolation ambiante, je suivais d’un pas peu pressé le militaire qui me conduisait à l’entrée à laquelle un sas était accolé. Une fois la porte fermée, on me fit signe que je pouvais ôter mon masque à gaz. Au fond hall, une hideuse statue représentant un assemblage de drapeaux battus par un vent imaginaire, faisait face au visiteur, ce qui n’était pas sans m’évoquer un amas de tumeurs cancéreuses aux formes étranges dont aurait souffert le mur du fond. C’est aussi dans cette pièce que s’élevait le gigantesque et indispensable condensateur d’air qui dispensait à l’intérieur du palais une pression d’oxygène optimale, avec un bourdonnement sourd, lourd, monotone, entrecoupé avec une régularité d’horloge par un bruit métallique, sec, tel que l’ensemble n’était pas sans évoquer une gigantesque pendule dont le tic tac menaçant faisait le décompte des jours qu’il nous reste à vivre.

Un huissier au regard de poisson mort, costume queue de pie et sautoir doré, me conduisit en silence vers le bureau du maître des lieux. Bien des choses que je rencontrais, toutes certes fort luxueuses, contribuèrent, je ne sais comment, à renforcer ce sentiment de tristesse ambiante. Le salon dans lequel j’entrais était d’un luxe tapageur bien que passé d’âge. Tout n’était que dorures décrépites. Les fenêtres, hautes et étroites, ne laissaient passer que de faibles rayons d’une lumière blafarde qui achevait de donner un air fantomatique à l’ensemble. A mon entrée, le Président se leva de derrière son bureau couvert de paperasse, la nation agonisait, mais l’administratif perdurait, et m’accueillit avec une chaleureuse vivacité qui ressemblait fort à une cordialité calculée, à l’effort d’un homme ennuyé, qui obéit à une circonstance mais qui a su apprendre avec maestria l’art de la communication politique. Je le saluais d’un bref « Monsieur le Président », accompagné d’une légère inclination respectueuse. Il me reprit aussitôt :

– Pas de cela entre vieux amis d’enfance, tu peux m’appeler Roderick, ou même « Rody », comme autrefois précisa-t-il.

Il me pria ensuite de m’asseoir dans un confortable fauteuil du petit salon placé en face du bureau présidentiel, et prit lui-même place en face de moi. Apparemment, « Rody » voulait rendre nos retrouvailles aussi chaleureuses et informelles que possible en de telles circonstances. Pendant quelques instants je le contemplais avec un sentiment de pitié mêlé d’effroi, tant l’homme en face de moi était différent de celui que l’on pouvait voir dans les derniers médias, il y avait des semaines de cela. Assurément, jamais homme n’avait autant changé en si peu de temps que Roderick Prospero. Ce fut lui qui rompit le silence :

– Tu ne peux pas imaginer combien j’ai été heureux de voir ton nom inscrit sur la liste des gens proposés par le Conseil d’État pour nous rejoindre ici. Tu penses, je t’ai aussitôt fait basculer en tête de la liste des personnalités prioritaires.

Telle était donc la raison de ma présence ici. J’avais vu juste.

– L’amitié est une chose précieuse et rare en ces temps de désolation, s’empressait-il d’ajouter pour temporiser.

  S’ensuivit une discussion où se mêlaient souvenirs d’enfance destinés à rattraper le fait que nous avions passé la majorité de nos existences loin de l’autre et bilan de la situation catastrophique du pays. Je fus frappé par une certaine incohérence dans les manières de mon « ami d’enfance », et je compris bien vite que cela provenait d’un effort incessant de ne pas sombrer dans l’abîme du désespoir. Je m’attendais bien à quelque chose de ce genre et m’y étais préparé, toutefois je ne pus m’empêcher de me demander si il est bien concevable d’être à la fois responsable et désespéré. Sa voix passait alternativement d’une indécision tremblante à cette espèce de brièveté énergique propre à ceux qui ont l’habitude de commander et d’être obéi. Ce fut dans ce ton qu’il parla de l’objet de ma visite, de son ardent désir de me voir et de ce qu’il attendait de moi. Il m’apparut clairement que, bien que présentée comme « inestimable », la raison professionnelle de ma présence était secondaire. Il semblait bien que le Président cherchait avant tout à se trouver un ami, quitte à l’exhumer du passé, afin de passer l’apocalypse moins seul au milieu de ses courtisans. Cela me semblait d’autant plus évident que lorsqu’il parlait de la nécessité de vaincre la Mort Rouge et de la reconstruction du pays comme notre priorité absolue, il y avait un je ne sais quoi de trop affirmé dans la voix pour être sincère. Roderick cherchait surtout à sauver les apparences, mais au fond de lui, bien qu’il déploie des efforts véritablement surhumains pour se le cacher à lui-même et aux autres, il n’avait plus le moindre espoir de survie.

