IX
– Voilà vos montures, c’est tout ce que j’ai pu vous trouver.
Ela revenait dont ne sais où, tirant derrière deux ânes scellés.
– Des ânes ? Mais je suis un futur chevalier. Les gens ne peuvent pas me voir comme ça. Ma réputation va en pâtir !
– Comme la fois où tu as mangé un œuf à Colver ? Tu n’as pas de réputation, personne ne te connaît, tu devrais te réjouir de ne pas avoir à y aller à pied.
– Tu t’es pourtant payé un cheval, remarqua Sorn.
– Avec mon argent. Argent que je dépense pour t’aider qui plus est. Mais ne t’inquiète pas je note ce que tu me dois, j’espère que tu as un moyen de me rembourser !, répliqua froidement Ela.
– Ces bêtes nous conviennent parfaitement, n’est-ce pas Sorn ?, dit Umuss en malaxant les épaules de son accolyte.
Sorn fit la moue.
– J’imagine que je ne suis plus à une humiliation prêt.
Il récupéra les rênes de sa monture, dont il fixa les rétines pour y déceler une once d’âme guerrière. Ela grimpa sur son cheval pour rejoindre Harold qui l’attendait non loin de là sur une autre bête.
– On se revoit à Arguenon.
Les deux cavaliers partirent au galop, laissant seul Sorn et Umuss.
– Bien, c’est toi et moi à présent, déclara Umuss de manière guillerette.
– Allons-y alors.
Ils enfourchèrent leurs ânes direction le sud-est au trot sautillant.
Attablé, le Vieux Fou sirotait un alcool de tourbe. Ses yeux divaguaient sur les autres occupants de la grande salle. Au premier abord, cet endroit n’était rien d’autre qu’une grande cantine populaire. La première cérémonie allait avoir lieu, les gens papotaient. De grandes tables de bois sombres cernés de bancs trop fins pour être confortables emplissaient le vide du lieu. Aucune table ne se dégageait de la masse, pas de position dominante. L’homme étant un animal grégaire, les êtres étaient agglutinés les uns aux autres. Nonobstant, un périmètre de sécurité était observé autour du Vieux. Des légendes couraient à son sujet, et personne n’était assez hardi pour les vérifier. Bien qu’interdit, il fumait un gros cigare odorant tout en écrivant de la poésie païenne. Il était toléré tant qu’il ne causait pas d’ennuis. Une clochette émit un fort tintement, le silence se fît et une femme se leva :
– Ce matin, le soleil s’est levé ! C’est un miracle !
Ce à quoi la foule répondit :
– C’est un miracle !
– Ce matin nous avons du pain ! C’est un miracle !
– C’est un miracle !
– Ce matin j’ai mangé une pomme ! C’est un miracle !
– C’est un miracle !
– Amis, célébrons le miracle d’être réunis.
– C’est un miracle !
– Bon appétit !
– C’est un miracle !
Elle redéposa son séant sur la tranche de bois. La vie retourna à ses activités comme si de rien n’était. Le Vieux ne supportait ces inepties pour la simple raison qu’il était accueillit sans que rien ne lui soit demandé. Il pouvait vaquer à ses occupations sans préoccupation. Cet accord tacite lui convenait bien.
Alors qu’il contemplait l’opacité de son alcool, deux jeunes hommes firent une entrée théâtrale. Le plus jeune des deux beugla qu’il cherchait le Vieux Fou pour une affaire urgente qui ne saurait attendre. Surpris que quelqu’un soit venu le chercher jusqu’ici, l’homme leva le bras flegmatiquement.
– Je suis ici.
Suite à quoi, il s’excusa auprès des ses congénères. Les deux malappris approchèrent, et le plus jeune se présenta :
– Bonjour monsieur. Je vous prie d’excuser cette entrée quelque peu chevaleresque, mais j’ai besoin de vous pour mener à bien une quête de premier plan.
Le Vieux Fou regarda son compère :
– Il parle toujours comme ça celui-la ?
– Plus ou moins.
– Je vois.
– Je suis Umuss. J’accompagne cet olibrius dans sa quête, son examen, son… truc quoi.
– Les présentations étant faites, que me vaut le plaisir de votre visite ?, dit-il sur un ton sarcastique.
