Lucial remit sa capuche. L’or brodé alourdissait sa robe pourpre, un luxe inutile mais symbolique. Sortant de ses appartements, il avançait à pas rapide. Les autres s’écartaient devant son passage, s’arrêtaient et baissaient la tête. Le vieil homme souffla. Comment pouvait-on perdre du temps en étiquette? Des considérations égocentriques et contre-productives pour le projet du Roi Triste. Mais il obéirait. Il suivrait l’ordre des choses, l’organisation voulue par le Treizième Né, car, après tout, lui seul voyait.
Passant devant l’une des nombreuses meurtrières du chateau, Lucial Barém aperçut le ciel. Le soleil estival se couchait, imbibant les nuages d’une couleur d’or et de violet, une vision sublime, preuve du renouveau et d’un cycle naturel équilibré, efficace. Un dernier rayon de soleil traversa le mur de pierre vulgaire pour éclairer le sol en vieux plancher. La Grand-Oeuvre les forçait à travailler cachés, dissimulés par l’épaisseur de ces murailles centenaires, loin des regards indiscrets mais, également, de l’air frais et de la chaleur de l’été. Le Haut-Prêtre se reprit. Il accéléra le pas au prix d’un craquement de genou, ou de bois, il ne le savait pas. Son maitre l’attendait.
Son maitre… celui que l’on nommait sans connaitre le nom; Le Roi Triste, Le Treizième Né, Le Prince aux milles vies. Et, pourtant, il le lui avait confié un soir, son prénom, son identité, ses origines. Un humain plus humain que les humains, l’un des premiers. Il lui avait détaillé son plan, également. Tuer pour sauver, détruire pour créer, à l’image du crépuscule, de la nuit et de l’aube.
Finalement il arriva devant la porte de bois simple. Le Roi voulait une organisation à la hiérarchie claire, aux dirigeants identifiables par leurs rôle, leurs apparats, leurs appartements. Mais lui se contentait d’une chambre de valet, sans fioriture, simplement fournit d’un bureau et d’un lit. Il y passait le plus claire de ses journées, à élaborer son plan, la Grand-Oeuvre. Il le revoyait, l’adaptait, l’améliorait, toujours engagé dans une partie d’échec géante contre des forces inconcevables pour les mortels, Humains, Orxas ou Alvéas. Puis il convoquait Lucial pour lui transmettre ses ordres, et, quelque fois, il dégnait les lui expliquer, dévoilant alors l’incroyable complexité de son travail: les mouvements de ses ennemis, les sacrifices terribles déjà fait et ceux, nombreux, à venir. Un être de devoir, un exemple de rigueur et de dévouement qui inspirait ceux qui le rencontrait.
L’homme à la robe rouge souffla doucement, se concentrant sur les contractions de son estomac. Il essuya ses mains moites sur sa longue barbe grise puis s’avança pour toquer à la porte, mais celle-ci s’ouvrit.
– Tu es en avance Lucial.
Le Roi lui souriait avec douceur, ses yeux, cernés d’une tristesse continue, l’observait comme un père. Pourtant le prêtre paraissait le double de son âge.
– Vous m’avez convoqué mon Seigneur.
L’homme aux yeux d’émeraudes acquiesca. Il se gratta la joue, rapant une barbe noire naissante, et le laissa entrer.
– Les Dissimulés tombent malade. Les gouvernements des pays-jumeaux vont réagir tôt ou tard. On atteint enfin la phase la plus importante. Fermes la porte derrière toi… s’il te plait.
Lucial sourit.
– Vous semblez fatigué. Puis-je vous faire venir de la nourri…
– Non c’est bon, je descendrai avec toi pour manger avec le reste des membres. Dans les prochains mois une menace planera sur notre oeuvre. Je l’ai pris en compte mais j’ai encore besoin d’un peu de temps. Mes deux… Mes deux…
Un silence. Puis un rire sec secoua le Roi. Petit à petit, il ferma les poings, les muscles de ses avant-bras se contractèrent. Il parla doucement, comme à lui même.
– J’ai encore du mal à avouer travailler avec eux. Mes deux “contacts”… Il y a dix milles ans, je broyais le crâne de leurs rois entre mes mains. J’écourtais la vie de leurs enfants… Et maintenant je travaille avec eux.
Un autre silence. Le Prince ne s’en rendait pas compte, mais des larmes perlaient de ses yeux, tombant sur le col ouvert de sa chemise, chemise qui laissait paraitre un tatouage en ancienne rune. Le nombre treize. Il toucha son visage, sans émotion il récupéra le liquide clair et l’observa à la lumière d’une bougie. Puis il se retourna vers le prêtre.
– Désolé mon ami.
Lucial ouvrit la bouche mais le Roi Triste l’arrêta d’un geste de la main.
– Je sais.
Oui il le savait, il savait qu’il n’aurait jamais à s’excuser. Ils se comprenaient, ils partageaient cette colère, cette haine qui les rongeaient et les poussaient, ensemble, à accomplir la Grand-Oeuvre. Sol serait expurgé. Et lui, Lucial Barém, suivrait son maitre jusqu’au bout, il se sacrifierai pour la cause. Il sacrifierai n’importe qui pour la cause.
– Quels sont mes ordres, Seigneur?
Le Roi Triste sourit. Les yeux d’émeraudes regardaient le prêtre mais ne le voyaient plus, plongés dans l’avenir, rayonnant d’une intelligence froide, brulant d’une volonté implacable.
– Donne l’anneau de Shéol à Ah Puch.