Tandis que nous devisions, une frêle silhouette se glissât furtivement par une porte, un paquet de dossiers sous le bras, sans prendre garde à ma présence. Un malaise diffus envahit la pièce à la vue de ce fantôme sorti de nulle part. C’était une jeune femme, de maigre physionomie, maladive, au teint blême et au regard apathique, vêtue d’un impeccable tailleur gris qui renforçait encore le malaise suscité par sa venue. La triste apparition pénétra dans le bureau, déposa ses dossier sur le bureau du président et disparut.

Madeline, c’est ainsi qu’elle se nommait comme me l’apprit Roderick, était la jeune sœur de ce dernier. Après de brillantes études à Science-po, elle travaillait comme attachée parlementaire quand l’épidémie s’était déclarée. Son frère l’appela alors à son service en tant qu’assistante particulière et conseillère en communication. En fait, elle était les yeux, les oreilles et la voix du Président au sein du palais. Roderick soulignait la qualité du travail qu’avait effectué Madeline aux débuts de la crise mais que, d’une nature déjà réservée et détachée, la perte de plusieurs êtres chers, dont ses amis, sa mère et son petit-ami, emportés par la Mort Rouge, avait éteint toute gaieté dans ses yeux. Il était clair qu’a l’intérieur d’elle, cette fille était détruite. Elle n’était plus qu’une morte vivante, dont seules les taches que lui confiait son frère animaient encore le cadavre pour lui donner la semblance de la vie, un constant rappel de tout ce qu’ils avaient tous deux perdus dans l’épidémie. Les yeux de Roderick se voilèrent. Je sentis que le mur d’assurance que mon ami s’efforçait d’afficher était sur le point de s’effondrait aussi je fis habillement basculer la conversation vers des sujets aptes à réveiller le Président en lui, et nous conversâmes encore quelques instants avant qu’il ne prie un huissier de me montrer mes appartements.

Durant les jours qui suivirent, le nom de Madeline ne fut prononcé ni par Roderick, ni par moi, et durant cette période je m’épuisais en effort pour alléger le travail de celui que le hasard et les circonstances avaient de nouveau transformé en ami, mais qui n’en était pas moins le Président de la République d’un pays dont les seuls mouvements n’étaient plus désormais que des spasmes d’agonie. Ainsi, à mesure qu’une intimité de plus en plus étroite avec le Président m’ouvrait plus familièrement les profondeurs de la fonction présidentielle, je reconnaissais plus amèrement la vanité de tous nos efforts. Mais il faut bien vivre, quand on est vivant. Je fis alors moi-même semblant de m’intéresser à des questions aussi futiles que l’apparition d’une fine fissure sur la façade du palais, due sans doute à son grand âge et accentuée par la différence de pression de l’oxygène entre l’intérieur et l’extérieur, ou encore aux multiples façons différentes d’annoncer que la situation serait bientôt en phase d’être maîtrisée, quand rien de nouveau ne venait appuyer cette affirmation. Le soir cependant, nous devisions autour d’un verre, dans la bibliothèque de l’Élysée, qui était devenue, selon ses propres mots, un refuge pour Roderick. Les livres étaient en effet devenus les seuls moyens d’évasion pour se souvenir de la vie d’avant la Mort Rouge.