Sorn raconta de nouveau son histoire d’examen et de boule magique. Il expliqua aussi les déboires du chalet ; déboires menant à cette rencontre imprévue. Le Vieux gratta sa barbe de quelques jours.
– Je vois. Je suis triste d’apprendre que la bibliothèque a brûlée. J’aimais beaucoup cet endroit.
– Nous aiderez-vous ?
– J’ai les connaissances nécessaires.
– Génial. Alors où est-ce que je dois me rendre ?, s’enthousiasma Sorn.
– A Boiscramé.
– Merci ! C’est pas très loin en plus !
– En effet. Tu iras chez le caviste. Il vend un très bon whisky dont je suis presque à court. J’ai horreur d’être à court. Feras-tu cela pour moi ? Considère cela comme une épreuve.
– Je suis un peu à la recherche du temps perdu en ce moment, mais je vais le faire. Je vais vous rendre ce service.
– Je te remercie. Voilà de quoi payer, tu n’auras qu’à t’acheter une madeleine avec ce qui reste.
Sorn pris les quelques pièces et fît volte face. Umuss allait l’accompagner, mais le Vieux le retint. Il avait besoin de quelqu’un pour jouer aux cartes. Ici, ce plaisir était rare. Umuss feignit le désabusement.
– Si j’y suis obligé. Quel est le pari ?
Tandis que le dieu local entamait sa partie de carte, Sorn monta sur son âne et pris la direction de Boiscramé. Cette bourgade portait tenait son nom d’une forêt d’arbres pétrifiés qui la jouxtait. Il fallut un peu de temps à Sorn pour atteindre les premières maisons. Il aurait aimé ne pas avoir à faire ce détour, mais l’a situation l’y obligeait. Il ne pouvait pas refuser la demande d’un vieil homme, d’autant que celle-ci pouvait lui offrir une information cruciale. Boiscramé n’avait rien à envier aux autres bourgs rencontrés sur la route (et vice-versa). La rue principale, qui menait à un édifice religieux quelconque était forte de quelques échoppes : un poissonnier qui feignait la fraîcheur du poisson, un tailleur sans talent, un maraîcher qui vendait du fromage, un boucher et le caviste. Sorn sauta à terre, et gara son fidèle destrier en double file. Dans la boutique, il récupéra le whisky, et une madeleine vendue comme en-cas, puis commença à rebrousser chemin. À l’orée du village, sa course folle fût stoppée nette par une bande d’adolescents. Armés d’objets contondants , la menace était palpable :
– Où vas-tu comme ça si fièrement monté ?, demanda l’un qui était sans doute le chef de bande.
– Je suis en mission, je n’ai pas le temps pour vos gamineries.
– Descend de là, et donne nous les valeurs que tu possèdes.
– Je ne possède rien. Même cet âne ne m’appartient pas.
– Peut-on savoir ce que tu caches dans ta besace ?
– Rien qui ne vous concerne, répondit Sorn d’un air qui se voulait convaincu.
– C’est encore à nous de décider ce qui nous concerne ou pas. Montres voir.
Sorn essaya de se dégager par surprise, et frappa les flancs de sa monture pour l’envoyer au triple-galop. Malheureusement, elle ne se lança qu’au petit trot. La chevauchée n’eût pas le temps d’aller bien loin, les garçons coupèrent la route et l’âne s’arrêta de lui-même.
– Allez, ne fait pas l’enfant si tu ne veux pas qu’il t’arrive malheur.
– Ainsi soit-il alors.
L’aspirant-chevalier mit pied à terre. Il plaça la besace derrière son dos, et se mit en position d’attaque, lame au vent. Les adolescents formèrent un cercle autour de lui. Sorn ne voulait pas attaquer le premier. Les blesser ne rimait à rien pour lui, mais il se défendrait en cas de nécessité.
– On ne voulait pas en arriver à de telles extrémités, mais tu nous y as forcé !
Des garçons prétendaient attaquer Sorn, qui fût frappé depuis une autre direction. Quelques coups tombèrent, excitant la bande qui riait. L’examiné para quelques volées, mais était dépassé par le surnombre. La bastonnade se faisait plus intense. Sorn se résolut à adopter la position fœtale tout en protégeant la bouteille contre son corps. Comme au port, tout s’arrêta d’un seul coup. Une nouvelle voix avait pris place dans le concert maintenant silencieux des voix juvéniles. Un homme large d’épaule, accompagné d’une fourche à foin tenait le présumé chef par l’oreille. Les pieds de ce dernier cherchait la présence du sol.
