L’Oasis. 1970
C’était une fin de mois de septembre baignée d’une chaleur lourde comme il est habituel dans le nord de l’Afrique. J’étais seul maintenant face à un nouveau monde que je ressentais agressif et dont j’ignorais encore les règles. L’internat du lycée français d’Alger du début des années soixante-dix était perché sur une des collines très urbanisées de la ville qui somnolait entre un passé européen trop proche et un avenir démocratique trop lointain. Mon père venait de me « larguer » devant un petit pavillon colonial des années 20, tout couvert de mosaïques curieusement assorties à une végétation grimpante et envahissante, qui faisait office de réception, justement baptisé « Accueil », pour les internes en ce jour de rentrée.
C’était dimanche, j’avais 13 ans et j’avançais avec ma grosse valise de simili cuir marron entourée de sangles épaisses comme la ceinture d’Obélix, ou plutôt je me dandinais, entrainé à chaque foulée par le poids du bagage et par celui d’un repas trop vite avalé. Autour de moi des groupes d’inconnus joyeux et bruyants, filles et garçons parfois encore accompagnés de proches, occupés à des effusions de retrouvailles et me lançant par-dessous quelques regards curieux, ou carrément hostiles, et je le devinais, commentaient à la cantonade mon équipage laborieux. Il faut dire pour ma défense, que la liste fournie par l’intendance de l’établissement lors de la préinscription était un véritable trousseau de jeune marié, qu’avait scrupuleusement suivit mon père et son amie, me dotant ainsi comme une famille nombreuse !
« 99 », « 99 » m’assena en criant un petit homme sévère et barbichu, me voici devenu un numéro, quatre-vingt-dix-neuf parmi les cents garçons !
Quelques explications confuses me furent concédées pour m’indiquer mon nouveau logis, j’étais saoul de solitude et d’angoisse et je restais un moment interdit dans le hall bruyant de l’Accueil sachant d’instinct, qu’à cet instant je changeais de vie, encore.
Cela n’a jamais été mon fort l’immobilité, je pris donc ma valise démesurée et sortis au soleil. Un vrai labyrinthe cet internat fait de bâtiments dispersés dans un immense parc vallonné où les caoutchoucs géants dominaient parmi des centaines d’essences d’arbres et de plantes qui tenait plus d’un arborétum que d’un lycée. Pas de circulation d’autos, un paradis piétonnier. Je n’avais pas mesuré la distance, et la longueur du trajet lourdement chargé, me faisait transpirer et ahaner, tout en restant sur mes gardes, prêt à faire face à toute agression physique ou verbale qu’un « nouveau » était en droit d’attendre. J’étais déterminé à casser le plus de dents possibles.
A un moment, harassé, je marquais une pause près de mon fardeau posé au sol, un peu en contrebas mon allée donnait sur un rondpoint constitué d’une banquette circulaire en carrelage complètement ombragée par des bananiers plantés en son centre. Je perçu une présence qui me sembla hostile, avant les arbres, mais le contraste entre ombre et lumière, accentué par le soleil de face à cette heure de l’après-midi m’empêchait de voir. Je fis résolument face à l’ennemi et j’avançais hardiment, les poings serrés, enfin, soulagé par l’action. Je ne vis plus rien, ou plutôt qu’une vague ombre se tenant face à moi, pendant les quelques secondes qu’il fallut à mes pupilles pour se dilater dans la pénombre, mes pas s’arrêtèrent à moins d’un mètre de l’apparition, lentement la vue me revint.
Un éclair jaune avec des yeux d’un bleu gai, une jeune fille de mon âge, grande, blonde et généreuse, me faisait face, elle me sourit et je restais bête sans parler, face à elle, un trop long moment, puis j’esquissais un écart pendant qu’elle le faisait aussi du même côté ; nous nous heurtâmes, je m’excusais dans une langue inconnue, même de moi, ce qui la fit beaucoup rire, et elle riait encore en s’éloignant.
Après des dizaines d’années de vie je n’avais rien ressenti d’aussi fort sexuellement que ce heurt fugitif qui mêla quelques secondes nos corps et nos odeurs et qui me laissa stupéfait, les tempes brûlantes et le sexe durci, phénomène qui s’obstina de longues minutes, rajoutant une difficulté supplémentaire à ma manutention et c’est dans cet équipage indécent (les pantalons à l’époque étaient de toile fine) que j’arrivai enfin devant mon bâtiment : l’Oasis, le bien nommé. Ce fût mon premier amour féminin et ce fut réciproque.