Un rêve nommé Russie. Partie 6

6 mins

Je déguste un café noir dans le hall de l’hôtel. On peut dire ce qu’on veut sur les russes mais en matière de café, ils ne sont pas les champions du monde. Ce truc ressemble à du goudron dilué dans de la glace sibérienne. J’ai beau ajouter du sucre, j’ai l’aigre sensation qu’il va me rester sur l’estomac durant des jours. Tant pis, je ne prends pas le risque d’être malade, je le jette. Avec un peu de chance, on trouvera un endroit tout à l’heure où je pourrai enfin en boire un vrai. Le premier de la journée. Curieusement, le manque de caféine ne m’énerve pas comme à l’accoutumée. Sans ma dose quotidienne, ça m’arrive de grogner et de m’emporter sur des détails avant de me rendre compte que je m’excite pour rien. Aujourd’hui, c’est différent. J’ai rencontré Lucy dans cet avion et nous partageons le même voyage, le même hôtel et presque la même chambre puisque nous sommes mitoyens. Cette femme est entrée dans ma vie par la grande porte et les effets bénéfiques ne tardent pas à agir. Manque de caféine et je suis serein. Putain, si on m’avait dit ça avant…

Quand je la vois arriver, tout sourire et l’air radieux, je comprends que je ne peux pas m’emporter pour une broutille aussi éphémère qu’un putain de café. J’en oublie même mes tracas professionnels. Elle irradie le hall et je me lève. Merde, encore ces foutues mains moites mais c’est pas possible, elle va vraiment croire que j’ai un souci alors que je transpire jamais des paluches. Fais chier !

Nous discutons brièvement comme de parfaits touristes synchronisant nos pas sur le parvis de la Place Rouge. Elle semble connaître Moscou ou du moins s’est bien renseignée sur les choses à voir. C’est une qualité que j’apprécie chez une femme. Elle montre de l’intérêt pour les choses qui suscite en elle l’envie et l’excitation. Durant tout le vol, j’ai vu et senti chez elle cet émerveillement de se rendre en Russie et tout se ressent à cet instant présent. Pour rien au monde elle ne voudrait être ailleurs et pour tout avouer, c’est la même chose pour moi. Mais je me demande si c’est le fait d’être à Moscou ou si c’est le fait d’être à Moscou avec elle qui me fait cet effet.

Pour lui faire plaisir, j’ai même essayé des chapkas dans le magasin Goum qu’elle tenait tant à visiter. D’ordinaire, je ne suis jamais le dernier à faire le con tant qu’il s’agit d’amuser la galerie mais aujourd’hui, je ne voulais pas passer pour le bouffon. Faire rire, oui mais pas trop non plus sinon je me demande ce qu’elle va penser de moi. Putain, mais pourquoi ça me tracasse à ce point. Quand elle me demande un peu plus tard ce qui ne va pas – et merde, elle a bien vu que j’étais différent – je lui explique mon problème professionnel. Je n’allais quand même pas lui dire de but en blanc qu’elle me troublait. On ne se connaît que depuis quoi ? Ce matin ! Non Maxime, reste sérieux et courtois.

— Maxime, ça te dirait qu’après le repas de groupe, on revienne faire de la patinoire ? me demande-t-elle en inclinant la tête sur le côté pour arracher une réponse favorable.

Son sourire suffit à ce que je réponde par l’affirmative sans réfléchir. Quand j’y pense, ça fait des années que je n’ai pas rechaussé des patins, j’espère ne pas être ridicule et me vautrer en beauté devant elle.

Lors du dîner collectif, la chance a cessé de me sourire. Les organisateurs ont décidé de placer les convives selon une convenance locale et je me suis retrouvé coincé entre Raymond, un septuagénaire obèse qui n’a pas pu manger sans écarter ses grosses cuisses au maximum, empêchant les miennes de respirer, et Thierry, un quadra en costume-cravate révolté contre les déodorants. Lucy, elle, était entourée de dames plus chics. Les conversations qu’elle menait avec elles lui donnaient l’air d’une femme épanouie et heureuse. J’imagine que si elle me regardait engoncé entre Raymond et Thierry, elle a dû penser de moi que j’étais le genre renfrogné qui avait passé une mauvaise journée. En fait, je n’avais qu’une idée en tête : la patinoire et n’être qu’avec elle, loin des cuisses roublardes et des aisselles moites.

Nous nous sommes retrouvés peu après 21h30, cigarette à la main et sourires dissimulés. Alors que j’allais prendre la parole, elle me devance à distance.