– C’est la dernière fois que je te prends à ennuyer les étrangers. Tu vas voir quand ton père va l’apprendre.
Sorn se releva, habillé de poussière. Les autres gamins avaient fuit devant la menace.
– Agenouille toi et demande pardon, commanda l’homme.
Il lâcha sa prise qui s’exécuta promptement.
– Pardonnez-moi, cela ne se reproduira pas, gémit-il.
Sorn aurait aimé lui pardonner, mais ses lèvres restèrent closes.
– Ce petit morveux n’emmerdera plus son monde. Bonne journée monsieur.
– A vous aussi. Merci pour votre aide.
– C’est bien normal.
Il releva le petit chef par le col. Une correction allait être donnée. Sorn rechaussa les étriers, et s’en fût vers la Cour des Miracles Communs.
Triomphant, il donna l’objet de sa quête au Vieux qui le récupéra sans remerciement.
– Je vois que tu en as profité pour te rouler dans la poussière.
– Ha oui, un petit contretemps.
Le corps de Sorn ressentait encore les impacts, mais il n’en montra pas le moindre signe.
– Bien dans ce cas, tu es prêt pour ton épreuve.
– Ce n’en était pas une ?
– Non. Je n’avais juste pas le courage de descendre à Boiscramé.
– J’ai donc triomphé en vain ?
– Je n’irais pas jusque là. Avec ce service tu as soigné ta réputation.
– Dans ce cas, ça me va.
– Bien et si nous passions à l’épreuve ?
– Allons-y.
Le Vieux lança furtivement ses yeux autour de lui. Il fit signe à Sorn de se rapprocher, et il chuchota :
– Tu vas devoir te rendre dans la cellule quarante-deux. Dans cet endroit, la recette ancestrale de l’eau du Miracle est dissimulé. Apporte la moi.
– Vous voulez que je la vole pour vous ? Le vol n’est pas très chevaleresque.
– Voit ça comme un emprunt. Pas de recette, pas d’Orbe.
Sorn resta figé un instant. Sa chevalerie allait encore en prendre un coup. L’examen était trop important pour ne pas se salir un peu les mains. Une douleur lui attrapa le tibia. Le pied d’Uumuss avait fait acte de violence.
– Tu écoutes le monsieur quand il te parle ?!
– Oh pardon !, s’excusa l’apprenti.
– Je disais c’est le moment ou jamais. La propriétaire de la recette est là dans la salle. Elle y sera encore un petit moment. Il n’y aura aucun pépin si tu ne lambines pas. Le couloir menant aux cellules est au fond de la salle. La cellule 42 est au deuxième étage. Hâtes-toi !
La propriétaire mangeait son repas matinal entourée, elle rigolait à gorge déployée aux blagues de son voisin intéressé, loin de se douter de la tragédie en cours. La recette de l’eau du Miracle était transmise de génération en génération. L’eau coulait pendant les soirées initiatique, lors de l’entrée dans la communauté. Ces soirs là, la réalité vacillait autour de ceux qui en consommait et les participants entraient en communion les uns avec les autres usant d’un langage universel qui ne pouvait être entendu que lors de ces occasions. L’eau du Miracle était à la Cour ce que l’eau est à la vie. Un élément indissociable, essentiel que Sorn s’apprêtait à dérober.
Sorn arpentait le couloir qui le mènerait à l’escalier lorsqu’une femme fît irruption. Elle le dévisagea alors que leur corps allaient s’éviter. Sorn perlait du front. Les prunelles fixement accrochées à ses pieds, il s’efforçait de passer inaperçu. La femme le dépassa puis revint sur ses pas.
– Pardon jeune homme, mais est-ce que je peux vous aider ?
– Heu oui sans doute. Je suis à la recherche des… latrines, dit-il sans conviction.
– Si ce n’est que ça. Au bout du couloir, derrière le rideau de velours rouge.
– Merci.
– De rien.
Elle resta à l’observer. Sorn ne savait pas ce qu’il devait faire. Un malaise fit surface. Elle attendait quelque chose qui échappait à Sorn. Elle l’aida un peu :
– C’eeeeeeeeeest….
