Carnet de vie, de hasard et de voyage. 26

7 mins

LA FERME
Dans les années 1970, Laghouat était une palmeraie à la réunion de l’Atlas saharien et du désert du Sahara, on l’appelait la « porte du désert » ce qui était une vérité géographique.
J’ai le souvenir d’une ville assez moche posée au milieu de nulle part, abritant une importante caserne militaire, des bâtiments bas en parpaings locaux avec des fers à béton dépassant des toitures éparpillées sur une immense surface caillouteuse et sèche parsemée de touffes d ‘alfa.
Laghouat était aussi un nœud de communication pour les transports routiers avant le grand désert.
Mon père était ami et associé avec un natif de cette ville, Kader, entrepreneur de BTP qui avait fait une fortune discrète dans ce pays « soviétique » en profitant d’une tolérance de la réglementation pour les petites entreprises artisanales. En fait il avait au fil des ans, créé une énorme société qui intervenait sous plusieurs noms avec du matériel banalisé, sur la plupart des grands chantiers d’Alger à sa ville natale.
Il gagnait beaucoup d’argent, bien sûr en Dinars locaux, ladite monnaie n’étant reconnue que par l’URSS et la république populaire de Chine, n’était pas exportable et donc notre self made man n’avait de ressources que d’investir sur place. L’Algérie des années soixante-dix, en bonne élève communiste n’offrait aucun bien de consommation de confort, uniquement le nécessaire pour vivre et travailler.
Kader avait une grande maison traditionnelle locale qui abritait sa famille de 11 enfants, la seule à être blanche avec une façade maçonnée.
Cette habitation me fascinait, car parfaitement adaptée au climat et aux mœurs locales, j’ai longtemps rêvé de pouvoir construire la même. Un tableau de Eugène FROMENTIN donne une idée de la structure, sorte de fortin entièrement clos, le plus souvent circulaire, le mur d’enceinte épais presqu’aveugle seulement percé de petites fentes dissemblables, était très haut plus de 4 mètres, il constituait le dos des pièces en damier sur deux niveaux et donnant toutes sur un vaste jardin et patio intérieur.
Aucune de ces pièces aveugles ne communiquait, toutes étaient séparées l’une de l’autre par des murs larges dans lesquels étaient creusés différentes cavités et niches servant de mobilier. Lorsque l’on sortait vers le patio, il y avait, à la manière d’un cloître, une allée circulaire couverte qui permettait de faire le tour de la maison, constituant à l’étage une large terrasse circulaire.
Il y avait une pièce cuisine, une pièce salle à manger, une pièce salon, deux ou trois pièces pour les serviteurs le quartier des femmes et des pièces chambres, les plus belles étant en terrasses, au moins une vingtaine.
Dans le patio il y avait un bassin rustique servant de réserve d’eau et un jardin ombragé avec des palmiers dattiers et des arbres fruitiers. Pas de mobilier européen, tout était au sol recouvert par des tapis tissés issus de l’artisanat local, sur le côté étaient disposés des grands matelas de mousse toujours masqués des fameux tapis en guise de banquettes, quelques poufs et des trépieds en bois de palme supportant d’immenses plateaux en cuivre ouvragés.
Il n’y faisait jamais chaud, car l’enceinte était construite en rondeur et blanche pour repousser les rayons du soleil et avec les petites failles et fissures sur la façade de volume et de disposition différentes créaient des courants d’air qui rafraîchissaient naturellement l’habitation. Je me souviens enfant, j’avais le rare privilège de pouvoir aller à ma guise du quartier des femmes à celui des hommes, alors qu’ayant dépassé 12 ans je n’aurai pas dû avoir cette latitude.
Ça c’était la maison normale, mais il y avait aussi : « la ferme ». En effet pour occuper son capital l’ami de mon père avait acheté un immense bout de désert, loin hors de la ville et accessible que par une très mauvaise piste qui ne menait que là, il y avait fait faire à grands frais, un forage très profond pour capter l’eau de la nappe phréatique.
Le forage ayant réussi, il avait commencé à construire une sorte de ranch local avec un élevage d’ovins et des cultures potagères et fruitières. Dans ce désert, avec de l’eau tout pousse en abondance.