— Laisse-moi deviner, hèle-t-elle, t’as été ravi d’être placé là au dîner.

Je me mords la lèvre, hésitant à ma façon de répondre. Je pense que l’expression de mon visage n’est passé inaperçu qu’auprès de mes charmants voisins de table.

— On va dire ça comme ça ouais. Pff… Pourquoi nous placer comme à l’école ? C’est ridicule, je pensais qu’on aurait pu… Enfin que toi et moi, on puisse…

— Tu voulais dîner en tête à tête avec moi Maxime ? demande-t-elle d’une voix douce alors qu’elle arrive à mes côtés, parapluie en main et veste à col roulé levé.

— Bah… ça aurait été plus sympa, non ? T’es pas d’accord ?

— Peut-être une prochaine fois, t’en fais pas pour ça, on est là tous les deux maintenant.

— Ouais je sais bien, t’as raison. Allons briser la glace ! dis-je avant de rire à ma propre connerie qui lui faisait néanmoins naître l’aube d’un sourire.

— Par contre, j’ai un petit peu peur sur la glace.

Je la regarde, étonné, au moment où je tire une bouffée.

— Peur ? Mais c’est toi qui…

— Je sais oui, mais tu me tiendras la main et tout ira bien, répond-elle avec ce sourire chaleureux qui ferait fondre la banquise.

Putain, me tenir la main. A la fois un rêve et un cauchemar avec ma main moite. Mais pourquoi j’ai pas pensé à prendre mes gants ? Qu’est-ce que je peux être con des fois…

— Aucun problème, tu seras en sécurité. Je vais pas te lâcher, tu peux avoir confiance.

Alors qu’elle s’avance dans la nuit, elle me répond sans se retourner dans un halo de fumée de cigarette :

— Mais j’ai confiance en toi, Maxime. C’est bien pour ça que je t’ai proposé ça. Tu viens ?

Une heure plus tard, Lucy et moi étions main dans la main au centre de la grande patinoire du Centre Panrusse, réputée pour être la plus grande d’Europe. Des milliers de russes et de touristes vont et viennent à nos côtés mais dans ma tête, nous ne sommes que tous les deux. Nous avançons doucement. Je lui tiens fièrement la main et je sens ses doigts me serrer fort. De temps à autre, je lui demande si tout va bien, si les patins ne lui font pas mal aux pieds, si je ne lui serre pas la main trop fort. Rien ne la dérange, ses yeux brillent de mille feux. Elle me fait penser à une enfant découvrant le pays du Père Noël, enchantée et radieuse. Je ne tiens pas à gâcher ce moment alors je reste celui que je suis et j’entraîne nos patins vers une zone aux spots colorés. Une musique électro crache des haut-parleurs. Les gens ici se sentent à l’abri et dans une transe que je n’avais encore jamais vu de ma vie. Nous restons sur la glace durant 2h. Les crampes aux voûtes plantaires ont finalement raison de notre motivation. Alors que je l’aide à défaire les interminables lacets de ses patins, nos regards se croisent dans un silence fugace et ni elle ni moi n’entravons ce moment.

La cigarette du retour à l’hôtel fait du bien après une soirée pareille. Ma mauvaise mine s’en est allée, je me sens sur un nuage à l’autre bout de l’Europe et je compte bien savourer chaque minute. Sur le pas de sa porte de chambre, je lui souhaite une bonne nuit. J’ai envie de l’embrasser mais je n’ose pas. Et si elle n’avait pas la même envie, qu’en serait-il du lendemain ? Putain Maxime, arrête de te poser toutes ces questions. Elle rentre dans sa chambre, me souffle un bisou de bonne nuit et referme. Je reste devant la porte comme un con qui a peut-être laissé sa chance. Je vais m’allonger sur mon lit, tout habillé avant de me raviser. Une cigarette me fera du bien. Quand je l’allume, j’entends qu’on frappe deux petits coups à ma porte. Je vais voir. C’est Lucy qui me tend un bout de papier.

— Si jamais tu n’arrives pas à dormir, écris-moi à ce numéro, on échangera. C’est comme si on était côte à côte, dit-elle avant de me faire une bise si près de la bouche que j’en ai des frissons.

Puis, elle retourne dans sa chambre et je referme ma porte, cigarette en main. Je saisis mon téléphone de suite et lui envoie un premier message.

« C’était une super soirée, merci. J’espère que tu as apprécié aussi »

Et j’écrase ma clope, attendant avec impatience son message.

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