Lors d’une soirée froide et brumeuse, où comme à notre habitude nous nous étions réfugiés entre les lourdes étagères de livres, tous plus précieux les uns que les autres, le secrétaire général de l’Élysée vint nous trouver, une lueur inquiète dans son regard généralement impassible. L’objet de ses craintes plongea véritablement Roderick dans l’angoisse. Madeline avait disparu. Nul ne l’avait seulement aperçue depuis le matin. Elle s’était pourtant jusque là acquittée de ses taches avec diligence, malgré son apathie habituelle et sa démarche traînante. Je ne fus pas particulièrement inquiet au premier abord, les caractéristiques de la personne la faisant facilement passer inaperçue. Cependant, après nous être rendus dans ses appartements et fouillé son bureau, ainsi que toutes les pièces où elle pourrait avoir une raison de s’y trouver, nous dûmes nous rendre à l’évidence. Madeline, la morte-vivante, n’était plus parmi nous. Chose étrange, aucun garde, aucun huissier ni aucun des nombreux militaires de la zone ne l’avait vu sortir ; Elle s’était tout bonnement évaporée. Seule une caméra de sécurité du parc, nous fit finalement entrevoir une silhouette fine et chancelante se glissant derrière un buisson. Le parc fut fouillé du perron à la grille du coq, mais nous ne trouvâmes aucune trace. Par la suite, aucune des patrouilles lancées à sa poursuite ne parvint à retrouver sa trace. Mais comment avait-elle pu disparaître ainsi sans laisser de traces ? Nous savions tous ce que signifiait ce départ car seule la Mort Rouge régnait au dehors. «Pourvu qu’elle ait emporté un masque », commenta simplement le chef de la sécurité, que le Président aurait bien limogé séance tenante, mais à quoi bon ?

Après plusieurs jours pleins du chagrin le plus amer, il s’opéra un changement visible chez Roderick. Ses manières étaient altérées. Ses responsabilités étaient négligées, ses occupations habituelles oubliées. Il errait de pièce en pièce d’un pas inégal. La pâleur de sa physionomie était devenue encore plus spectrale. Il ne me rejoignait même plus le soir, dans la quiétude relative de la bibliothèque, tout entier pris qu’il était, par la perte de sa petite sœur, la seule famille qui lui restait. Il ne faut pas s’étonner à partir de là que son état ne déteigne sur nous tous, moi en particulier car le plus proche de lui. Je sentais en moi par une gradation lente mais sure, l’étrange influence de mon présidentiel ami. Je ne prenais même plus la peine de faire semblant de m’intéresser à la fissure de la façade qui inquiétait tant le responsable du protocole. Je m’efforçais de me raisonner et de redonner un tant soi peu d’énergie à Roderick, faisant appel à son sens des responsabilités. Le septième, ou huitième jour, que sais-je, après la disparition de Madeline, alors que Roderick fixait d’un air hagard les dossiers empilés sur le bureau présidentiel, Monsieur le Secrétaire Général de l’Elysée entra, tel l’oiseau de mauvaise augure qu’il semblait être devenu.

-Jamais plus, fit le Président d’une voix lasse…

Le secrétaire général et moi tournèrent le regard l’un vers l’autre. Ne trouvant apparemment ni secours, ni réponse dans ma face dubitative, il se décida à interroger dieu plutôt que ses saints.

– Je vous demande pardon, M. le Président ?

– Rien, rien. Vous m’avez juste fait songer au corbeau d’Edgar Poe quand vous êtes entré. Quel dommage que je n’ai pas de buste d’Athéna dans mon bureau…

Apparemment pas plus éclairé, et refrénant une expression de son visage trahissant des pensées du genre « cet homme est devenu fou », M. le Secrétaire Général du Palais de l’Élysée daigna enfin nous faire l’honneur de nous exposer la raison de sa venue.

– M. le Président, une méchante ambiance semble avoir envahi le palais, au point que nous craignions pour la santé et la sécurité de nos convives. Pour vaincre dans une situation pareille, il faut mobiliser le courage de tous, hors, si nous n’y prenons pas garde, il n’y aura bientôt plus rien à mobiliser entre ces murs.

