La Poêle (2008)
A force d’interdire tout on mourra en bonne santé mais triste !
Arrêtons d’être intelligent vivons !
Me voilà seul, j’ose dire comme d’habitude dans une ville inconnue, Bastia, Corse, France. Je ne sais pas si vous connaissez la solitude du « VRP » et si vous avez ressenti la drôle d’impression, le goût amer que laisse irrémédiablement un repas au restaurant assis face à soi-même, sans rien pour s’occuper l’esprit ou le regard ?
Une gêne indicible, parmi ces couples et ces groupes d’amis, le sentiment diffus d’être « bizarre » comme de remonter un couloir d’hôpital de polytraumatisés avec un blouson et un casque de moto ! Bref de ne pas être à sa place.
Je ne vous cache pas que le plus souvent je dîne de quelques bricoles dans ma chambre pour ne pas avoir à affronter cette épreuve.
Mais là je sors pour avoir, une connexion Internet, dans un cyber café, ce qui m’amène ensuite à trouver où manger.
En plus je suis dans le temple de l’arnaque présumée : le restaurant pour touristes, avec pour alibi la « cuisine typique corse ».
Le premier jour, j’en ai fait l’expérience dans le restaurant de quartier, face à l’hôpital, plat du jour (Lasagnes improbables), dessert industriel avec un quart d’eau gazeuse : 21 euros.
Le temps est doux ce soir, il a plu violemment, la mer en est bleue pétrole et le ciel d’un gris bleu de crépuscule orageux,
L’air est maintenant lourd et suave, je décide de me laisser guider par la Providence, timide la Providence, pas facile à apprivoiser, pour l’attraper il faut se vider sa tête de toute « intelligence et réflexion » (relativement facile pour moi !?) et de laisser guider ses pas par son intuition.
Après plusieurs hésitations, mes pas me mènent inexorablement vers les ruelles de la vielle ville derrière le vieux port, loin de l’alignement obscène des estaminets de front de mer, morts de leur absence d’identité.
Au détour d’un pâté de maison je saisis du regard la beauté de linges étendus entre deux façades se détachant sur le ciel éclairci. Pour prendre un cliché je me rapproche et l’ayant saisi j’aperçois dans mon champ visuel une enseigne discrète indiquant « U TIANU ».
U comme urgent de passer son chemin ? U TIANU c’est une montée d’escalier de maison bordée par des volets en bois ouverts rabattus sur la façade sur lesquels trône un menu indiquant abruptement en corse et en français que vous allez payer 23 € pour une « totale » qui va de l’apéritif au vin, au digestif, en passant par entrée plats et dessert café ainsi que digestif, mais sans autre précision.
Me voilà sans doute face à un piège à touristes, c’est pratiquement garanti ! Etant d’un caractère aventureux et surtout lassé et intrigué, je décide de tenter ma chance, un peu à la manière des gladiateurs dans l’arène ! Ave U TIANU morituri te salutant !
Je monte l’étroit escalier aussi pentu qu’un funiculaire, impossible de faire demi-tour, je débouche sur un palier ouvrant en face sur la cuisine qui semble déserte. Sur ma droite dans l’encadrement de la porte, je vois une sorte de comptoir en bois maculé de graffitis gravés sur plusieurs couches et recouvert par la dernière couche de vernis.
Je passe la tête, trois tables complètes avec un groupe de personnes âgées genre la croisière du troisième âge s’amusent, me voici consterné ; ça ne va pas être triste !
Soudain un jeune homme apparaît devant moi venu de nulle part, me salue, et entame avec moi un échange futile, je mets un moment à comprendre qu’il fait partie du service, le doute m’assaille en tsunami, je devine que je vais m’en prendre plein la tête ! Maman ! Où est la sortie ? Providence de m…. !
Ne pouvant décemment faire demi-tour, j’avance, il y a une autre salle derrière parallèle à l’autre et aussi étroite, elle est vide le drôle de serveur m’installe seul face à l’intercommunication, charmant !
Parfois quand on s’attend au pire, le plaisir en devient plus fort. Crescendo, avec gentillesse et savoir-faire mon serveur improbable me guide vers un dîner inattendu.
Ce soir c’est le choc des saveurs, le poids des mets, j’ai mangé des huîtres corses !? Grasses et généreuses, salées et sauvages, des lentilles à pleurer (je l’ai fait !) des cannellonis au brocciu avec une sauce tomate à lécher le plat après l’avoir raclé à la cuillère ! Des sardines farcies accompagnées d’un riz blanc savoureux. Le tout arrosé de vin corse de la couleur de votre choix.
Je n’ai pas compris tout de suite mais il y a des plats que l’on choisit et d’autres qui sont obligatoires !
Ici les boissons sont à discrétion, la seule contrainte ? Tout est corse, pastis, vin cuit ou eau de vie.
Quand enfin je termine mon repas par un dessert dont j’ai oublié le nom mais pas le goût, et que je me lève pour aller régler au bar, une femme se tient derrière et un homme avec une veste de travailleur chinois perché sur un tabouret appuyé au mur, lui fait face.
La discussion légère et enjouée s’engage entre nous, c’est un délicieux délire, joyeux et léger, tant et si bien que le paiement devient secondaire, le temps passe et à ma surprise au bout d’un moment la dame s’en va, car elle est en fait une convive ! Le patron c’est l’homme qui est devant le bar ! Je ne me souviens plus de ce que j’ai bu et dis, ce dont je suis sûr c’est que j’ai fini par pouvoir régler ma note, 23€ tout rond !
Si vous passez par Bastia laissez-vous guider par votre intuition, mais d’abord flânez sans but dans les vieilles rues, ne jugez pas, vivez ! Ensuite montez les escaliers mais attention, à la fin du repas il faudra les redescendre alors doucement avec le digestif !
Voilà c’était juste pour dire que souvent la joie apparaît là où on ne l’attend pas comme une bande de dauphins qui surgit devant votre étrave… Alors soyez attentifs, sensibles et naïfs, c’est juste ça, parfois, le bonheur.