– C’eeeeeeeeeest …??
– C’eeeeeeeeeest…
Et soudain une épiphanie :
– C’est un miracle !, lança Sorn comme touché par la félicité.
– C’est un miracle, lui renvoya son interlocutrice radieuse.
L’apprenti reprit son chemin tout comme la dame. Dans le couloir illuminé par de grandes fenêtres Sorn cherchait la porte quarante-deux frénétiquement. Elle se tenait non loin de la quarante, et avec une détermination hésitante, il poussa son destin. La cellule était vide comme prévu. L’endroit austère était plein d’une table de travail et d’une chaise en bois de qualité médiocre. Un encrier, de vieux papiers et un livre ornait le plateau. Un tiroir se cachait par en dessous. Une petite descente de lit soulignait la couche. Sur la tête de lit, une inscription « numecist celar ». Une table de chevet accompagnait le lit. Sur celui-ci un bassin et une cruche. La fenêtre donnait sur la campagne environnante. Le soleil engageait ses rayons dans la pièce réchauffant les vieilles pierres. L’apprenti-voleur commença sa fouille. Ses extrémités doigtées étaient secouées de tremblements. Il se répéta plusieurs fois que c’était pour l’Orbe et il se mit à la recherche de la fameuse recette. Il prenait grand soin de tout redisposer parfaitement à sa place. Dans le réfectoire la propriétaire prenait congé de ses congénères. Elle avait quelques relations épistolaires qui ne saurait souffrir plus longtemps de négligence. Sorn farfouillait dans le tiroir. Les feuillets qu’il lisait ne faisait état que de la vie privé érotique de la propriétaire. Les joues rosies, il continua sa fouille. La propriétaire s’était arrêtée derrière un rideau rouge. Dans le tiroir, rien pas de recette. L’apprenti-chevalier attrapa le livre et le secoua de ouvertement vers le sol. Un miracle eût alors lieu. Un petit papier flotta jusqu’au sol. Frénétiquement, ses doigts s’emparèrent de l’objectif. Il lut le texte manuscrit pour savoir si il avait vaincu. C’était bien ce qu’il cherchait. Il allait enfin savoir où se cachait l’Orbe, pourtant il ne parvenait pas à se mouvoir. Après une courte absence, il replaça l’objet dans sa cachette et quitta la pièce. Sonné mais fier, il redescendit vers la grande salle où le Vieux Fou et Umuss jouaient aux cartes. Sur le chemin, il croisa la propriétaire soulagée d’un certain poids qui ne saurait jamais rien de ce qui c’était tramé.
Umuss triomphait de son adversaire avec une danse de la victoire lorsque Sorn fît son retour. Sans se départir de ses résolutions, il annonça :
– Je n’ai pas la recette. Quand bien même je l’avais trouvé, je ne vous l’aurait pas donné.
– Une raison à cela ?
– Je ne veux pas faire du larcin mon travail. Ce n’est pas de cette façon que je veux devenir quelqu’un, tant pis si cela m’en coûte.
– L’Orbe est en jeu, tu réalises bien ça ?
– Oui.
– Tu sais que je sais où est localisé le Foutu Temple n’est-ce pas ?
– Oui.
– Je vois. Bien je vais te dire où te rendre pour continue ton examen.
– Vraiment ?
– Oui. Tu as des principes qui feront de toi un bon chevalier. Je n’ai aucune réticence à t’aider. Rends-toi au nord de nul part dans les Plaines du Vide. Le Foutu Temple t’y attend.
– Au nord de nul part ? Est-ce que vous n’avez rien de plus précis.
– Non, navré, dit-il piteusement. C’est tout ce dont je me souviens.
Umuss se leva et serra Sorn dans ses bras.
– Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais j’aime bien !
– Tu sais que tu n’as servi à rien du tout ici.
– C’est bien ce que j’avais promis de faire en partant avec vous n’est-ce pas ?
Umuss termina sa partie, et dépouilla le Vieux de ses économies. Après avoir escaladé leurs équidés, Sorn songea que le Vieux Fou ne l’étaient pas. Sur leurs ânes, ils reprirent la route au soleil couchant en fredonnant. Arguenon, puis les Plaines du Vide.