Mobiliser le courage de tous… Croyait-il vraiment ce qu’il disait ? Il en avait l’air en tous cas. Connaissant l’individu, je savais, et Roderick probablement aussi, que ce brillant technocrate, pur produit de l’ENA, avait une idée, fruit de longues et interminables réflexions avec son par-terre de sémillants conseillers. Ainsi, après un assommant préambule destiné à planter le décor, en insistant sur la «nécessaire unité de l’équipe » et « l’importance de la cohésion de groupe » autant que sur « le moral des troupes », il finit par en arriver au fait, sur l’invitation pressante du Président qui s’impatientait lui aussi. Bien que tempéré par une retenue toute protocolaire, le Secrétaire Général affichait l’air du commercial qui va vous présenter le produit que, sans le savoir, vous avez toujours rêvé de posséder.

– Voilà pourquoi, M. le Président, le temps est venu d’organiser une grande réception, où seront conviés tous les résidents du palais.

– Qu’entendez-vous exactement par « réception », Monsieur le Secrétaire Général, fit le président de sa voix désormais lasse mais où l’on pouvait sentir une pointe d’incrédulité irritée.

– Une soirée, M. le Président, répondit l’autre. Après en avoir longuement parlé avec le reste de l’équipe, nous pensons qu’un bal masqué serait le plus approprié.

Cette fois, l’expression « cet homme est devenu fou » s’était inscrite sur le visage du Président Prospero, et quand il répondit au technocrate, ce fut d’une voix éraillée, rendue rauque par la colère.

– Alors que la majorité des français est soit morte, soit agonisante, vous voudriez organiser une fête ici ? vous n’avez plus le sens commun.

– Je vous assure, M. le Président que tous vos conseillers sont formels à ce sujet. Cela montrerait à tous qu’il reste de l’espoir, que pendant que le vaisseau traverse la tempête, le capitaine est toujours à la barre.

– Ou que pendant que le bateau coule, la croisière s’amuse, fis-je désabusée.

Le Secrétaire Général me lança un regard noir, et repris son plaidoyer :

– Bien sur, aucun journaliste ne serait présent, de toute façon il en reste si peu, et cela permettrait à nos invités de revivre le temps d’une soirée les mondanités auxquelles ils étaient accoutumés. Je sais qu’au premier abord cela peut paraître saugrenu et déplacé, mais pour bon nombre d’entre eux le souvenir de la vie d’avant serait salutaire. Vous n’imaginez pas à quel point le moral est tombé bas dans l’esprit de beaucoup d’entre eux, et je crains que si nous n’y prenions pas garde, nous devions faire face à une épidémie de suicides à l’intérieur même des murs du palais. Ces gens là représentent le seul espoir d’avenir de la Maison France, il faut les préserver.

Je sentais que Roderick se laissait progressivement convaincre, autant par l’argumentaire de son secrétaire Général, que par lassitude que lui provoquait cette discussion.

– Quel genre de soirée préconiseriez-vous, demanda Roderick, les yeux dans le vague.

– D’après vos conseillers en communication, un bal masqué serait le plus approprié pour permettre l’évasion et apaiser les esprits. Nous pourrions utiliser les costumes de l’ancienne troupe de théâtre du palais qui sont stockés dans les caves.

– Accordé, fit le maître du palais de guerre lasse, mais à la condition sine qua non que le rouge en soit strictement banni. Je ne veux rien qui puisse évoquer de près ou de loin cette affreuse maladie. Je ne le supporterai pas.

– C’est une excellente idée, M. le Président. Je cours en avertir le chef du protocole.

Sur ce, notre sémillant technocrate tourna les talons et sortit à pas pressés du bureau présidentiel. Nous restâmes un moment là, assis en silence. Puis Roderick se tourna vers moi et me dit dans un soupir :

– Comprends-tu maintenant pourquoi j’avais tant besoin de la présence d’un Ami véritable ?