 Après avoir emprunté depuis la RN1 une mauvaise piste qui s’enfonce vers l’ouest, pendant 30 minutes, on voyait apparaître au loin un porche de domaine du pur style « OK CORAL », sauf qu’il n’y a pas d’enceinte, il est posé là au milieu de nulle part comme une tentative d’arc de triomphe modeste.
Il fallait rouler encore une dizaine de minutes pour arriver à la ferme, un grand mur de clôture et un immense portail en fer recouvert de sa peinture antirouille que deux jeunes garçons s’empressaient d’ouvrir à notre approche.
A l’intérieur de l’enceinte c’est la forêt de vergers et plus loin les cultures potagères, au milieu trônait une immense citerne à ciel ouvert surélevée de quelques mètres qui récupérait l’eau du forage et la distribuait par gravité à un réseau hydraulique constitué curieusement de tuyaux fixés en haut d’un support constitué de poteaux de 1,20 m plantés dans le sol, à la manière, toutes proportions gardées, d’un aqueduc.
A gauche un immense champ clos servait de parking aux engins et au matériel de travaux publics de l’entreprise.
Autour, de manière anarchique, des petites pièces au toit de tôle avaient été construites grossièrement pour abriter le matériel et loger les employés qui restaient sur place. Il faisait une chaleur écrasante au soleil, et le sol n’était que poussière et petits cailloux dès que l’on s’éloignait de l’aqueduc.
Kader avait aménagé le bassin de rétention, un carré de 20 m sur 20 m à l’eau verte, avec des solariums sur trois côtés sur lesquels on trouvait un empilement de transats, de parasols publicitaires et de petites tables et sur la dernière partie une immense terrasse abritée par une tente nomade traditionnelle en poils de chameau (eh oui dans le langage vernaculaire on parle de chameau pour dromadaire !) aménagée de tapis, banquettes et de plateaux en cuivre.
Ce dispositif lui servait de lieu de réception régulier pour ses clients et la nomenklatura de la ville, pour des fins de soirée en fêtes somptueuses pour le mode de vie local de cette époque.
Voilà comment je vivais mes séjours à la ferme : vers 11H un des nombreux véhicules qui font la navette entre les bureaux de la société et la ferme m’y déposait, je partais rejoindre la nuée de «yaouleds » de 6 à 13 ans, la plupart étaient des enfants des employés et des serviteurs livrés à eux-mêmes dans le périmètre,  on nous donnait des menus travaux à effectuer, le reste du temps on était les rois du monde, la « piscine » nous appartenait, on gonflait de grosses chambres à air de tracteur qui nous servaient de terrain de jeux et d’exploits, batailles mémorables pour s’en assurer la suprématie, plongeon du bord à travers l’axe de la couronne de caoutchouc synthétique qui nous laissait le corps lourdement balafré par la valve proéminente qui nous lacérait à chaque passage, qu’importe ! On vivait de quelques dattes et d’oignons frais glanés au potager, parfois des tomates, on était heureux !
On avait un peu faim, nous n’y pensions pas et le soir la « chorba » soupe algérienne populaire bien grasse et épicée qu’on nous servirait autour du feu allumé devant les modestes guitounes, nous rassasierait le ventre et les sens.
Il y avait un événement cependant que nous attendions avec envie, espoir et anxiété, parfois vers 14h le contremaître qui disposait d’un téléphone dans son baraquement sortait, hélait le vieux cheikh (prononcer chir) qui s’occupait du troupeau de moutons, « ce soir le patron veut deux moutons pour 21h ! »
Le brave berger faisait appel à nous aussitôt, évidemment on avait entendu on était déjà prêt ! On houspillait le troupeau d’ovins apeurés pour le faire défiler devant le vieux jusqu’à ce qu’il nous désigne les heureux élus du bout de son bâton, en disant en arabe la couleur, alors, quelle joie, de nous lancer dans la troupe des laineux pour attraper l’animal choisit l 
Nous n’étions pas trop de deux ou trois, pour le saisir et le ramener au pastre qui d’une main lui liait les quatre pattes avec un bout de fil de fer, ce qui obligeait l’infortunée bête à rester couchée. L’un d’entre nous le plus âgé, allait chercher « el  mouss » le couteau, l’aïeul tournait la brebis vers la Mecque, il cachait le couteau, il nous criait si en revenant l’imbécile montrait la lame, ensuite il prononçait la prière rituelle «Bismillah Allah Akbar» («Par la grâce de Dieu, Dieu est grand») avant de procéder à son office , un aller-retour rapide sur la gorge et le sacrifié se vidait de son sang dans le sable du désert.
