« Le monde ne connait nul fin. Le mien est infiniment clos. » Première ligne, page cinquante-quatre, chapitre trois, tome deux, étagère de l’angle nord-est, étage des cumulonimbus. Je le regarde.
Allongée sur le sol, je flotte sur mon parquet noir de nuit, entourée par le reflet des boiseries sculptées des bibliothèques, pleines des lettres immobiles et dorées des couvertures au cuir rouge. Les rayonnages précieux s’élèvent jusqu’au ciel, jusqu’à un horizon artificiel, le mien. Il est fait de nuages que n’agite aucune pluie et qu’aucun vent ne chasse, d’un soleil dont les rayons éclatants ne laissent jamais la place aux secrets de la lune. Mon ciel, il est posé sur une fresque, entre des moulures qui descendent en cascade le long des murs, et en tombant, prennent pour moi la forme des barreaux.
Alors, comme chacun de ces longs après-midis sans fin, mes lèvres mutiques frémissent et reprennent en égrenant la suite du roman. C’est un de mes préférés, un de ceux dont la seule vue de la tranche me suffit à refaire naître l’histoire. Quelques phrases s’enchainent, toujours claquantes et fières, mais c’est une boisson forte qui écœure vite. Heureusement à côté, il y a une couverture aux motifs bondissants. Je l’aime bien ce bouquin-là, il parle d’un aviateur qui a oublié ses clés sur le bord d’une montagne. Ils sont très différents tous les deux mais ils s’entendent bien.
Et il y a ce fascicule, à l’angle sud : il m’a surpris un jour, minuscule entre deux grosses encyclopédies. En fermant un instant les yeux, je revois ses quelques photos et me répètent sa légende : « trois pêcheurs en Calabre remontant au marché ».
Il est un peu à l’étroit entre ses deux voisins je crois, et puis il regarde souvent une grande bande dessinée, en noir et blanc, sur le mur d’en face. Il m’en a parlé une fois
Et parmi mes murmures et mes souvenirs que rien ne perturbera, je fais couler entre mes doigts ces heures pleines d’ennuis qui semblent être ma vie. Au milieu de ces murs sans bruit, le monde défile, à l’abris de moi, et moi je le découvre, à l’abris de lui, et de ce que je lis, c’est sans doute mieux ainsi.
Quand assez de temps a passé, quand ma bouche est fatiguée des mots et ma tête des images que je ne vois pas, c’est que la nuit est tombée. Les gens dorment la nuit, au revoir.
Quelque chose a changé ce matin, cela arrive parfois. Je m’en suis rendu compte au réveil, quand le monde se reconstruit lentement à chaque respiration à travers mes paupières à peine entrouverte. C’est très léger, comme le reste d’un parfum de la veille qu’on n’aurait pas senti, une assiette oubliée sur une table, une feuille tombée d’une chaise…
Du tiroir d’une petite armoire, je sors ma longue-vue, fixée sur la face Nord de la bibliothèque : c’est toujours de là que vient le changement. Et… oui, oui, tout juste ! Il y a un nouveau livre là-bas. Mes cordes, vite ! Et mon sac ! Contorsionnée, je les récupère sous mon lit. Au sommet d’une étagère, l’inconnu s’est éveillé, et je veux courir vers lui, secouer le temps d’une lecture la monotonie du monde. Les chaussures lacées, la ceinture bouclée, je traverse déjà les couloirs. Et l’ascension commence…
Quelques heures ont passé et je crois être assez proche pour distinguer le titre à travers ma longue-vue. C’est étrange : pas de titre, aucune lettre, aucun mot. Sur la tranche toute blanche, seulement une porte ouverte, tout petite. Et au-delà, un nuage. Il est poussé par le vent, et il pleut.