Assurément je comprenais. Aussi je me tins aussi éloigné que possible des préparatifs de ce bal. Je n’avais déjà pas beaucoup de goût pour les mondanités en temps normal. Le soir venu, je du cependant faire acte de présence aux cotés de mon Président et ami, vêtu du costume de style Empire que l’on m’avait alloué pour la nuit, tandis que Roderick quant à lui n’aurait pas décrié à la cour de Louis XIV. Le temps d’un bref discours de circonstance et il lança le début des festivités.

Tableau voluptueux que cette mascarade ! Une multitude chatoyante dansait en costume de différentes époques allant de la Renaissance à la Belle Époque. On eut dit un bal de revenants. C’était grotesque, éblouissant, étincelant ; il y avait du piquant et du fantastique. Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu de terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là, des rêves qui se contorsionnaient en tout sens, et l’on eut dit qu’ils exécutaient la musique avec leurs pieds et que leurs airs étranges du maigre orchestre que l’on était parvenu à réunir étaient l’écho de leur pas.

Une fois mon devoir envers Roderick accompli, j’avais fermement décidé de ne pas céder à la faiblesse de me mêler à cette cohorte de fous qui dansaient dans la salle de réception et de retourner promptement dans ma chambre. Sans doute parvins-je à m’assoupir un moment, mais je ne tardai pas à m’éveiller d’un songe qui ne pouvait qu’être un cauchemar. Une insurmontable terreur pénétra graduellement tout mon être ; et à la longue une angoisse sans motif, un vrai cauchemar, vint s’asseoir sur mon cœur. Peut être était-ce du à l’orage approchant, dont on pouvait déjà entendre le grondement sourd du tonnerre, et qui se mêlait aux lointains échos désincarnés du bal en bas. Tout cela contribuait à donner le sentiment d’un mal imminent, d’une indicible menace qui planerait. Dominé par une sensation intense, inexplicable et intolérable, je mis à la hâte les habits que l’on avait réservés pour moi, car je sentais que je ne pourrais pas dormir cette nuit, et je m’efforçais, en errant dans les couloirs obscurs du palais, de sortir de l’état déplorable dans lequel j’étais tombé.

J’avais à peine fait quelques tours, quand une lueur attira mon attention. Elle semblait sourdre de sous une porte, que je reconnus comme celle de la bibliothèque, pour se répandre sur le parquet du couloir. J’ouvris délicatement la porte, pour y trouver finalement Roderick, affalé dans un fauteuil, toujours vêtu de son costume, bien qu’il ait abandonné chapeau et perruque, et apparemment indifférent au bal. Lui aussi avait du ressentir le besoin de s’isoler, de se soustraire à la foule et au sentiment d’assister à un acte déplacé, une offense. Profondément plongé dans la lecture d’un livre qui semblait l’absorber entièrement, il ne fit tout d’abord pas l’ombre d’un mouvement. S’apercevant de ma présence, il daignât lever la tête pour m’inviter à m’asseoir en face de lui. L’ouvrage qui semblait tant le fasciner était un recueil de poèmes d’Edgar Allan Poe. Encore lui, pensais-je, malgré moi.

– C’est fascinant, fit-il, cet homme écrivait au XIXe siècle, et pourtant il semblait avoir prévu ce qui nous arrive. Peut-on mieux illustrer notre grande infortune ?

– Comment-ça, fis-je ?

Il me parlât alors d’un poème intitulé « le Palais Hanté » dont il se proposât de m’en lire quelques passages :

Dans la vallée la plus verte

Que de bons anges habitent,

Un palais magnifique, majestueux,

Un palais éclatant se dressait autrefois.

Dans le pays du monarque Pensée,

C’était là qu’il s’élevait.

Jamais Séraphin ne déploya son aile

Sur un édifice à moitié aussi beau.

C’est alors qu’un éclair, suivi d’un coup de tonnerre plus violent que les autres, interrompit le lecteur. L’orage semblait gagner en puissance au fur et à mesure qu’il approchait. Après un instant d’effroi, Roderick reprit :

Les voyageurs, dans cette heureuse vallée,

Voyaient par deux fenêtres lumineuses

Des Esprits déambuler en musique,

Au son mélodieux d’un luth,

Autour d’un trône où siégeait,

En véritable Porphyrogénète,

Dans un apparat digne de sa gloire,

Le Maître du royaume.