Ensuite c’était à nous, c’était mon tour, je récupérais le couteau, j’attrapais une des pattes de l’animal encore chaud que je levais en extension pour l’inciser légèrement au niveau du jarret, l’un d’entre nous était parti chercher un roseau très fin qu’on introduisait dans la fente que j’avais pratiquée, ensuite, c’était facile, on se servait de la paille pour souffler chacun notre tour, décollant la peau de la chair, ce qui allait faciliter le déshabillage. Comme la peau était le privilège du berger et qu’il allait en tirer bénéfice c’est lui qui procédait au dépeçage pour ne pas l’abîmer.
Pendant ce temps une partie des gosses partait joyeusement installer la broche et allumer le feu dans la fosse près du bassin. D’autres adultes se chargeaient de vider le mouton de le farcir et de faire des brochettes avec les abats, rien ne devait être perdu, sauf la poche à bile que nous donnions au chien pour rire de le voir faire la grimace et la manger quand même, dans ce pays pauvre la viande était rare, aussi un chaouch était chargé de veiller à ce qu’aucun morceau ou partie du mouton, même la queue disparaisse. Aucun des enfants, n’aurait d’ailleurs eu l’idée de le faire, nous savions tous la manière dont allait se dérouler la soirée et l’évocation de son dénouement inévitable nous faisait saliver sans pour autant nous pousser à voler.
Vers quinze heures on mettait le méchoui en cuisson, l’un d’entre nous tournait à la main la broche et l’autre le badigeonnait avec du beurre rance fondu et des épices. Le tourneur cuisait comme le mouton, pour se protéger on intercalait un bout de tôle ou une palette entre nous et le foyer.
Vers 19H le maître des lieux arrivait et ensuite les invités qu’on installait sous la tente et au bord du bassin, la nuit était tombée, le personnel dédié au service habillé en costume traditionnel allumait des grandes guirlandes d’ampoules, le whisky coulait à flot, nous autres près du feu, silencieux observions les convives et surtout les femmes européennes parce que leurs vêtements nous donnaient plus à fantasmer ! Vers 21H le, ou les moutons étaient portés sur les plateaux, Kader exigeait que conformément aux us locaux, le méchoui soit dégusté avec les mains, pas de couteau ni fourchette ni assiette, y compris pour les grands plateaux de couscous qui accompagnaient la viande grillée. Kader faisait la démonstration pour les convives novices, et il y en avait toujours, nous nous régalions à le voir faire, en essayant de deviner, qui parmi les invitées partagerait sa couche ce soir-là.
Il arrachait avec deux doigts en crochet, les morceaux de viande, c’était évidemment très chaud et donc impossible à réaliser pour les non-initiés, qui devaient attendre que ça refroidisse un peu, ce qui permettait aux plus aguerris de se régaler des meilleurs morceaux. Ensuite il faisait une boule de semoule dans sa main qu’il adorait mettre directement dans la bouche de l’invité paraissant le plus dégoûté et qui, à notre grande joie, n’osait refuser.
Nous les enfants et les serviteurs, restions silencieux dans l’ombre, on attendait.
Enfin Kader frappait dans ses mains, pour débarrasser et servir le digestif, du cognac et des gâteaux corne de gazelles, dans notre groupe, l’attente faisait place à l’impatience, car le patron, comme à son habitude faisait remettre les restes aux serviteurs, nous portions les plateaux un peu à l’écart et aussitôt nous commencions les agapes avec ce cadeau merveilleux, de la viande, rires et plaisanteries, chamailleries, ventres rassasiés, le plaisir à l’état brut.
J’ai toujours en tête l’image de ce que nous laissions, à notre départ, les plateaux de semoule étaient entièrement propres, pas une trace de gras ou la moindre particule de blé, quant au plateau du mouton, il restait les os parfaitement lisses exactement comme les squelettes de dinosaures au musée d’histoire naturelle à Paris !

 

  

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