Il poussât un long soupir nostalgique, puis reprit d’un air sombre, tandis que l’orage, toujours plus fort semblait accompagner sa lecture, comme un sortilège accompagnant une incantation :

Mais des êtres de malheur, aux habits de douleur,

Ont assaillit la haute autorité du monarque.

Ah, pleurons ! Car jamais l’aube d’un lendemain

Ne brillera sur sa désolation.

Et, tout autour de sa demeure, la gloire

Qui s’empourprait et florissait

N’est plus qu’une histoire, souvenir ténébreux

Des vieux âges défunts.

Et maintenant les voyageurs, dans cette vallée,

Voient à travers des fenêtres rougeâtres,

De vastes formes qui se meuvent fantomatiquement

Aux sons d’une musique discordante ;

Pendant que, comme une rivière rapide et lugubre,

A travers la porte obscure

Une hideuse multitude se rue éternellement,

Qui va éclatant de rire, mais qui ne peuvent plus sourire.

Un lourd recueillement succéda à la lecture, seulement troublé par le tonnerre et les sons du bal. Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette lecture nous jetèrent dans un courant d’idées, au milieu duquel se manifesta une opinion de Roderick que je cite, non pas en raison de sa nouveauté, j’avais déjà songé à des choses analogues, qu’à cause de l’opiniâtreté avec laquelle il la soutenait :

– Cette vallée c’est la France, ce palais : ici-même ! On dirait que Poe nous décrit, comme s’il avait pu voir en songe notre avenir! Alors que nous devrions briller avec gloire dans tous les arts, fiers de parler tranquillement la plus belle langue du monde, au milieu d’un patrimoine et des paysages les plus riches qui soient, nous sommes là, agonisants, attendant la mort, récoltant le fruit de notre médiocrité et de celle de ceux qui nous ont précédés, indignes de la gloire que méritait ce pays et qu’une succession de mauvaises décisions et qu’un manque de courage nous a à jamais privé. Regarde-les en bas. Tous ces imbéciles qui dansent au bord du précipice alors que nous sommes tous morts déjà. Nous l’étions même déjà avant la Mort Rouge, cette épidémie n’a fait que nous révéler à nous même.

Brutalement, nous fîmes silence. Je ne parvins tout d’abord pas à comprendre ce qui avait bien pu causer ce sentiment de menace instinctif qui nous fit taire. Puis je remarquais que nul son ne nous parvenait de la salle de réception, à un moment où la fête aurait pourtant du battre son plein. Seul le chant du tonnerre et du vent, toujours plus violent, tenait lieu de fond sonore. Intrigués nous quittâmes précipitamment la bibliothèque et descendirent à la salle de réception. Durant notre progression, je ne pu m’empêcher de jeter un regard par les fenêtres pour contempler la tempête au dehors. C’était vraiment une nuit d’orage affreusement belle, une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté. Un tourbillon s’était probablement concentré dans notre voisinage ; car il y avait des changements fréquents et violents dans la direction du vent, et l’excessive densité des nuages, maintenant descendus si bas qu’ils pesaient presque sur les toits, réfléchissant la clarté surnaturelle d’une exhalaison gazeuse qui pesait sur le palais et l’enveloppait dans un linceul presque lumineux et distinctement visible.

Nous atteignîmes finalement la salle de réception, plongée dans la confusion, mais où nul n’osait parler à voix haute. Une présence avait jeté une chape d’un froid mortel dans l’assistance. Il s’éleva de l’assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, puis finalement de terreur, d’horreur et de dégoût. Dans une réunion de fantômes telle que je l’ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation. Mais le personnage en question avait dépassé l’extravagance et franchit la limite imposée par le Président avec une monstrueuse audace. Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger.

 La silhouette était décharnée, enveloppée d’un suaire couvert de sang de la tête au pied. Le masque sanguinolent qui cachait le visage représentait si bien la répugnante physionomie d’une victime du dernier stade de la Mort Rouge, que l’analyse minutieuse aurait difficilement découvert l’artifice. L’ensemble dépassait en hideur tout ce que l’audace et le mauvais goût auraient pu imaginer. Et pourtant, la coloration proscrite de l’ensemble, ce rouge vif, violent, hypnotique, agressif, renforcé encore par la lueur des éclairs, empêchait de détourner les yeux de l’abominable apparition.

Quand les yeux du Président Prospero tombèrent sur cette figure de spectre, qui d’un mouvement lent, nonchalant, cadavérique, venait dans sa direction les bras tendus, dégoulinants de sang, comme pour mieux soutenir son rôle, on le vit d’abord convulsé par un violent frisson de terreur et de dégoût ; mais, une seconde après, son front s’empourpra de rage, et il se jeta littéralement sur l’individu. Avec rage il déchira le linceul, qui laissa entrevoir un instant un corps nu, féminin et frêle ; puis tenta d’arracher le masque horrible. On le vit alors faire un bond insensé en arrière, la main pleine d’une matière épaisse et répugnante, tandis que la silhouette décharnée s’affaissait à ses pieds. Tous comprirent alors que ces haillons sanglants n’étaient en rien un déguisement. La chose humaine se releva avec difficulté, libérée de son linceul déchiré, mais pas des hideuses scarifications de la maladie. Un hideux entrelac de veines démesurément gonflées, hypertrophiées parsemait le corps d’où suppurait une abondante sueur sanglante, mais qui portait cependant encore en lui quelque chose de la semblance d’une jeune femme. Çà et là, la peau des boursouflures commençait de se déchirer, libérant le fluide empoisonné, où le sang et la lymphe se mêlait en une crème rougeâtre, fétide et répugnante. L’ensemble était insupportable et pourtant, derrière cette masse pourrissante, quelque chose nous permit de reconnaître la jeune femme à travers le cadavre. Roderick, le regard rendu fou par la douleur et le désespoir ne dit qu’un mot : « Madeline ». Et la folie s’abattit alors sur toute la salle.

 Tout se passa très vite. La foudre aveuglante tomba avec frénésie sur le palais, explosant fenêtres et baies vitrées dans un souffle brûlant. L’impétueuse furie de la rafale, accentuée sûrement par la différence de pression de l’air entre l’intérieur et l’extérieur, nous renversa sur le sol. Le vent, la pluie et la maladie s’engouffrèrent comme une vague à l’intérieur de l’édifice qui commençait à trembler et à se lézarder. Instinctivement je retins mon souffle cherchant une issue pour échapper à ce pandémonium assourdissant. Tout les convives hurlaient et se débattaient pour tenter d’échapper à la mort qui entrait. Les premiers bubons sanglants apparaissaient déjà sur les faces terrifiées. La Mort Rouge avait commencé sa moisson. Elle était venue comme un voleur de nuit, et tous les convives tombèrent un à un dans les salles du palais, inondées d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.

 Je ne sais quel miracle fit tomber entre mes mains le seul masque à gaz présent dans la salle, mais il arrivât juste à temps car mes capacités en apnée avaient atteint leur limite, et je me précipitais à l’extérieur en faisant bien attention de ne subir aucun contact de la part des mourants. Je n’eus que le temps de jeter un dernier coup d’œil, pour apercevoir, au milieu de ce maelstrom de folie et de mort, Roderick Prospero serrant contre lui le cadavre sanguinolent qui avait été sa sœur. Je m’enfuis dans le parc, accompagné par quelques convives qui se contorsionnaient vainement avant de s’effondrer dans la pelouse. Derrière nous, les éclairs illuminaient le palais moribond, et je pus voir la fissure de la façade, qui préoccupait tant le Chef du Protocole, s’agrandir au point de devenir béante, parcourant le bâtiment depuis le toit jusqu’à la base. Il survint une reprise du vent terrible, un tourbillon furieux, et je vis les élégantes murailles s’écrouler sur les restes agonisants des convives.

Et il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes.

Et le chaos se referma tristement sur les ruines de la Maison France.

Et les ténèbres, et la ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.

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